Alors que s'est clos le chapitre de la présidence du Conseil de l’Union européenne de la Pologne, sa résistance face aux totalitarismes nazi puis soviétique résonne avec une actualité particulière. Dans l’après-guerre, alors que l’Europe se reconstruisait et se divisait sous la menace de la guerre froide, la Pologne était devenue un terrain d’affrontement idéologique et symbolique. Intégrée de force au bloc soviétique, elle incarnait les luttes pour l’émancipation face aux totalitarismes. Albert Camus, écrivain et penseur engagé, porta une attention particulière à ce pays, voyant en sa résistance un écho à sa propre quête de justice et de liberté. Cette relation, moins connue que son engagement pour l’Algérie ou son rapport à l’Espagne, éclaire la cohérence de sa pensée politique et l’universalité de son œuvre. Épisode 2.


💡 David Camus
- David Camus a été « élevé par les livres » : ils l’ont façonné, construit, et lui, il leur a dédié sa vie : écrivain - fictions, essais, articles…, et traducteur, il a également travaillé comme agent littéraire, éditeur et documentariste.
- Ce texte, que nous publions en deux parties, a été rédigé dans le cadre de la rencontre littéraire qui s'est tenue à Cracovie "Świadkowie wolności" Témoins de la liberté, qui a réuni Jan Maria Kłoczowski, David Camus, Maciej Kałuża et Paulina Frankiewicz.
- Lors de l'événement, David Camus a fait une présentation des liens de son grand-père, Albert Camus avec la Pologne.
David Camus, décodeur de H. P. Lovecraft en français, s’attaque à sa correspondance
Pour Maciej Kałuża et la Société des études camusiennes polonaise : merci de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer sur ce sujet doublement cher à mon cœur. David Camus
Le soulèvement de Poznań
L’engagement de Camus pour la Pologne s’intensifie lors des événements de Poznań en juin 1956. Les manifestations ouvrières qui débutent aux usines Staline (ex-usines Cegielski) pour des revendications économiques se transforment rapidement en soulèvement populaire. La répression fait entre 58 et 78 morts selon les estimations et des centaines de blessés, suscitant l’indignation de Camus qui y voit la confirmation de sa thèse : le communisme soviétique, loin de libérer la classe ouvrière, l’a soumise à une nouvelle forme d’exploitation.
Le 2 juillet, il signe dans Kultura un texte de protestation contre la répression des insurgés.
Le 13 juillet, il écrit dans Franc-Tireur :
Non, ce n’est pas un régime normal que celui où l’ouvrier se voit contraint de choisir entre la misère et la mort.
L’analyse que fait Camus des événements de 1956 est particulièrement éclairante car elle met en parallèle les soulèvements polonais de Poznań et hongrois de Budapest. Ce dernier, qui dura d’octobre à novembre 1956, fut réprimé dans le sang par l’armée soviétique, causant environ 2 500 morts. Pour Camus, ces deux révoltes, bien que marquées par des différences – la répression fut beaucoup plus brutale en Hongrie – révèlent une même vérité fondamentale : la faillite du système soviétique face aux aspirations irrépressibles des peuples à la liberté.
De plus, il met en évidence le contraste entre les différents modes de répression en Pologne et en Hongrie, pour démontrer que le système soviétique n’est pas un monolithe : des fissures apparaissent dans ce qui semblait être un bloc uniforme. Cette analyse, bien qu’ancrée dans les événements de 1956, anticipe indirectement la stratégie qu’adoptera plus tard Solidarność en Pologne : exploiter les contradictions internes du régime tout en évitant une confrontation directe qui pourrait justifier une intervention militaire soviétique.
Une influence réciproque : la réception de Camus en Pologne
Si Camus s’engage pour la cause polonaise, son œuvre trouve en retour un accueil particulier en Pologne, malgré la censure du régime communiste. Ses pièces de théâtre, comme Le Malentendu (Nieporozumienie, publié en 1958 en Pologne) et Caligula (Kaligula), publié en 1960 en Pologne), sont jouées dès que les autorités le permettent. En 1958, L’État de siège (Stan oblężenia) est joué à Cracovie, au Teatr Ludowy.
Ses romans, comme L’Étranger (Obcy) et La Peste (Dżuma), circulent d’abord clandestinement avant d’être publiés officiellement, respectivement en 1957 pour Dżuma et en 1958 pour Obcy.
Le message de La Peste dépasse le contexte algérien pour trouver une résonance particulière en Pologne. Comme les habitants d’Oran luttant contre une épidémie, les Polonais, face au joug nazi puis soviétique, ont mené une résistance collective reposant sur la solidarité et le refus du fatalisme. La célèbre phrase de Camus, « Il n’y a pas de honte à préférer le bonheur », pourrait être lue comme une exhortation à combattre la résignation face aux oppressions successives.
Un autre écho frappant à la pensée de Camus en Pologne se trouve dans l’œuvre de Czesław Miłosz, poète, essayiste et prix Nobel de littérature en 1980. Leurs écrits témoignent d’une inquiétude commune face aux mécanismes d’oppression et aux sacrifices imposés par les idéologies totalitaires. Si Camus affirme dans L’Homme révolté que « La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible », Miłosz, lui, donne à cette révolte une portée mémorielle et morale.
En 1950, Miłosz écrit un poème intitulé « Ty, który skrzywdziłeś » (« Toi qui a blessé »), adressé à ceux qui abusent de leur pouvoir pour opprimer de simples citoyens. Un fragment de ce poème est aujourd’hui gravé sur le mémorial des ouvriers des chantiers navals de Gdańsk, érigé en hommage aux victimes de la répression politique lors des manifestations de décembre 1970. Ces mots, simples mais puissants, rappellent que la lutte pour la justice dépasse la mort et l’oubli :
Toi qui a blessé un homme simple en éclatant de rire de son malheur,
Prends garde. Le poète se souvient. Tu peux le tuer – un nouveau naîtra.
Les actes et les paroles ne s’effacent pas.
Ce poème, dans son intégralité, est une dénonciation des abus de pouvoir et un appel à la mémoire collective. Gravé dans le métal, ce fragment illustre la conviction que les oppressions, si brutales soient-elles, ne peuvent effacer la mémoire collective ni étouffer la quête de justice. Ces mots résonnent avec l’humanisme lucide de Camus, pour qui l’écriture, comme la révolte, est un acte de résistance morale.
Cette proximité intellectuelle s’est aussi manifestée sur le plan personnel : Miłosz témoignera plus tard que Camus fut l’un des rares intellectuels occidentaux à lui tendre la main lors de son exil de la Pologne stalinienne en 1951 (*1). Alors que beaucoup le considéraient comme un paria ou un « pécheur contre l’avenir », l’amitié de Camus l’aida à survivre dans le labyrinthe de l’Occident.
Des figures comme Adam Michnik (né en 1946) reconnaissent en Camus un esprit libre et une voix morale essentielle. Sa conception de la révolte comme acte de résistance éthique, capable de conjuguer exigence de justice et refus du totalitarisme, influence durablement la dissidence polonaise. Bien que Leszek Kołakowski (1927-2009) partage certaines préoccupations avec Camus, notamment dans sa critique du totalitarisme, c’est Adam Michnik qui revendique explicitement cette influence. En 1983, Michnik s’inspire notamment de L’Homme révolté pour sa célèbre lettre de prison à Czesław Kiszczak (*2), incarnant cette recherche de vérité si chère à Camus.
« Je sais que je paierai un prix élevé pour cette lettre », écrit-il, « et que vos subordonnés tenteront de porter à ma conscience une connaissance complète des possibilités du système pénitentiaire dans un pays qui construit le communisme. Mais je sais aussi que je suis lié par la vérité. »
Après la mort tragique d’Albert Camus dans un accident de voiture en janvier 1960, plusieurs événements commémoratifs eurent lieu à travers le monde. En février 1960, un hommage significatif fut rendu à Varsovie, rassemblant un auditoire nombreux à l’Université, fait remarquable dans la Pologne communiste de l’époque.
La disparition brutale de Camus, à l’âge de 46 ans, ne mit pas fin à son influence en Pologne – bien au contraire. Sa mort prématurée contribua paradoxalement à faire de sa pensée un héritage intellectuel vivant, d’autant plus précieux qu’il demeurait inachevé. Dans les décennies qui suivirent, son œuvre continua d’incarner une forme de résistance éthique particulièrement pertinente pour la société polonaise.
13 décembre 1981 : le général Wojciech Jaruzelski déclare la guerre à Solidarność
Un héritage vivant
L’attention de Camus pour la Pologne illustre sa conception du rôle de l’écrivain : ni propagandiste ni spectateur désengagé, mais témoin actif de son temps. Son refus des absolus politiques et sa quête d’une « pensée de midi », prônant un équilibre entre nihilisme et dogmatisme, trouvent un écho durable dans la culture politique polonaise. Cette « pensée de midi », qui appelle à la mesure, rejette à la fois le fanatisme et le désespoir, et s’oppose aux logiques totalitaires. Elle résonne particulièrement dans l’approche non-violente adoptée par Solidarność dans les années 1980.
En combinant résistance morale et union collective, Solidarność incarne l’idéal camusien d’une révolte solidaire, exprimé dans la célèbre formule de Camus :
Je me révolte, donc nous sommes.
Ce mouvement, comme la pensée de Camus, montre que la révolte n’est pas seulement un refus, mais aussi une affirmation de la dignité humaine et de la solidarité.
Aujourd’hui encore, l’œuvre de Camus reste lue et débattue en Pologne, notamment grâce à la Société des études camusiennes polonaises, dirigée par Maciej Kałuża. Cette institution explore la pertinence de Camus face aux défis contemporains, comme les menaces pesant sur l’indépendance de la justice, la liberté des médias et l’autonomie des universités sous le gouvernement du PiS. Camus, pour qui la vérité et la liberté étaient indissociables, aurait vu dans ces réformes une tentative de subordonner la pensée critique à une idéologie dominante, rappelant les mécanismes d’oppression qu’il dénonçait dans les régimes totalitaires.
Conclusion
Cette histoire particulière entre Camus et la Pologne illustre l’universalité et l’actualité de sa réflexion sur la justice et la liberté. En transcendant les frontières et les époques, ses idées continuent de nourrir les luttes émancipatrices. Dans son Discours de Suède, prononcé en 1957 lors de la réception de son prix Nobel, Camus exprimait avec force l’exigence éthique qui guidait son engagement :
Le rôle de l’écrivain (…) ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent.
Ces mots résonnent particulièrement dans le contexte polonais, où l’œuvre de Camus a été une source d’inspiration pour celles et ceux qui, dans l’ombre, cherchaient un chemin vers la liberté. Mais ils trouvent également un écho dans les luttes actuelles, face aux menaces pesant sur la démocratie, la justice et la liberté d’expression, que ce soit en Pologne ou ailleurs.
(Katowice, 8 janvier 2025)
*1 : In Albert Camus (Herbert R. Lottman, 1978.)
*2 : Lettre de Adam Michnik à Czesław Kiszczak, le 11 décembre 1983, IPN BU 1165/990, ArchiwumInstytutuPamięciNarodowej w Warszawie.
💡 Bibliographie :
- CAMUS Albert, Actuelles I (Folio, 1972.)
- CAMUS Albert, L’Homme révolté (Gallimard, 1951)
- CAMUS Albert, Pléiade, tome III (Gallimard, 2008)
- CAMUS, Albert, À Combat (Folio, 2014).
- CAMUS, Albert, Discours de Suède (Folio, 1958.)
- CAMUS, Albert, Kadar a eu son jour de peur (Franc-Tireur, 1957)
- CAMUS, Albert, La Peste (Pléiade, Théâtre, Récits, Nouvelles, 1962)
- CELLÉ DOMINIQUE, Camus et le communisme (Mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, Sous la direction de M. Jean-François Sirinelli, Université Charles de Gaulle – LILLE III, Sciences Humaines, Lettres et Arts, 1997)
- KAŁUŻA Maciej, La réception de L’Homme révolté en Pologne (in Chroniques camusiennes, 2021)
- LOTTMAN Herbert R., Albert Camus (Gingko Press, 1997)
- MAJEWSKI Sławomir, lettre citée dans : Maciej Kałuża, Buntownik. Ewolucja i kryzys w twórzości Alberta Camusa, Kraków 2017, p. 674
- MARKIEWICZ Zygmunt, « ZbutnowanyCzłowiek », Kultura 1952, no 2-3 p. 191-193
- MICHNIK Adam, lettre à Czesław Kiszczak, le 11 décembre 1983, IPN BU 1165/990, ArchiwumInstytutuPamięciNarodowej w Warszawie.
- ROŚ Joanna, Albert Camus w polskiejkulturzeliterackiej i teatralnej w latach 1945-2000, Warszawa 2018
- VERDÈS-LEROUX, Jeannine, Pologne, in tome III Pléiade Albert Camus (Gallimard, 2008)
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