Le Premier ministre Donald Tusk s’est rendu, samedi 11 mai à la frontière polono-bélarusse, à Karakule en Podlasie : des discussions sont en cours sur la protection des frontières stratégiques du pays. Le corridor de Suwałki est un point tactique visant à stopper non seulement la migration clandestine, Donald Tusk annonçant que des « fortifications modernes » seront construites sur toute la frontière afin de renforcer la sécurité de la région, ainsi que plus largement de l’Union européenne. L’occasion de revenir sur les enjeux de sécurité et l’histoire de cette bande de terre appelée le corridor de Suwałki, de près de 85 kilomètres (65 km à vol d’oiseau), entre la Pologne et la Lituanie, reliant l’Oblast russe de Kaliningrad, que l’armée américaine qualifie de « point chaud » et convoitée par la Russie et le Bélarus.
Une visite de Donald Tusk au fort accent sécuritaire
Le 11 mai 2024, Donald Tusk s’est rendu à la frontière avec le Bélarus, à Karakule, pour la première fois depuis sa prise de fonction en décembre 2023. Dans ce petit village du corridor de Suwałki, “przesmyk suwalski”, le Premier ministre polonais a participé à un briefing avec des soldats, des officiers, des gardes-frontières et des policiers, tous en charge de la sécurité des frontières du pays.
Donald Tusk a tenu à remercier les efforts de ces militaires, à qui il a rappelé le contexte de « guerre hybride » :
« Nous avons entamé des travaux intensifs sur les fortifications modernes et ces fortifications seront construites sur l'ensemble de la frontière polonaise à partir de l'est. Il ne s'agit pas seulement de la frontière intérieure de la Pologne, mais aussi de la frontière de l'UE. Par conséquent, je ne doute pas que toute l'Europe devra - et je sais que nous l'obtiendrons - investir dans sa sécurité, en investissant dans la frontière orientale de la Pologne et dans la sécurité de notre frontière ». Donald Tusk, le 11 mai 2024 à Karakule.
“Rozpoczęliśmy intensywne prace nad nowoczesną fortyfikacją i te fortyfikacje w wielu wymiarach będą powstawały na całej polskiej granicy ze wschodu. Jest to nie tylko granica wewnętrzna Polski, ale też granica UE. Dlatego nie mam wątpliwości, że cała Europa będzie musiała - i wiem, że to uzyskamy - zainwestować w swoje bezpieczeństwo, inwestując we wschodnią granicę Polski i w bezpieczeństwo naszej granicy.” Donald Tusk, le 11 mai 2024 à Karakule.
Sur la question migratoire, Tusk et le PiS en accord ?
La visite de Donald Tusk ne s’est pas uniquement focalisée sur les tensions avec le Bélarus, mais également sur les crispations au sujet des questions migratoires. En effet, de nombreux migrants tentent de rejoindre l’Union européenne par cette frontière.
- Les dernières semaines, les gardes-frontières ont signalé que plus d’une centaine d’étrangers ont été repoussés à la frontière chaque jour, alors que les derniers mois, ils étaient une douzaine par jour.
- Les 8 et 9 mai 2024, ce sont 651 tentatives de franchissement de la frontière qui ont été signalées.
- Donald Tusk compare les migrants au « Cheval de Troie » sous influence russe.
Le slogan du part PiS, parti "Prawo i Sprawiedliwość " (Droit et Justice), « un mur derrière l’uniforme polonais » ( “Murem Za Polskim Mundurem” ) est relancé par Donald Tusk lui-même, lui qui s’était longuement battu lors de sa campagne électorale pour les élections législatives du 15 octobre 2023, afin de rétablir une situation humanitaire digne pour ces migrants, vivants dans des conditions très difficiles à la frontière, dans la forêt. La communication de la nouvelle coalition au pouvoir se rapproche avec bon sens, peu à peu, du narratif « anti-migrants » du PiS.
Chcę wyrazić najwyższe uznanie dla żołnierzy, funkcjonariuszy straży granicznej i policjantów. Państwo polskie jest z Wami w każdej chwili. pic.twitter.com/LDiAt1Iv2Y
— Donald Tusk (@donaldtusk) May 11, 2024
Le corridor de Suwałki, puissance 4 : Pologne, Lituanie, Bélarus et Russie
Le corridor de Suwałki : c’est la frontière entre la Pologne et la Lituanie, qui a cependant la particularité de relier également l’exclave de Kaliningrad (Russie) au Bélarus, pays particulièrement favorable à la Russie de Vladimir Poutine depuis la prise en main totale du pays par Alexandre Loukachenko. Ce corridor est le seul point de passage terrestre entre les États baltes et le reste de l’OTAN et de l’Union européenne. Une zone d’autant plus stratégique qu’en cas d’attaque, non seulement les États baltes seraient coupés d’accès terrestre au reste de l’OTAN, mais la Russie pourrait opérer une jonction entre son territoire de Kaliningrad et le Bélarus. Pour le dire autrement, l’OTAN serait obligé d’envoyer des renforts aériens et maritimes, ce qui limiterait les possibilités pour contrer une attaque.
Carte interactive du Corridor de Suwałki sur "Google Map" à retrouver ici.
Une région au cœur des guerres qui fait sa force aujourd’hui
Ce n’est pas la première fois que le corridor de Suwałki est au cœur des enjeux d’une guerre. Le 7 octobre 1920, au sortir de la Première Guerre mondiale, le Traité de Suwałki, a mis un terme à la guerre entre la Pologne et la Lituanie. Sous l’égide de la Société des Nations, ancêtre de l’Organisation des Nations Unies (ONU), cet accord fixe la frontière entre les deux pays. S’il n’y est pas question de l’exclave de Kaliningrad, c’est ce même territoire, aux mains des Allemands, qui est également source de tensions.
L’exclave russe de Kaliningrad est-elle un danger direct pour la Pologne ?
En 1945, la ville est placée sous administration soviétique en vertu de l’accord de Potsdam, et est rebaptisée Kaliningrad l’année suivante en l’honneur du président l’URSS, Mikhaïl Kalinine. La situation de ce petit territoire se complexifie quand la Pologne puis les États Baltes se libèrent du joug soviétique entre 1989 et 1991 : Kaliningrad devient un territoire isolé de la Fédération de Russie.
L’adhésion de ces pays à l’OTAN entre 1999 et 2004 et en réponse, le renforcement des liens avec le Bélarus d’Alexandre Loukachenko attire l’attention sur le corridor de Suwałki, qui sépare Kaliningrad du Bélarus.
Depuis l’entrée dans l’OTAN de la Pologne et des États baltes, les tensions sont palpables
Kaliningrad a longtemps été un territoire délaissé par les autorités russes et nombreuses sont les tentatives de l’exclave de se rapprocher de l’Europe, au point de parler de la création d’un quatrième État balte.
- Ce n’est qu’au milieu des années 2000 que le pouvoir russe comprend l’importance militaire et stratégique du territoire de Kaliningrad. La flotte russe de la Baltique est à Kaliningrad, avec selon Carole Grimaud (analyste spécialisée sur la Russie), entre 12.000 et 18.000 soldats russes.
- Ce sont également un nombre non identifié de missiles, dont certains à vecteurs nucléaires, qui sont stockés à Kaliningrad, ayant une portée leur permettant de viser la Pologne, la Lituanie, la Suède, la Finlande ou encore l’Allemagne.
- C’est un des plus forts moyens de pression dont dispose la Russie sur l’OTAN.
« La guerre de [Suwałki] n’aura pas lieu »
Depuis 2014 et encore plus depuis 2022, l’OTAN a revu sa stratégie militaire dans la région et la protection de ce corridor a été renforcée, après une progressive prise de conscience des dangers de la militarisation russe à Kaliningrad.
C’est un rapport du think tank Rand Corporation de 2016 qui remet cette question sur le devant de la scène, en montrant qu’avec une simulation d’invasion (un “wargame”) des États baltes, les villes de Riga et Tallinn pourraient être encerclées par l’armée russe en moins de 60 heures, soit 2 jours et demi.
La Pologne renforce sa défense du corridor de Suwałki
La Pologne n’a pas attendu l’invasion de l’Ukraine pour renforcer la sécurisation du corridor Suwałki. En effet, dès août 2020 et la victoire frauduleuse d’Alexandre Loukachenko au Bélarus, l’Union européenne met en place une série de sanctions contre le régime du dictateur. La réponse ne se fait pas attendre : Alexandre Loukachenko précipite des réfugiés à la frontière polonaise, afin de déstabiliser le pays. Le gouvernement polonais érige alors un mur à la frontière, de 186 km de long.
À Suwałki, l’OTAN muscle sa défense
Les appels polonais et lituaniens, entre autres, au renforcement de la sécurité dans la zone, ne sont pas restés lettre morte auprès de l’OTAN, qui multiplie les exercices militaires.
Au printemps 2022, au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, 900 soldats de l’OTAN, essentiellement Allemands, sont venus renforcer la défense de ce corridor du côté lituanien, tandis que du côté polonais, à Orzysk, 800 soldats américains et 400 soldats britanniques sont venus en renfort.
L’OTAN se targue d’une capacité de déploiement de 300.000 hommes dans cette région entre la Lituanie et la Pologne (chiffres de l’OTAN, 2022).
Les alliés russes et bélarusses organisent la riposte
Depuis le coup d'État raté d’Evgueni Prigogine en Russie, certains mercenaires ont rejoint le Bélarus et s'entraînent conjointement avec l’armée régulière biélorusse. Le Premier ministre de l’époque, Mateusz Morawiecki, avait avancé le chiffre de 100 soldats de la milice Wagner qui se dirigeaient vers le corridor de Suwałki, le 29 juillet 2023, le président polonais Andrzej Duda estimant de son côté que leur objectif était de franchir la frontière polonaise par ce corridor. Il avait alors ordonné le placement à la frontière bélarusse de plus d’un millier de soldats et de dizaines de blindés. Par la suite, ce sont plus de 10.000 soldats polonais qui ont été postés à la frontière bélarusse, pour faire face aux 5.000 mercenaires de Wagner postés en Biélorussie.
Premier @MorawieckiM w #Suwałki: Nasze granice zatrzymują od lat najróżniejsze ataki hybrydowe. Rosja i Białoruś zwiększają swoje liczne prowokacje i intrygi po to, aby zdestabilizować granicę wschodniej flanki NATO.
— Kancelaria Premiera (@PremierRP) August 3, 2023
Paradoxalement, l’invasion de l’Ukraine protège ce territoire
Si les menaces sont réelles, il n’en demeure pas moins que la pression stratégique sur ce territoire peut être nuancée, notamment depuis l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, qui pourraient acheminer du matériel militaire par leurs territoires aux pays baltes. Une confrontation directe avec l’OTAN dans ce corridor semble peu probable, alors que les difficultés à mener la guerre en Ukraine sont réelles.
Après les paroles, les actes. Lundi 20 mai 2024, Donald Tusk a annoncé un budget de 10 milliards de złoty pour le « Bouclier Est », Tarcza Wschód : 400 km de fortifications entre la frontière bélarusse et l’exclave de Kaliningrad, après avoir promis lors de visite samedi 11 mai 2024 à la frontière polono-bélarusse « des fortifications modernes ». Pour compléter ce dispositif terrestre, Donald Tusk pose les bases d’un dôme de fer, żelaznej kopuły, pour un système de défense aérienne à l’échelle non pas nationale mais européenne.
Fortifications à la frontière Est et un dôme de fer pour contrer l’"ennemi potentiel"