Édition internationale

Mayotte en lambeau, mon impuissance de secouriste me ronge

Lorsque Chido a frappé de plein fouet Mayotte, j’ai décidé de m’engager comme secouriste et d’abandonner mes proches au moment des fêtes, pour aider. L’humanitaire, c’est une mission que je porte en moi, sincèrement, mais la bonne volonté, ça ne suffit pas toujours... J’ai choisi de vous raconter mon expérience de l’intérieur, entre le 21 décembre et le 3 janvier, car maintenant, je dois vivre avec ce que j’ai vu, avec les ratés dus aux problèmes d’organisation qui me rongent. Tenez, cette fois, par exemple, où j’ai eu beau hurler dans ma radio, convaincre de l’utilité de mes « missions non terminées », de mes « besoins de renforts » qui se sont perdus dans les grésillements de la radio… Lorsqu’il y avait une rare et maigre distribution d’eau et de nourriture, on comptait plus de caméras que de bouteilles. Dans cette première partie en deux volets, suivez-moi à travers l’île du 21 au 25 décembre. 

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Photo : Camille Lopez, Mayotte après le passage de Chido
Écrit par Camille Lopez
Publié le 4 février 2025, mis à jour le 5 février 2025

Avertissement : tous les prénoms ont été modifiés

 

Samedi 21 décembre, J+7 du passage du cyclone Chido sur l’île de Mayotte

Ce qui frappe, c’est le silence. La végétation est rasée, noircie, comme brûlée. Le ciel est lourd et présage d’une averse tropicale, l’atmosphère est pesante. Il n’y a personne dans les rues de Petite Terre, la plus petite des deux îles de Mayotte. Le silence est tout autant étouffant que l’air. Cachés derrière des tôles, derrière des montagnes de débris, des yeux, des visages et des têtes regardent méfiants notre équipe passer. Pour rejoindre Mamoudzou, chef-lieu de Mayotte sur la Grande Terre, c’est un spectacle lugubre qui défile devant les vitres du véhicule : il n’y a plus aucune maison debout. Les façades, les fenêtres et les toits sont en lambeaux, éventrés sur les bas-côtés, ou regroupés dans des amoncellements de débris immenses, devant ce qui fut des maisons. Lors de la traversée en barge, entre Petite Terre et Grande-Terre, un landau d’enfant aux couleurs orange et rose pâle flotte dans l’eau, à côté du bateau. Je me penche, naïvement, bêtement pour regarder…

 

 

À l’intérieur, il y a un bébé - un vrai bébé, qui il y a encore quelques jours devait gazouiller ! Je ne peux pas croire ce que je viens de voir. Pourtant, ce petit corps est là, sous mes yeux. Je viens juste d’arriver.  

 

 

Mayotte Chido
Photo : Camille Lopez, Mayotte après le passage de Chido

 

Dimanche 22 décembre 2024 : démarrage en 3e et manque d’eau potable, SAMU

Dimanche, en nous garant devant le bidonville, nous sommes déjà entourés de gens : nous sommes vraiment attendus pour prodiguer les soins, mais surtout, pour distribuer de l’eau et de la nourriture. 

 

 

L’accès à l’eau potable et à l’alimentation est particulièrement difficile à Mayotte, et ce bien avant le passage de la tempête. À Mayotte, le coût de l’alimentation était 30% plus élevé qu’en métropole en 2018, et cette même année, 29% des logements n’avaient pas accès à l’eau courante (81 000 habitants). 

 

 

Avec le passage du cyclone, le manque d’eau est devenu criant, l’eau devant être ravitaillée par bateau ou pas avion, du fait du caractère insulaire de Mayotte. En tant que secouristes, nous bénéficions, pour nous hydrater, d’un accès à l’eau en bouteilles, envoyées par avion, afin que nous puissions être à même de réaliser nos missions. Les équipes de l'association ont toujours mesuré la valeur de ces ravitaillements. Néanmoins, ce système me met dans des situations difficiles, humainement parlant : avant de sortir de la voiture, je me contorsionne pour que ma tête passe sous le volant, afin d’avaler un litre d’eau sans être vue par les patients qui attendent dehors. Eux n’ont rien à boire depuis le passage du cyclone. Le principal patient est un diabétique en rupture de soins, son infirmière ne s’étant pas rendue à son domicile depuis le passage de Chido. 

Prévenir le SAMU pour le transfert en ambulance de ce patient diabétique a été un challenge, sans réseau, nous avons dû quitter le patient pour reprendre la route et retrouver une zone de réseau. Je suis connectée avec toutes les équipes de l’île par radio, et je cherche des réseaux, analytiques et relai pour transmettre mon patient au PC, le poste de commandement, et obtenir mon ambulance.

 

 

Ça grésille, volume max, parce que j’ai bloqué la molette à force de la tourner, l’antenne est pliée. 20 minutes plus tard, le véhicule léger 20 a enfin réussi à transmettre sa demande à Golf, notre PC pour demande de renfort médical. Communication terminée.

 

En tant que cheffe d’équipe officieuse, retrouver les ambulanciers dans le bidonville sans réseau n’a pas été facile, avec les indications que je leur avais données « dans le banga, un peu après l’arbre, à côté des tôles de couleurs ». La demi-heure d’attente de l’ambulance m’a permis d’explorer le bidonville, pour trouver comment brancarder le patient sur ce terrain escarpé. Certaines familles dorment dehors et l’intérieur des maisons est pour les animaux. Je marche, je m’active et je ne prête pas trop attention à l’environnement, mais lorsque je pose un peu mon regard, je me rends compte que je suis dans un potager, qu’un chien de garde m’observe avec trois adolescents et deux gars. Jean avait anticipé, c’est ça l’expérience.


 

 

Mayotte chido
Photo : Camille Lopez, Mayotte après le passage de Chido

 

 

Il n'y a que des métropolitains, aucun local dans nos équipes.

 

 

Une partie de notre mission consiste à tisser des contacts sur place, pour avoir des guides, des « facilitateurs », des fixeurs pour employer un terme du jargon journalistique, qui nous permettent de pénétrer dans les zones où l’hostilité aux forces associées à l’État français est très grande et qui n’ont pas été visitées par la puissance publique, et ce, bien avant le passage de Chido.

Je me rends compte de la technicité et de la diversité des missions : sécuriser les toits des bangas (bidonvilles) avec des bâches pour pouvoir accéder aux niveaux inférieurs lorsque les tôles se sont effondrées sur elles-mêmes, rechercher les victimes coincées, assurer les gestes d’urgences, les évacuer, assurer le triage des patients à l’hôpital de campagne, prendre en charge les petites urgences, assurer la continuité des soins pour les patients qui avaient un traitement en cours… Et le nerf de la guerre de toutes ces opérations, c’est l’approvisionnement en matériel, car sans matériel, difficile de secourir en milieu difficile. C’est ce qu'on appelle la LOG, la logistique, d’une OPEX, opération extérieure.

 

 

Mardi 24 décembre : obsédée par le manque d’eau

Dès 6 heures, je suis mobilisée avec une équipe pour distribuer des babioles, c’est-à-dire tout, sauf de l’eau et de la nourriture, ce dont les gens ont vraiment besoin. Même si, moi, je mange à ma faim et bois à ma soif, l’eau, la nourriture deviennent des mots obsessionnels pour moi.

 

 

Je me triture les méninges pour essayer d’en trouver à distribuer, et entre bénévoles, on ne parle quasiment que de ça. 

 

Cette distribution matinale, je la crains : sur les réseaux sociaux, les habitants ont donné l’information qu’on distribuait ces fameuses denrées : il va falloir gérer les déceptions. Nos sacs sont vides, la population est étonnée de nous voir arriver avec si peu de choses.

 

 


Oui, on a si peu de matériel de secours qu’on ne change pas de gants entre les prises en charge, quelle que soit la nature du soin : gale, choléra, infection, traumatisme..., on utilise ⅓ de sérum physiologique pour rincer et ⅕ de sachet de compresses par personne pour économiser les ressources. 

 

 

Et bien sûr, on s’y attendait, quelques heures plus tard, on a 6 blessés en UA (urgence absolue dans le jargon), les gens se  bagarrent sur fond d’eau et de nourriture. Et bien sûr, nos sacs de secours sont vides, on n’a pas d’ambulance. J’ai eu l’impression de brasser du vent pendant ces prises en charge, je n’ai pas assumé, je n’assume toujours pas. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas prendre des pouls et des « respi » (respirations par minute), parce que je ne supportais de mesurer l’état de gravité en étant totalement impuissante et démunie : je n’avais vraiment aucun, aucun matériel pour prodiguer des soins. Alors je me suis agitée, je courais un peu partout, à la recherche d’un matériel qui n'existait pas.

 

 

Au « débrief » (notre débriefing d’équipe), j’apprends qu’une des victimes est décédée, et je m’écarte, je ne veux pas savoir pour les autres - elles ont survécu, mais je ne veux pas savoir. C’est trop lourd pour moi, ces vies entre mes mains… vides, inutiles faute de matériel ! 

 

Après le débriefing avec la psychologue de l’équipe, je m’éloigne un peu du camp de base pour en parler au téléphone avec ma famille, restée en métropole. Notre conversation est interrompue par un tir de fusée de détresse, une sorte de petit feu d’artifice, qui atterrit à quelques mètres de moi.

 

 

 

 

Mercredi 25 décembre 2024, 7 heures : tri des patients, et femme enceinte 

Cela fait un moment qu’on s’ennuie sur le camp de base.

Le rythme des missions ralentit un peu sur le camp, et la frustration de ne pas pouvoir en faire plus, faute de matériel  pour mener à bien davantage de missions, grandit de jour en jour. Je dirais que je vis des moments très intenses, mais très brefs.

Avec aussi peu de matériel, l’équipe est en sureffectif. 

Je suis affectée à une mission d’importance : un hôpital de campagne à Mamoudzou ouvre aujourd’hui et il s’agit de se placer en renfort des équipes médicales de l’ESCRIM et de la Sécurité civile. Dès mon arrivée en voiture, je vois une file de plus de 600 personnes massées devant les petites grilles.

 

 

Ma mission : trier les patients devant l’entrée, en les répartissant selon leurs symptômes. 

 

 

Les plaies et blessures défilent sous mes yeux, mais pas les visages. Je suis une ouvrière qui effectue son travail à la chaîne, traitant les infections les unes à la suite des autres. Je suis une technicienne du soin, mais plus une secouriste, je ne me préoccupe plus de l’humain, mais uniquement de son enveloppe corporelle. Je n’écoute pas les plaintes des gens, je scrute leurs blessures sans croiser leur regard. Je n’en suis pas fière.
En une heure, j’ai examiné presque 70 personnes qui se massaient autour de moi, quasiment exclusivement des enfants avec des plaies surinfectées, des nouveaux-nés et des femmes enceintes. Parmi elles, une femme présente une hémorragie de la délivrance, alors qu’elle vient de donner naissance à son bébé : je rentre dans les tentes le plus vite possible pour demander un support. 

Le ton monte petit à petit parmi les patients, parce qu’en une heure, seulement une poignée de personnes ont pu rentrer pour être prises en charge. Un homme avec une béquille se montre violent et commence à galvaniser la foule contre l’inefficacité du système. Nous recevons l’ordre de partir, la situation pouvant dégénérer. « PC de VL 20 » !

 

 

J’ai beau hurler dans ma radio, convaincre de l’utilité de ma mission, de mes  « missions non terminées » de mes « besoins de renforts »… « transmettez » … « à vous » et autres gesticulations se sont perdus dans les grésillements de la radio : la Croix-Rouge se retire du PMA, poste médical avancé, de l’hôpital de campagne.

 

 

 

 

Dans l’après-midi, j’ai réussi à attraper une mission de LOG, la logistique dans notre jargon : avec une équipe, je vais décharger des palettes de matériel de secours sur le tarmac de l’aéroport pour la Sécurité civile et négocier avec eux qu’ils nous en donnent, tout simplement.

 

 

C'est le deuxième aller-retour de notre chef pour négocier auprès du capitaine, de la Sécurité civile ces quelques sacs de secours, maintenant, c’est moi qui m’y colle seule sans notre chef, j’y vais en mode fusible pour la négo. Cela fait une demi-heure que l’équipe est arrivée et ni le capitaine, ni notre contact à la Sécurité civile ne sont là - contact obtenu par un vigile qui garde le bâtiment, qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un... J’attends ! Je crame en plein soleil et mon regard s’arrête sur la tour de contrôle de l'aéroport, où un drap est tendu avec écrit dessus « Joyeux Noël ».

Ce « Joyeux Noël » crée une brèche d’humanité, entre nous - entre métropolitains, loin des leurs pour les fêtes de fin d’année ; il n’y a que les militaires et les forces de secours qui sont habilités à rentrer dans l’aéroport. 

Je crame toujours sous un soleil de plomb, pour rien ! Verdict : mission annulée, notre contact ne viendra pas. Le siège de la Croix-Rouge est pour le moins diplomate : « On est venu, on était présent, les militaires ont vu qu'on était là, c'est le principal ». Au vu de la situation à J+11 du cyclone, on aurait pu mieux faire !  

 

Mercredi 25 décembre, suite, 13 heures, cartographie ou aide à la population ?

Cet après-midi, il faut aller dans les zones les plus touchées de l’île, là où il y a encore des blessés avec des soins critiques et urgents à effectuer.

 

 

Cette administration de nos actions, principalement orchestrée par la cellule de crise à Paris, est vraiment déconnectée des réalités sur place. 

 

 

Ces actions d’évaluation des besoins, on les réalise en parallèle d’une cartographie de l’île. À la main, sur des bouts de papier qui ont survécu au cyclone, on ne reproduit pas uniquement les reliefs et les villes de l’île - Google Maps en mode téléchargement les fournit déjà, mais on va surtout noter des informations comme, la localisation des bidonvilles, les lieux où des actions sociales sont régulièrement menées et ce, bien avant le cyclone. On répertorie tout ce qui peut être utile à l’implantation à long terme de la Croix-Rouge. L’association a déjà des antennes à Mayotte depuis des années, mais très peu actives.

 

Mayotte donne l’impression d’avoir été un territoire oublié par les politiques associatives. Au lieu de gérer les urgences des Mahorais, on gère celles de la Croix-Rouge.