Lorsque Chido a frappé de plein fouet Mayotte, j’ai décidé de m’engager comme secouriste et d’abandonner mes proches au moment des fêtes, pour aider. L’humanitaire, c’est une mission que je porte en moi, sincèrement, mais la bonne volonté, ça ne suffit pas toujours... J’ai choisi de vous raconter mon expérience de l’intérieur, à Mayotte, car maintenant, je dois vivre avec ce que j’ai vu, avec les ratés dus aux problèmes d’organisation qui me rongent. Dans la dernière partie de ce témoignage en deux volets, suivez-moi du 26 décembre au 3 janvier. Avertissement : tous les prénoms ont été modifiés.


Mayotte en lambeau, mon impuissance de secouriste me ronge
Jeudi 26 décembre 2024, 7 heures : des bâtons dans les roues ?
Cela n’engage que moi, mais j’ai le sentiment que politiquement, les actions de la Croix-Rouge française sont bridées. Dans les cellules de crises des ministères, on ne veut pas trop que les équipes aillent dans les bidonvilles et fassent de grosses interventions là-bas, car le nombre de morts et de blessés ferait exploser les compteurs. Alors, on nous met toutes sortes de bâtons administratifs dans les roues. Le pont aérien fonctionne depuis maintenant plus de 10 jours, mais envoie surtout des gadgets et de quoi ravitailler les équipes sur place.
Lorsqu’il y a une rare et maigre distribution d’eau et de nourriture, il y a plus de caméras que de bouteilles. À la Croix-Rouge, on ne reçoit quasiment rien, et le peu qu’on reçoit est réquisitionné. Pour résumer, on reçoit du matériel peu adapté à nos besoins : un seul défibrillateur pour une trentaine de secouristes, mais il a fallu attendre encore 3 jours avant d’avoir ce que l’on réclamait le plus : des pansements, des compresses, des gants et du sérum physiologique.
Je suis bénévole dans une ONG, une organisation non gouvernementale, mais je me sens un peu prise au piège d’un jeu politique qui ne dit pas son nom. La Croix-Rouge française, pour son ravitaillement en matériel, dépend du bon vouloir des envois militaires... J’ai l’impression d’être complice d’un système dont je ne comprends pas tous les rouages. Voire d’être instrumentalisée, car c’est moi qui suis sur le terrain, au casse-pipe, face aux corps meurtris, face à la détresse, la mort. Les secours sont présents, tous les médias en parlent, mais nous sommes là dans quelles conditions ? C’est l’ONG qui est accusée à la fin d'inefficacité…
Un exemple concret : les équipes de secouristes ont été contraintes de se déplacer le plus possible, sous escorte policière lorsque les missions se déroulaient dans les bidonvilles et l’ordre a été donné de ne pas séparer le convoi ; il fallait s'arrêter le moins possible, car l'agressivité de la population montait contre la stérilité des actions mises en place. Quelle image la population a-t-elle de nous ? Comment peut-elle nous faire confiance à présent ?

Jeudi 26 décembre 2024, suite - 15 heures : cellule de rétablissement des liens familiaux
Je participe à une action cette après-midi « d’évaluation des besoins » - un bien grand mot pour dire que je discute avec les habitants des quartiers peu touchés par le cyclone pour comprendre leurs besoins, les chiffrer et monter un plan d’action pour les prochains jours. Oui, vous avez bien lu « peu touchés » .
À Kani Kéli, les habitants ont été peu impactés par le cyclone, ils attendent le rétablissement de l’électricité et vont chercher de l’eau à un point d’eau qui se trouve à seulement 500m. Ils n’ont vraiment pas de besoins de secours ou de RLF - rétablissement des liens familiaux.
Le RLF est une cellule qui enquête pour retrouver des personnes disparues dans le cyclone ou pour permettre aux familles qui n’arrivent pas à avoir des nouvelles de leurs proches de lancer un appel. La cellule m’a formée en quelques heures, car les besoins sont immenses sur l'île. L’idée c’est qu’en répondant aux besoins de soins, on puisse être également capable de proposer du rétablissement des liens familiaux. Cependant à ce moment de ma mission, à Kana Kéli, je suis incapable d’écouter les habitants et leurs plaintes, car ils sont clairement parmi les plus privilégiés de l’île, alors pourquoi le siège de la Croix-Rouge nous envoie-t-il là ?

Vendredi 27 décembre 2024
On doit aller chercher une livraison de matériel pour la Croix-Rouge, je dirige l’équipe. Au volant de mon utilitaire, je me sens utile, cette livraison sera la bonne, le PC, le poste de commandement, me l’a dit : on l’aura notre matos, enfin !
Sauf que je déchante, très vite : à la place, il y a un milliard de gadgets, à l’image de ces casquettes floquées avec le logo de la Croix-Rouge, mais toujours pas de nourriture ou d’eau. C’est surtout du savon, des kits hygiènes et des jerricanes vides. En bref, rien d’utile, on veut de l’eau.
On charge ces cartons faits à l’arrache dans notre véhicule : sans scotche pour renforcer le fond, dès qu’on les attrape par les côtés, tout le contenu s’écrase par terre. On ne peut même pas les empiler sinon ils s’éventrent sur ceux en dessous. À force de les porter en mode « arts du cirque », ils me taillaient les bras. On était tellement dépités qu’on a chargé les plus légers à l’avant et les plus lourds à l’arrière : sachant que je dois démarrer en 3e mon véhicule qui a été endommagé par l’eau brassée par le cyclone, je n’étais pas sereine sur le chemin du retour sur les routes montagneuses.
Je pense qu’il est difficile de confier une mission aussi cruciale que les deux premières semaines d’aide humanitaire à Mayotte à des équipes de bénévoles, il aurait fallu que les équipes de réponse humanitaire professionnelles et les chefs d’équipe en milieu difficile soient à nos côtés, car entre amateurs, on devient des professionnels de la bidouille.

Samedi 28 décembre 2024
La colère gronde de plus en plus parmi la population. Pour des raisons de sécurité, lorsqu’on s’aventure dans une zone complexe, l’encadrement par des forces de l’ordre est nécessaire : nous sommes alors tributaires à la fois de leur disponibilité, mais également de la recevabilité politique de la mission.
Par exemple, dans les missions qu’on appelle des « colonnes » : les gendarmes avancent dans un bidonville qui n’a pas été vu par des services de l’État ou les associations depuis le cyclone, en ouvrant la voie, puis nous donnons des bidons vides, faisons les soins et un membre de l’équipe évalue les besoins pour programmer et quantifier les actions qui seront mises en place dans le futur.
Ces secours en colonne sont vraiment efficaces : ils permettent d’aller dans des zones où la Croix-Rouge n’a pas la compétence d’aller seule sans service de sécurité et on peut vraiment aider les populations qui n’ont pas eu accès à de l’aide médicale, et surtout, qui n’ont vu personne depuis Chido.
C’est l’heure du comptage des morts et des blessés. Malgré leur efficacité, ces colonnes n’ont pas été maintenues, l’aide allant principalement à des personnes sans-papiers. En 2019, selon l'INSEE, 48 % de la population était de nationalité étrangère, dont une majeure partie comorienne.
Mercredi 1er janvier 2025 : 9.000 bouteilles cachées à cause des élections à venir
Les 18 lieux de la Croix-Rouge française à Mayotte ont quasiment tous été détruits et le reste a été réquisitionné par la préfecture. Notre lieu de stockage de matériel le plus proche est l’entrepôt de la PIROI, la plateforme d’intervention régionale de l’océan Indien, sur l’île de la Réunion, à deux heures d’avion, mais ces stocks-là sont eux aussi réquisitionnés.

L’objectif, c’est de contourner au maximum les interdictions de distribution de la préfecture, en récupérant ce qui était déjà sur l’île avant le passage de Chido et qui ne dépend pas de la préfecture.
Aujourd’hui, je suis chargée d’aller discuter avec les autorités d’une petite bourgade du nord de l’île pour récupérer leur stock de 9.000 bouteilles d’eau et en assurer une distribution, à une heure et demie du camp de base. Je profite du trajet pour peaufiner mon plan de négo : il faut que je sois en mesure de proposer une sécurisation de la distribution, mais aussi d’autres services comme des petits soins, du rechargement des téléphones…
Sauf que tout ne s’est pas passé comme je l’avais imaginé : j’ai vécu une douche froide, je n’y étais pas préparée : ces 9.000 bouteilles resteront cachées dans l’entrepôt, plutôt que d’être distribuées. Je viens de jouer à mes dépens le défouloir de cette politicienne que je ne peux pas nommer. Je pensais avoir un boulevard pour récupérer le matériel, et je me suis heurtée à un refus pour la pire des raisons : des élections seront bientôt organisées et distribuer de l’eau, en majorité à des Comoriens, serait mal vu par les populations locales. Je regarde mes pieds dans le trajet retour : je ne veux pas croiser leur regard par les fenêtres de la voiture.
Ces réquisitions, c’est tellement inapproprié ! Par exemple, l’un des premiers matériels dont on a besoin dans ces actions de secourisme, ce sont des bâches. Elles permettent de sécuriser les toits des habitats précaires, pour éviter que les trombes d’eau tropicale ne noient les personnes coincées dans les débris. C’est le même principe que lors de l’incendie de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019 : si des canadairs avaient envoyé des trombes d’eau sur l’édifice, le poids de l’eau l’aurait tellement fragilisé, qu’il aurait pu s’effondrer sur lui-même. Le bâchage, c’est donc l’étape incontournable de nos opérations de secours, à réaliser si possible dans les trois premiers jours de la catastrophe. Cette opération n’a jamais eu lieu : la préfecture les a réquisitionnés. Début janvier, ces bâches traînaient toujours sur le tarmac de l’aéroport.

Vendredi 3 janvier 2025 : la crise renforce la présence de tous les acteurs étatiques et associatifs sur l'île
À la fin de cette expérience humanitaire, une évidence s’impose : les équipes doivent à la fois traiter les urgences liées au passage du cyclone, autant que celles qui existaient bien avant. Le manque d’accès à l’eau potable, la présence de certaines maladies comme la gale et le choléra bien antérieures à Chido.
Renforcer les acteurs associatifs locaux, monter en puissance la logistique des grandes ONG et assurer des services publics pleinement fonctionnels sont les priorités pour faire face à une nouvelle catastrophe pour les années à venir.
Un mois s’est écoulé depuis ce voyage. Le nombre de morts réel, inconnu, moi, je dois vivre avec. Les images m’accompagnent chaque jour. Et je pense pour longtemps
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