Olivier Védrine – professeur, journaliste, administrateur de l’Association Jean Monnet est bien connu des plateaux de télévision où il intervient régulièrement sur la guerre en Ukraine, entre autres. Il a participé au Forum économique de Karpacz en septembre 2024, où il est intervenu sur le panel « Qui portera la responsabilité de la guerre en Ukraine ». Il revient pour nous sur le rôle des Occidentaux dans ce conflit qui s’enracine de plus en plus dans la durée, l’organisation de la résistance à l’intérieur de l’Ukraine face aux stratégies russes, les conséquences de l’élection de Donald Trump sur le conflit… Et nous donne ses clés pour comprendre cette situation géopolitique complexe. [NDLR : en raison de l'actualité du 17 novembre, la rédaction précise que l'interview a été donnée le 14 novembre 2024]
Olivier Védrine, un regard aiguisé sur la guerre en Ukraine
- Olivier Védrine a été conseiller politique sur l’Ukraine pour Henri Malosse – ex-président du Comité économique et social européen.
- Aujourd’hui, il est membre du Conseil d’administration du Club démocratique russe en France, administrateur de l’Association Jean Monnet, il intervient régulièrement sur LCI, BFMTV, Franceinfo TV et sur les télévisions étrangères et écrit dans le quotidien suisse de la Tribune de Genève ainsi que dans le journal d’opposition russe, Russian Monitor dont il est rédacteur en chef.
- Il est co-auteur de l’ouvrage collectif dirigé par Hélène Blanc « Goodbye Poutine ».
- En Ukraine, Olivier Védrine a présenté plus de 150 programmes télévisés sur les chaînes de télévision nationales.
- Il a reçu le titre de Professeur Honoris Causa de l’Université Internationale de Kiev.
- Olivier Védrine a reçu l’Ordre de Saint Vladimir des mains du Patriarche Philarète, patriarcat de Kiev, ordre rarement attribué à un étranger. Source : Olivier Védrine - Association Jean Monnet
Lepetitjournal.com Bénédicte Mezeix-Rytwiński : Vous avez vécu en Russie puis en Ukraine jusqu’au début du conflit, qu’est-ce qui vous a amené à vivre dans ces deux pays aujourd’hui en guerre et quelles y étaient vos activités ?
Olivier Védrine : En 2010 à l’École Militaire, on m’a demandé de m’occuper de l’édition russe de la Revue Défense Nationale, à Paris. J’avais tous les contacts nécessaires en Russie, je me suis fait inviter à Moscou où je suis devenu professeur invité à l’Université Lomonossov, mais aussi à l’Université d’Omsk, en Sibérie. Je suis rapidement passé dans les médias russes (TV, radios, journaux, etc.). J’ai rencontré, entre autres, des personnages du pouvoir... Mais petit à petit, je me suis rendu compte que le système était complètement corrompu, et que Vladimir Poutine n’était qu’un dictateur. Pendant deux ans, j’ai partagé ma vie entre Paris, Moscou et Omsk.
En 2012, un de mes projets a vu le jour : créer une sorte d’école de commerce européenne à Moscou. Tout semblait se combiner comme il faut, mais hélas, le recteur qui devait m’aider dans ce projet a été destitué par Vladimir Poutine qui l’a remplacé par l’un de ses « amis ». Ça s’est mis à sentir le roussi pour moi. Alors, en mai 2012, un cousin russe (après avoir retrouvé des cousins français sur son arbre généalogique) m’a contacté d’Ukraine, il s’appelle Dimitri Védrine et a été conseiller politique des quatre premiers présidents de l’Ukraine, et m’a conseillé d’aller bâtir mon projet d’école de commerce à Kiev.
En ne livrant pas d’armes à Volodymyr Zelensky lorsqu’il a sollicité les grands États occidentaux, n'a-t-on pas laissé passer plusieurs occasions de mettre un terme à ce conflit ?
Oui, on a laissé passer plusieurs occasions de mettre un terme à ce conflit. On aurait donné dès le début ce que l’on a donné jusqu’à présent, étalé sur plus de deux ans, la guerre aurait été différente et l’Ukraine serait maintenant en position de force. Il fallait « mettre le paquet » au début du conflit. Mais les États occidentaux ont manqué de courage.
La Russie de Vladimir Poutine est en économie de guerre, pas nous, nous restons de grands naïfs. Nous paierons très cher nos faiblesses.
Le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorski a déclaré au Yalta European Strategy Forum de Kiev (13-14 septembre 2024) « Les États-Unis arrêteront peut-être le soutien financier, mais je doute qu’ils renoncent à vendre ». Comment l’élection de Donald Trump, rebat-elle les cartes en Ukraine ?
J’ai eu plusieurs discussions avec mes collègues et amis américains, ils m’ont dit vouloir la victoire de l’Ukraine, mais pas le chaos en Russie.
Je leur ai répondu qu’il ne pouvait pas y avoir de victoire de l’Ukraine sans chaos en Russie.
En cas de victoire de l’Ukraine, Vladimir Poutine perdrait le pouvoir et s’en suivrait une période de transition. Les États-Unis avaient la même peur à la fin de l’URSS, ils ne voulaient pas le chaos ; l’URSS a disparu et le chaos redouté n’a jamais eu lieu.
En parallèle du soutien à l’Ukraine jusqu’à la victoire, il faudrait préparer une politique de transition en Russie avec certains opposants russes.
L’élection de Donald Trump va nous bousculer et nous mettre devant le fait accompli, il va négocier avec Vladimir Poutine : la paix sera l’objectif, pas l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
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Aujourd'hui, qui dirige l’armée en Ukraine, les militaires où ceux qui la financent ? D’ailleurs qui finance ce conflit ?
L'armée ukrainienne est commandée depuis 2024 par le colonel-général Oleksandr Pavliouk. Elle est engagée au combat contre l'armée de terre russe depuis la guerre du Donbass en 2014, car, rappelons-le, cette guerre a commencé en 2014 et non pas en 2022.
L'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie depuis 2022 n’est que la suite logique de la stratégie de Vladimir Poutine pour asservir l’Ukraine et l’Europe.
Il y a en Ukraine un lien fort entre le peuple ukrainien (collectes de nourriture et de matériels, volontariats, levées de fonds) et son armée - sans le soutien du peuple, l’armée n’aurait pas tenu face à la Russie. Bien évidemment, il y a les financements occidentaux sans lesquels il aurait été impossible de résister contre l’invasion russe, mais la résilience et l’inventivité du peuple ukrainien ainsi que de l’armée ukrainienne sont aussi des clés de cette résistance.
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La Pologne alertait sur les dangers que représente la Russie pour l’Union européenne et la démocratie depuis de nombreuses années, sans qu’on la prenne au sérieux. Selon vous, de par sa situation géostratégique, la Pologne a-t-elle un rôle à jouer dans le règlement du conflit russo-ukrainien ?
Comme je l’ai écrit dans mon article publié le 12 novembre 2024 dans la Tribune de Genève : « Après l’élection de Trump comme président des États-Unis d’Amérique, on parle de la nécessité d’un sursaut européen en matière de sécurité et de défense face à la Russie de Poutine, les États baltes et l’est de l’Europe, notamment la Pologne, seront les clés de notre sécurité face à Poutine et seront les moteurs d’une prise en main par les Européens de leur sécurité et de leur défense commune. » Je souhaiterais d’ailleurs à l’avenir faire plus de conférences en Pologne sur les sujets de défense et de sécurité pour montrer à l’Europe de l’Ouest l’importance stratégique de ce pays.
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La stabilité d’une nation, d’un peuple passe notamment par la définition d’un ennemi extérieur (si on se place du point de vue russe, c’est l’Ukraine) ainsi que d’un ennemi intérieur (toujours d’un point de vue russe : les minorités comme les Tchétchènes, les Caréliens ou les personnes perçues comme déviationnistes, LGBTQ+). Ma question : le conflit ukrainien ne serait-il pas alors un outil de gouvernance utilisé par Vladimir Poutine pour maintenir son influence, remise en question par plusieurs pays de l'espace post-soviétique ?
Oui, Vladimir Poutine veut refaire le cercle d’influence de l’URSS en Europe. J’ai participé à la révolution de Maïdan, j’étais sur la place de l’Indépendance à Kiev de début décembre 2013 à fin février 2014, j’ai tout de suite compris que les Ukrainiens se battaient contre le maintien et le retour en force d’une influence impériale russe dans leur pays. Et ensuite, il y a eu l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, cette guerre de Vladimir Poutine contre l’Ukraine a commencé en 2014, il ne supporte pas que l’Ukraine puisse être indépendante et faire son propre choix de société.
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L'Ukraine est minée par la corruption, notamment la grande corruption, depuis de nombreuses années. L'Union européenne soutient plusieurs réformes qui visent à lutter contre ce fléau et à renforcer l'État de droit dans le pays (selon le rapport spécial de la Cour des comptes de l’Union européenne intitulé « Réduction de la grande corruption en Ukraine : des résultats encore insuffisants malgré plusieurs initiatives de l'Union européenne »). L’Ukraine devra bien un jour assainir son économie gangrenée ?
La corruption est un problème de longue date en Ukraine et le principal obstacle à l’adhésion du pays à l’Union européenne et à l’OTAN.
Volodymyr Zelensky avait fait campagne sur le thème de la négociation avec la Russie et de la lutte contre la corruption. Il y a deux conflits en Ukraine, celui avec la Russie et celui contre la corruption, les deux détruisent l’Ukraine.
Pour assainir son économie gangrenée, l'Ukraine devra prendre de grandes et fortes décisions, mais elle devra être appuyée très concrètement et fortement par l’Union européenne, les États-Unis, le Royaume-Uni et les institutions internationales qui ont donné ou prêté de l’argent. Il faudra contrôler, vérifier, enquêter et condamner les coupables de corruption, ce ne sera possible qu’avec un fort appui des pays occidentaux et des organisations internationales. La mauvaise nouvelle, c’est que la corruption a explosé avec la guerre.
Volodymyr Zelensky a eu plusieurs vies : de comédien-producteur-candidat à la présidence dans la série télévisée « Serviteur du peuple », puis élu président de l’Ukraine dans la réalité. Aujourd’hui, chef de guerre, son parcours est hors-normes et profondément lié à l’Histoire moderne de son pays, qu’il écrit avec lui. Doit-il redouter, comme d’autres grandes figures, l’heure des comptes ?
Je pense que comme le Général de Gaulle ou Winston Churchill qui ont été des personnages ayant endossé le soutien pendant la Seconde Guerre mondiale à la lutte contre l’Allemagne nazie, Volodymyr Zelensky aura une période difficile dans l’immédiate après-guerre, quand le conflit se terminera avec la Russie.
Au cours de l’Histoire, bon nombre de personnalités ont pris position pour une meilleure compréhension de l’Europe de l’Ouest vis-à-vis de l’Europe de l’Est et inversement. En ce sens, le pape Jean-Paul II a dit « L'Europe doit respirer avec ses deux poumons: celui de l'est et celui de l'ouest » et Mikhaïl Gorbatchev a émis l’idée d’une Maison commune européenne en 1989. C’est cette idée qui guide vos interventions comme celle lors du Baltic Defense College, organisé par l’OTAN, il y a quelques semaines ?
Je suis comme le Général de Gaulle pour une Europe de l'Atlantique à l’Oural. Je suis aussi entièrement d’accord avec le Pape Saint Jean-Paul II qui a dit « L'Europe doit respirer avec ses deux poumons: celui de l'est et celui de l'ouest ».
Le Général de Gaulle était en Pologne pendant la guerre soviéto-polonaise, et par cette expérience il avait acquis la connaissance de l’Europe de l’Est, il avait donc un jugement bien plus clair sur la nécessité de l’unité de l’Europe que la plupart de ses contemporains en Europe de l’Ouest.
Le Pape Saint Jean-Paul II, de par sa vie en Pologne, sa lutte contre l’URSS avait tout compris de la nécessité d’une Europe unie.
Olivier Védrine - Association Jean Monnet
Une interview de Bénédicte Mezeix-Rytwiński et Joémy Romeyer.