Dans son livre sorti en janvier 2009, « Les 100 ans à venir. Un scénario pour le 21e siècle », le célèbre économiste et politologue, George Friedman se livrait à une tentative aussi risquée que difficile : celle d’anticiper les enjeux majeurs du 21e siècle. Pour cela, il a adopté une méthode scientifique précise et a utilisé à la fois des données économiques et géopolitiques. Voyons donc les grandes lignes de ses anticipations, leur actualisation dans nos sociétés actuelles ainsi que le rôle qu’il perçoit pour la Pologne dans « les 100 ans à venir », à la lumière de ce que nous avons déjà vécu.
Le contexte : un moment particulier pour l’ouvrage sorti en janvier 2009 aux États-Unis
« Les 100 ans à venir. Un scénario pour le 21e siècle » est un ouvrage publié par George Friedman, le 27 janvier 2009 aux États-Unis (en 2012 en France), soit quelques mois après la crise des subprimes et la faillite de Lehman Brothers. En pleine sortie de crise et dans une atmosphère encore marquée par les attentats du 11 septembre 2001 et ceux qui suivirent au début des années 2000, la période était considérée par beaucoup comme incertaine.
Cependant, George Friedman adopte une méthodologie qui lui permet malgré tout de publier son ouvrage à ce moment-là.
Avertissement au lecteur : une méthodologie rationnelle s’intéressant aux faits structurels et à la géopolitique
Tout au long de son analyse, l’auteur entend se focaliser sur ce qu’il appelle les « processus lents » qui ne sont pas forcément évoqués par le grand public. Ainsi, il ne tient pas réellement compte des événements conjoncturels comme les crises économiques ou politiques. Aussi, il n’étudie pas tel ou tel mandat présidentiel, mais bien une période plus longue et des phénomènes plus « lents » et souvent moins visibles.
On retrouve également cette approche dans la philosophie qui ne suivent pas le modèle occidental, avec des auteurs comme Byung Chul-Han par exemple.
En tant que professeur de sciences politiques, il utilise principalement des analyses géopolitiques pour étayer ses propos. Cependant, il en possède une définition bien précise qu’il décrit dans son livre : « La géopolitique n’est pas qu’une façon prétentieuse de dire « relations internationales ». C’est une méthode pour penser le monde et prévoir ce qu’il va se passer à l’avenir ».
Sa méthode est également influencée par les travaux de l’économiste classique Adam Smith. En effet, George Friedman emprunte la théorie de la « main invisible » pour l’appliquer au comportement des États. De plus, il conserve aussi l’hypothèse que les acteurs sont rationnels et conscients de leurs intérêts à court terme.
En outre, il formule deux autres hypothèses. La première est que comme l’Homme s’organise en unités plus larges que la famille, pour cela il doit faire de la politique. La deuxième, selon lui, est que le caractère d’un pays est largement déterminé par sa situation géographique.
- Sa première hypothèse intervient comme une référence à Johannes Althusius qui voyait l’État et la politique comme l’agrégation d’unités plus petites comme la famille, et à Aristote qui considérait déjà l’Homme comme « zoon politikon » ou « animal politique ».
- En affirmant que la situation géographique détermine principalement le caractère d’un pays, George Friedman rejoint la doctrine états-unienne également soutenue par des auteurs comme Tim Marshall dans son ouvrage « Prisoners of Geography ».
La Pologne, le principal appui de l’OTAN contre la Russie
En 2009, l’auteur a écrit qu’en cherchant à contenir et à endiguer la puissance russe, comme au temps de la guerre froide, les États-Unis vont s’appuyer sur Varsovie. Cet appui passera par une coopération technologique et économique avec la Pologne pour moderniser les infrastructures militaires polonaises. Cette stratégie aura pour but, dans un premier temps, de créer une véritable zone tampon entre la Russie et les pays de l’OTAN.
Friedman voit alors dans la Pologne le principal pays de l’OTAN en Europe centrale et orientale. La Pologne devra assumer ce rôle dans les prochains conflits qui, selon l’auteur, se profilent déjà.
Sur ce point, Friedman avait raison. Aujourd’hui, les faits montrent que la Pologne gagne de l’importance sur la scène européenne tant en termes économiques qu’en termes militaires. Le pays brille particulièrement dans les nouvelles technologies civiles et militaires, mais aussi dans la cybersécurité.
La Pologne vulnérable aux cyberattaques : une autre guerre se joue actuellement
Un deuxième effondrement de la Russie ?
Dès le début du 21e siècle, la Russie s’est employée à tenter de reformer son empire en renforçant son emprise sur l’Asie centrale, sur le Caucase (notamment la Géorgie) et sur les pays « tampons » avec l’Europe comme le Bélarus, l’Ukraine ou la Moldavie.
Oui, George Friedman a vu juste. Cette projection colle avec la réalité. En effet, la Russie a créé dès 1991 une union économique : le CEI (Communauté des États indépendants) qui regroupait quasiment toutes les anciennes républiques soviétiques.
Et le début de notre 21e siècle semble aussi confirmer cette anticipation. La Russie passe à la vitesse supérieure avec l’accession de Vladimir Poutine à la tête du pays. Tout d’abord, dès 2008, la Russie attaque la Géorgie pour soutenir la région sécessionniste et pro-russe d’Ossétie du Sud, puis récupère la Crimée en 2014 avant de s’attaquer au Donbass en 2022.
Cependant, l’auteur va plus loin en anticipant une guerre entre le bloc occidental et la Russie dès les années 2020. C’est là que ces anticipations diffèrent avec la réalité actuelle ; d’autant plus que l’auteur prévoit une défaite de la Russie lors de cet affrontement puis sa chute.
Ce deuxième effondrement de la Russie aurait lieu vers 2030, quasiment 40 après celui de 1991. Ce dernier serait dû à plusieurs facteurs : l’isolement géopolitique de la Russie, sa démographie en déclin, la baisse des exportations russes de matières premières fossiles (notamment gazières vers l’Europe) et la superficie de son territoire qui rend la Russie difficile à défendre et à gouverner. Cet effondrement rendrait la Russie vulnérable puisque les régions en marge de la Fédération russe procéderaient alors, selon l’auteur à leur indépendance (Carélie, Tchétchénie, Daghestan…).
Sauf que si on regarde la situation actuelle, la Russie d’aujourd’hui possède encore des ressources et est loin d’être esseulée comme le voulait George Friedman, en 2009. En effet, la Chine notamment, la Corée du Nord, le Bélarus ou certains pays d’Asie centrale continuent de soutenir la Russie en lui vendant des armes ou en maintenant une coopération économique plus ou moins intense et opportuniste avec elle. Les 5 ans à venir seront-ils décisifs pour l’avenir de la Russie ?
La Chine un « Tigre de papier » ?
C’est peut-être la plus célèbre citation de George Friedman. Celui-ci qualifie la Chine de « Tigre de papier ». En effet, il ne pense pas que la Chine soit une puissance mondiale à long terme. Si ce pays connaît une croissance économique forte au début du 21e siècle, George Friedman n’envisage pas que le maintien de la Chine, et ce, pour plusieurs raisons.
NDLR : Notons que la pandémie de Covid-19 dont les premiers cas ont été signalés dans la ville de Wuhan en novembre 2019, a contribué à une déstabilisation de la communauté internationale.
D’une part, la Chine commencerait à pâtir des effets négatifs de la politique de l’enfant unique qui engendreraient des problématiques démographiques avec un vieillissement massif de la population. C’est d’ailleurs en 2015, 6 ans après la publication de l’ouvrage, que la Chine abandonne cette politique.
D’autre part, la Chine souffre de vastes inégalités entre les différentes régions qui la composent : les régions côtières s’enrichissent, tandis que les régions occidentales peinent à se développer économiquement.
D’un autre côté, l’économie du pays est dépendante des exportations qui peuvent être fragilisées et mises à mal en période de crise internationale (comme celle du scénario de George Friedman).
Cette potentielle défaillance ou ralentissement économique pourrait, selon l’auteur, engendrer de graves problèmes sociaux à travers le pays. Ensuite, par « effet boule de neige », le Parti communiste chinois (PCC) pourrait vaciller suite à ces tensions sociales.
De plus, si la Chine renforce sa puissance navale, elle reste inférieure à celle des États-Unis qui disposent en plus de nombreux alliés en mer de Chine orientale et dans le Pacifique (Japon, Taïwan, Philippines…).
C’est donc aussi à cause de la relative faiblesse de la puissance chinoise comparé aux États-Unis, que l’auteur table sur un deuxième effondrement russe.
Pour ces points nous ne pouvons pas affirmer que George Friedman avait raison ou tort, car ils sont toujours en débat au sein de la communauté scientifique. En effet, la Chine reste aujourd’hui une puissance majeure qui ne cesse de développer ses relations économiques et diplomatiques, notamment dans le cadre de l’Organisation du Pacte de Shanghai (OCS) dont la Russie est un membre majeur.
Projection : la Pologne serait en rivalité avec l’Allemagne pour le leadership européen
Dans sa projection où il est question d’un conflit direct qui aurait eu lieu entre la Russie et une coalition d’États occidentaux menée par les États-Unis et la Pologne, George Friedman met en avant le fait que la France et l’Allemagne auraient été assez attentistes lors du conflit avec la Russie (qui n’a pas eu lieu dans la réalité). En effet, ces deux nations pacifistes n'auraient voulu pas un nouveau conflit en Europe. S'il avait eu lieu, c’est bien la Pologne qui en serait ressortie grande gagnante.
Cependant, la Pologne aurait dû faire face à la Turquie qui aurait étendu sa zone d’influence dans le Caucase. George Friedman voit la Turquie comme une des principales puissances émergentes avec le Mexique notamment.
En ce sens, dans les anticipations de George Friedman, la Pologne, s’autonomisant de plus en plus des puissances occidentales, serait le principal allié des États-Unis en Europe, tant sur le plan économique et stratégique. Les États-Unis souhaiteraient ainsi maintenir un équilibre en Europe entre Allemagne, Pologne et Turquie, sans qu’aucun ne puisse entièrement dominer la région.
Selon l’auteur, la Pologne prendrait la tête d’une coalition de pays d’Europe centrale et orientale (Hongrie, Roumanie, Slovaquie, États baltes…) pour créer une zone tampon entre la Russie ainsi effondrée et l’Europe, car ceux-ci ne disposent pas de barrières naturelles entre la menace russe et leurs propres territoires.
Une troisième guerre mondiale dans le viseur pour deuxième du 21e siècle ?
Aussi surprenant soit-il, c’est bien un potentiel scénario évoqué par George Friedman. Il la situe aux alentours de la moitié du 21e siècle, et opposerait un bloc occidental mené par les États-Unis et la Pologne (tandis que, selon l’auteur, on assisterait en même temps au déclin des anciennes puissances atlantiques que sont la France et le Royaume-Uni) face à un autre bloc avec en-tête le Japon et la Turquie.
Dans cette guerre, l’enjeu serait alors la maîtrise de l’espace et des nouvelles technologies. Cette guerre ne serait pas terrestre du point de vue de l’auteur, mais bien plutôt aérienne et spatiale.
Grâce aux multiples évolutions technologiques qu’ils auraient impulsées, ce seraient les États-Unis qui s’imposeraient, marquant le début des « décennies dorées » (années 2060 et 2070) où le pays maintiendrait son hégémonie dans la révolution de l’énergie.
L’auteur conclut sur un monde aux enjeux dominés par les États-Unis, notamment dans la conquête spatiale et la maîtrise des nouvelles technologies.