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Jean-Yves Leconte, depuis plus de 30 ans en Pologne : parcours d’un "enfant de 1989"

Résidant en Pologne depuis plus de 30 ans, Jean-Yves Leconte a été élu membre de l'Assemblée des Français de l'étranger de 1994 à 2011, en parallèle de son activité professionnelle d'entrepreneur en Pologne et en Ukraine. En 2011, il poursuit son engagement politique en tant que sénateur représentant les Français établis hors de France, jusqu'en 2023. Évoluant au sein du Groupe Socialiste, Écologiste et Républicain au Sénat, il rejoint en 2023 Place Publique, parti coprésidé par les eurodéputés Raphaël Glucksmann et Aurore Lalucq. « Enfant de 1989 » et européiste convaincu, il revient aujourd'hui, pour nous, sur son parcours en Europe centrale et orientale et sur les bouleversements qui ont touché cette région depuis les années 1990.

Jean-Yves Leconte sur la chaîne Public Sénat ©Public SénatJean-Yves Leconte sur la chaîne Public Sénat ©Public Sénat
Jean-Yves Leconte sur la chaîne Public Sénat ©Public Sénat
Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 30 novembre 2025, mis à jour le 1 décembre 2025

 

LePetitJournal.com Varsovie : Vous êtes arrivé pour la première fois en Pologne en 1991. Qu’est-ce qui a le plus changé pour vous dans le pays ? Quel regard portez-vous sur cette évolution ?

Jean-Yves Leconte : Je suis arrivé moins de deux années après les premières élections libres, le premier gouvernement de Tadeusz Mazowiecki, le choc du Plan Balcerowicz et l'élection de Lech Walesa à la Présidence de la République. Ma première visite en Pologne datait de décembre 1989. L'essentiel des réorientations du pays était lancé et, malgré les difficultés économiques et sociales rencontrées, peu de personnes les remettaient en cause. La Pologne avait un projet : se libérer, offrir à ses citoyens la possibilité de se développer comme ils le souhaitaient, tout ceci dans le cadre euro-atlantique. Je n'aime pas ce terme, mais il représente, je crois, mieux que les autres, la réalité du projet polonais de cette période.

Depuis, bien entendu, tout a changé. Pas besoin systématiquement, comme à l'époque, de faire plusieurs magasins pour préparer un repas classique : les abords du Palais de la Culture ou de ce qui est maintenant le Stade national étaient des lieux de commerces « irréguliers ». Les déplacements en voiture entre les villes n'ont plus rien à voir avec ce qu'ils étaient, tant les routes étaient tragiques. Les personnes âgées vivaient très difficilement, le système économique a changé, l'insécurité du quotidien existait beaucoup plus qu'aujourd'hui....

Cette période est impressionnante, car les changements sont visibles tant dans la vie quotidienne que dans l'évolution du niveau de vie. 

 

Ceci étant dit, elle se termine, d'autres défis attendent maintenant la Pologne, et ils sont communs à l'ensemble des autres pays européens.

 

Qu'est-ce qui vous a décidé à vous installer en Pologne et avez-vous pris depuis la double nationalité ?

Je suis un enfant de 1989. J'avais 23 ans. Se réalisait sous nos yeux le résultat de combats qu'avaient menés depuis des décennies les peuples européens qui, après s'être défaits de l'occupation nazie, avaient dû continuer à combattre pour la liberté. 

Qu'à quelques mètres de nous, d'autres Européens, ayant une histoire commune avec nous, ne puissent avoir la même chance de décider de leur avenir, que certains soient libres et d'autres non : tout ceci apparaissait comme insupportable ! Et voilà qu'en 1989, la réussite des combats engagés depuis au moins 1956 permettait la réunification de l'Europe. 

Je voulais être présent, là où cela se passait. Voir comment cela allait évoluer, l'accompagner. J'ai demandé à faire un VSN (Volontariat du Service National) en Europe centrale. J'ai été retenu par le Poste d'Expansion Économique à Varsovie. Et je suis ensuite resté sur place. 

Je n'ai pas demandé la nationalité polonaise pour l'instant. Mon épouse, comme mes fils, sont binationaux. Peut-être le ferai-je un jour. En réalité, après tant d'années, je suis, comme celles et ceux qui ont une histoire similaire, marqué par les deux pays. Me sentant parfois plus Français en Pologne et plus Polonais en France. J'ai eu ce sentiment, même lorsque je siégeais au Sénat à Paris, notamment lorsque je devais m'exprimer sur des sujets qui concernent cette partie de l'Europe ou que j'abordais la question de l'avenir de l'Europe et de sa sécurité avec une vision plus polonaise que française.

 

Les deux ne sont pas contradictoires, mais l'expression d'une position européenne efficace exige à mon sens d'avoir ces sensibilités multiples, que l'on a plus naturellement lorsqu'on vit entre plusieurs pays.

 

 

Jean-Yves Leconte au Forum Économique de Karpacz en 2025 ©Forum Ekonomicznego w Karpaczu
Jean-Yves Leconte au Forum Économique de Karpacz en 2025 ©Forum Ekonomicznego w Karpaczu

 

 

En 1993, vous aviez déjà des préoccupations écologiques en développant votre propre entreprise Generik Ekologia, ce qui n'était pas vraiment dans l'air du temps, non ? En matière d'écologie, où se situe la Pologne en 2025 ?

Si effectivement dès 1992 j'ai vendu des tubes pour l'assainissement et l'adduction qui étaient et restent les meilleurs en matière de durabilité et de respect de l'environnement lors de la production et de l'exploitation, ce n'était pas l'effet d'un acte militant, mais plus lié au hasard des rencontres, même si, avec mon équipe, nous avons vite utilisé cet argument, face aux fournisseurs de produits en plastique qui étaient nos principaux concurrents. 

La Pologne, comme l'Allemagne ou la République tchèque, avaient sur ce marché des préoccupations de durabilité et de qualité des investissements qui n'existaient pas systématiquement en France.

L'objectif de neutralité carbone que nous avons au niveau européen pour 2050, comme les objectifs intermédiaires de réduction des émissions carbone à échéance de 2030, en particulier ceux du paquet « Fit for 55 » visant à réduire les émissions carbone de 55% dans l'UE par rapport à 1990, est un défi tout particulier pour la Pologne en raison de sa dépendance importante au charbon

Elle doit d'une part réussir une transition de l'origine de son électricité qui passe par plus de renouvelables et des investissements dans le nucléaire. De l'autre, contrairement à la France, dont la part de l'industrie dans le PIB a diminué, ce qui réduit automatiquement les émissions carbone, la Pologne doit y parvenir alors que son activité industrielle reste à un niveau important. La place importante prise par les énergies renouvelables en Pologne devrait inviter le pays à participer à l'émergence d'une industrie européenne autonome dans le domaine du solaire, de l'éolien et, surtout, des batteries. Cela pourrait être aussi le cas dans le domaine du nucléaire. Ce n'est malheureusement pas le cas pour des raisons qui se trouvent au moins autant à Bruxelles qu'à Varsovie.

 

Énergie nucléaire en Europe: de l’hostilité à la réhabilitation-avenir, enjeux, défis 

 

En 2000, vous développez une filiale en Ukraine de Generik Ekologia. Quelle perception aviez-vous des relations entre les deux pays à cette époque-là ?

Mon premier déplacement en Ukraine date de 1996. J'y étais allé pour voir s'il était possible de développer dans le pays la même chose qu'en Pologne. Mais le pays n'avait pas suivi la même trajectoire de développement que la Pologne, qui a été mise sur les rails du succès dès le début de 1990 grâce au Plan Balcerowicz et au soutien politique qu'avait ce plan dans le pays. 

 

L'Ukraine, comme la plupart des pays issus de l'ex Union soviétique, était dans un état politique et social très délabré et ne disposait alors pas d'une force politique capable de porter une politique de réforme. Il y avait une souffrance et une misère incroyable qui expliquent probablement en partie la résilience du pays aujourd'hui, face à la guerre. 

 

Ce n'est qu'à partir du moment où la société civile a émergé en Ukraine, avec le mouvement « Ukraine sans Kuczma » en 2000, que le pays a progressivement émergé comme une démocratie et est sorti de ses grandes difficultés. Tout en disant cela, je mesure les progrès du pays lors des mandats de Leonid Kuczma. D'une manière plus générale, avant ma première visite en Ukraine, ma vision de la relation entre l'Ukraine et la Pologne était celle de celui qui a inspiré la politique extérieure polonaise au cours de ces années, Jerzy Giedroyc : 

 

« Une Ukraine souveraine est une garantie pour l'indépendance et la sécurité de la Pologne. », Jerzy Giedroyc 

 

Après l'entrée de la Pologne dans l'OTAN en 1999 et son adhésion à l'Union européenne en 2004, Varsovie est devenu un acteur clé pour l'intégration euro-atlantique de Kiev et pour l'appui aux réformes démocratiques, mais les tensions historiques demeurent un arrière-plan sensible. La guerre que mène la Russie aux frontières orientales du pays, met-elle en danger cette coopération ?

Il y a plusieurs niveaux de réponse à cette question. D'abord la Pologne est un acteur essentiel de la respiration de l'Ukraine en guerre avec l'accueil et le transit des Ukrainiens réfugiés en Europe, qui sont souvent passés par la Pologne, mais aussi en raison de sa position clef pour assurer la logistique civile et militaire vers l'Ukraine. 

Il y a toujours eu entre les deux pays un décalage entre la « raison d'État » - qui, tant du côté polonais, que du côté ukrainien, pousse à la coopération, et la perception populaire qui s'appuie sur un historique des relations bilatérales parfois douloureux et qui est exacerbé par des ingérences étrangères ou des prises de position populistes. 

Revenir d'Ukraine vers la Pologne est souvent aussi l'occasion d'observer des comportements peu respectueux et désinvoltes de la part des gardes-frontières et douaniers polonais à l'égard des Ukrainiens. Cela laissera des traces. Réciproquement, l'attitude « m'as-tu vu » de certains Ukrainiens très aisés en Pologne favorise un narratif de défiance de la part des Polonais.

Les questions agricoles, peut-être même une certaine compétition en matière de leadership entre les deux grands pays de cette partie de l'Europe, sont susceptibles de nourrir quelques frottements à l'avenir entre Varsovie et Kyiv. L'Europe a besoin de cette émulation, mais pas d'affrontements.

 

L’agriculture polonaise, un secteur clé de l’économie du pays ?

 

 

Vous avez plusieurs fois été, notamment au dernier Forum Économique de Karpacz en septembre 2025, le partisan d'une Union européenne fédéraliste, en opposition à une Europe des nations. Le rêve d'une Europe fédérale est-il réaliste face à la montée des partis nationalistes dans toute l'Europe ?

Nous faisons tous le même constat : il n'y a pas un Ukrainien qui aurait souhaité que Volodymyr Zelenski se comporte à la Maison-Blanche en février comme la présidente de la Commission européenne [NDLR : Ursula von der Leyen] l'a fait en juillet 2025, dans la propriété écossaise du Président américain. Mais ceci était peut-être inévitable au regard du fonctionnement actuel de l'Union européenne. 

Nous sommes techniquement allés assez loin dans le sens d'une « Union sans cesse plus étroite », sans l'assumer politiquement. C'est ainsi qu'émerge, en réaction, une opinion publique européenne. Elle ne demande pas plus d'Europe, mais émet l'idée que, pour reprendre le contrôle des événements, il faudrait retourner derrière nos frontières nationales. Cette évolution est si forte que, même après le Brexit, qui souligne combien tout cela n'est qu'illusion, ces idées continuent à progresser.

Cette observation faite, il y a deux options. La première option : nous retournons en arrière, chacun des 27 prétendument protégés par leurs frontières, et nous subirons alors l'évolution du monde en fonction de ce que dicteront les grands : les USA, la Chine et plusieurs pays émergents. Cela concerne les règles du commerce et des normes (même si on peut éventuellement prétendre s'en protéger par une sorte de protectionnisme), mais aussi l'évolution du climat, des émissions carbone, la gouvernance relative aux données, aux effets de l'IA et des réseaux sociaux sur nos sociétés - sujets auxquels nous ne saurions échapper, mais sur lesquels nous n'aurons aucune influence, si nous retournons chacun à nos petites affaires et pseudo-protections nationales. 

Seconde option : nous en revenons au projet européen initial qui a été oublié, pour ne pas dire trahi, depuis 30 ans, c'est-à-dire depuis que la génération qui avait vécu la Seconde Guerre mondiale a quitté le pouvoir. Depuis ce moment-là, le projet européen est formellement en « pause » (sauf en cas de crise où on pose, à chaque fois, un nouveau pansement sans vision d'ensemble), alors même qu'il recule dans les esprits.

Je mesure combien la montée des nationalismes progresse dans les opinions publiques. Il y a urgence à proposer un projet alternatif cohérent pour aller de l'avant, construire une réelle indépendance, plus de transparence démocratique et éviter de perdre tout ce qui a été construit depuis 1950 et dont les nationalistes contestent le fondement. 

Même en Ukraine, derrière la volonté d'adhésion, je sens aujourd'hui percer le doute sur la capacité de l'actuelle Union européenne à être aussi efficace pour défendre les Européens dans le monde qui vient, que l'Ukraine parvient aujourd'hui, à le faire pour elle-même et ses habitants, même si personne ne remet en cause l'absolue nécessité et le caractère décisif de l'aide européenne à l'Ukraine.

 

 

Jean-Yves Leconte au Forum Économique de Karpacz en 2025 ©Forum Ekonomicznego w Karpaczu
Jean-Yves Leconte au Forum Économique de Karpacz en 2025 ©Forum Ekonomicznego w Karpaczu

 

Pour suivre toute l'actualité de Jean-Yves Leconte : https://jeanyvesleconte.wordpress.com 

 

Une interview de Bénédicte Mezeix-Rytwiński et Louis Moreau

 

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