Il y a quelques semaines, le Petit Journal de Rome faisait la connaissance de Janine Magnani, l'une des lauréates du concours de nouvelles "Écriture des Sept Monts". Lors de la remise des prix, elle s'est confiée à nous et nous a avoué avoir un bon nombre d'histoires à partager. Nous vous proposons de découvrir aujourd'hui "Rêverie de Bacchante".
Une femme d'un certain âge, encore belle et d'une élégance discrète, sort du Café Greco, le premier établissement du genre à Rome, devenu le lieu de rencontre favori d'artistes et d'intellectuels. Elle remonte la via Condotti et traverse la place d'Espagne sans se presser, jetant un regard distrait à la fontaine de la Barcaccia. Elle s'arrête devant les éventaires de fleurs au pied de l'escalier qui monte vers l'église de la Trinité-des-Monts mais son attention est attirée par une jeune fille qui, assise sur les marches, un peu en retrait, semble perdue dans ses pensées, indifférente à l'animation qui l'entoure. C'est là sur ces marches que stationnent par tradition les jeunes gens, filles et garçons, parfois vêtus de costumes régionaux, qui se proposent comme modèles pour les nombreux peintres, italiens et étrangers, qui fréquentent ou habitent le quartier et y ont leur atelier.
La femme l'observe un moment puis s'approche. Elle lui propose de poser pour elle.
Angelica Kauffmann est très connue et très appréciée pour ses magnifiques portraits. Elle peut se vanter d'avoir peint aristocrates et têtes couronnées de toute l'Europe, aussi la jeune fille est tout d'abord très flattée par la proposition, puis un peu inquiète lorsqu'elle apprend qu'elle devra poser en bacchante. Pour ce qu'elle en sait les bacchantes n'ont pas très bonne réputation et elles sont généralement représentées à moitié nues. Elle préfèrerait poser plutôt en muse, en nymphe ou en vestale. Mais Angelica insiste, il s'agit d'une commande. - Importante, précise-t-elle, et rassure-toi tu seras vêtue ! »
Lisa sera bien payée alors... vestale ou bacchante...
Suivie par le regard envieux des autres modèles en attente sur les marches, elle suit la Kauffmann et monte d'un pas léger l'escalier de la Trinité des Monts jusqu'à son atelier, via Sistina. Avant même de passer le seuil elle reconnaît l'odeur si particulière, pas vraiment désagréable mais forte, un peu entêtante, due aux produits que les peintres mélangent à leurs couleurs.
- Déshabille-toi et enfile ça.” Angelica lui tend une tunique en étamine blanche, très fine, qui laisse une épaule découverte. Puis elle la fait asseoir au centre de l'atelier. D'un coffre s'échappent des châles et des tissus de différentes couleurs. Elle choisit une belle étoffe soyeuse ocre, aux reflets changeants, très agréable au toucher qu'elle drape autour du corps de la jeune fille en plis harmonieux. A son air Lisa comprend que l'artiste est satisfaite du résultat. Puis Angelica sort d'un coffret en bois décoré d'une précieuse marquetterie, un bracelet finement ciselé. - Tiens, mets ça sur le haut de ton bras droit. » Une couronne de feuilles de vigne autour des cheveux et un grand tambourin dans les mains complètent la mise en scène. Ce sont les seuls éléments qui rattachent la jeune fille au cortège de Bacchus et à une bacchante. - Voilà, tout y est, au travail !» s'exclame l'artiste.
Enfin, après quelques tâtonnements, elle lui fait prendre la pose afin que la lumière éclaire son visage, l'épaule nue et surtout les plis de la tunique blanche. Elle semble suivre une idée, voir une image qu'elle aurait déjà en tête. Elle regarde Lisa en souriant. - Tu fais une très jolie bacchante !». Puis elle se dirige vers le chevalet et esquisse au fusain, directement sur la toile, le visage et la silhouette de la jeune fille. Ses gestes sont rapides et précis. C'est qu'elle a une grande expérience et une longue pratique. Ne dit-on pas que son père, peintre lui-même, lui a fait prendre un pinceau alors qu'elle était encore une enfant ? Ensuite elle dispose les couleurs sur la palette, de la gauche vers la droite, dans un ordre précis et après avoir choisi quelques brosses et des pinceaux elle commence à peindre. Et Lisa à rêver. Il lui faut bien tromper le temps !
Elle se demande à qui est destiné ce portrait. Ira-t-il décorer l'un des nombreux palais de Rome ? Caetani, Colonna, Borghese ? Et si c'était le palais des princes Barberini ? Il est magnifique et imposant, digne d'un roi. Elle le sait car elle y a un jour accompagné sa mère en renfort pour aider les femmes de chambre débordées de travail. L'agitation régnait à tous les étages et dans les cours, jusqu'aux écuries. On allait célébrer le mariage d'un jeune prince, un mariage somptueux afin d'impressionner toute la noblesse présente, aussi tout devait être parfait. Aucune fausse note ne serait tolérée. Il y allait de l'honneur de cette puissante et prestigieuse famille.
Elle s'y revoit, éblouie, ne sachant où poser le regard. Jamais elle n'aurait imaginé qu'il existât autant de richesse et de beauté. Mais lorsqu'elle avait levé les yeux dans la cage du scalone, le grand escalier de gauche, elle avait ressenti un choc. Jamais de sa vie elle n'avait vu un escalier de cette dimension et surtout ouvert sur le ciel. Il lui avait semblé être plongée dans un puits de lumière. Cette ouverture sur l'azur avait exercé sur elle une attraction qu'elle ne savait comment expliquer. Elle s'était sentie comme aspirée, emportée dans un espace vertigineux et irréel. Hors du temps. Une sensation bien étrange qui l'avait bouleversée et l'émotion lui avait fait monter les larmes aux yeux. Elle s'était demandé si c'était cela que son père avait ressenti au moment de sa mort.
Mais l'évocation de cette source de lumière lui en avait rappelé une autre, chère à son cœur, le lac de Castel Gandolfo à la surface si calme et lisse qui la fascinait, enfant, lorsqu'elle habitait là-bas, aux Castelli Romani, avec sa famille. Elle passait de longs moments à contempler le scintillement et les mille reflets que le soleil créait à la surface de l'eau, jusqu'à avoir la sensation de s'y fondre.
C'est étrange les souvenirs, chacun en appelle un autre. Elle revoit la scène comme si elle y était, comme si c'était hier.
Elle est en train d'observer un pivert qui frappe le tronc d'un arbre de son bec. Au loin le lac brille comme un miroir. Les oiseaux chantent, elle est heureuse. Soudain effrayé le pivert s'envole et les oiseaux se taisent. Alors éclate un vacarme épouvantable, le son des cors, les cris des piqueurs qui incitent les chiens, les aboiements furieux. Un sanglier déboule des fourrés et s'écroule dans la clairière. Il est blessé et le sang tache déjà la terre. Les chiens se jettent sur lui, son regard vacille.
La fillette, cachée derrière un gros chêne, se fait toute petite. C'est alors qu'elle le voit, le jeune seigneur sur son cheval blanc lancé au galop. Il est excité par la poursuite et ses yeux lancent des flammes. On dirait saint Georges à l'assaut du dragon peint sur les murs de l'église du village ! Il est si beau ! Son cœur s'est mis à battre très fort et elle est aussitôt tombée amoureuse de lui. Elle sourit à ce souvenir. Quelle enfant elle était !
C'est déjà si loin tout cela et comme sa vie a changé depuis ! Son père travaillait les terres du domaine des Barberini. Un soir il est rentré, s'est alité et ne s'est plus relevé. Elle et sa mère ont dû partir et sans la tante qui vit à Rome et gouverne les femmes de chambre du palais elles n'auraient su où aller.
Le jeune seigneur s'est longtemps promené dans ses rêves. Elle l'a revu, un jour, ou plutôt aperçu, de loin. Il souriait à une belle jeune femme somptueusement vêtue. C'était le jour du mariage.
- Lisa, tu m'entends ? Tu dors, pas possible ! C'est fini pour aujourd'hui, nous reprendrons demain. ”
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D'après le « Portrait de jeune fille en bacchante » d'Angelica Kauffmann et « Pico transformé en pivert » de Garofalo, exposés à la Galerie Nationale d'Art Antique, Palais Barberini à Rome.