Il y a quelques semaines, le Petit Journal de Rome faisait la connaissance de Janine Magnani, l'une des lauréates du concours de nouvelles "Écriture des Sept Monts". Lors de la remise des prix, elle s'est confiée à nous et nous a avoué avoir un bon nombre d'histoires à partager. Nous vous proposons de découvrir aujourd'hui Les Danseurs du Tibre.
"Le 14 Aout 1991 deux frères afro-américains se sont noyés dans le Tibre. Ils étaient danseurs, en quête d'une gloire qui n'arrivait pas. Ils avaient quand même fait une apparition à la télévision dans une émission avec Sandra Milo. Deux êtres magnifiques et stupéfiants avec leurs perruques. Pour utiliser un adjectif à la mode en Italie, ils étaient "solaires". Mais c'était la galère et ils vivaient dans une cabane sur les bords du Tibre. Leur mort m'avait beaucoup touchée à l'époque car je les croisais souvent au Trastévère vers 13h, justement lorsqu'ils se rendaient à la communauté de Sant'Egidio pour un repas gratuit. Un jour j'ai retrouvé un article de journal avec photo que j'avais mis de coté et j'ai eu envie de parler d'eux."
Au Trastévère tout le monde les connaissait. Lorsqu'ils passaient dans les rues ils faisaient naître le soleil à chaque pas. Leur grâce naturelle, comme de jeunes félins, appelait les regards mais leur beauté, teintée d'exotisme, étonnait sans doute moins que leur étrange chevelure.
Les habitants du quartier qui les voyaient passer tous les jours à la même heure et dans la même direction savaient ce que cela signifiait. Ils se rendaient à la communauté de Sant'Egidio qui distribuait des repas aux nécessiteux. Comme ils étaient toujours gais et souriants ils attiraient la sympathie et les commerçants trastévérins, gouailleurs et généreux, auxquels ils donnaient parfois un coup de main pour décharger les cageots, leur offraient volontiers quelques fruits, des morceaux de pizza, de fromage, des fonds de jambon ou de mortadelle. Ils arrivaient ainsi à manger à leur faim.
Mais personne ne soupçonnait qu'ils vivaient dans un abri de fortune sur les bords du Tibre.
John et Jérémy, deux jeunes métis d'origine afro-américaine, échoués à Rome à la suite des aléas de la vie, étaient jumeaux monozygotes. Identiques, inséparables et indissociables. Depuis l'enfance la danse les habitait.
Après le tragique accident qui les avait privés de leurs parents ils s'étaient juré de ne jamais se quitter quoi qu'il arrive. Les difficultés financières les obligèrent à renoncer à leurs cours de danse et comme il fallait vivre et qu'ils ne savaient rien faire d'autre que danser ils montèrent une chorégraphie, entre contemporain et ethnique, grâce à laquelle ils décrochèrent quelques petits contrats dans des cabarets de Los Angeles. Rien de bien sérieux. Impresarii et talent scouts semblaient s'être donné le mot, répétant tous la même rengaine, leur numéro n'était pas assez original. Et puis des danseurs de couleur... l'Amérique en avait à revendre. «Essayez donc l'Europe, leur disait-on, l'Italie, peut-être. Il paraît que là-bas ils prennent n'importe qui pourvu qu'il vienne d'ailleurs !»
C'est ainsi qu'ils étaient arrivés à Rome pleins d'espoir. Mais la Ville Éternelle ne fut pas l'Eldorado dont ils avaient rêvé. Ici comme aux États-Unis on ne les trouvait pas assez originaux. Entre-temps leurs économies avaient fondu et ils n'avaient plus les moyens de payer un loyer, même modeste. Alors ils s'étaient arrangés.
Ils avaient repéré sur les bords du Tibre, entre le pont Sublicio ou Aventino et le pont de l'Industria, un endroit isolé, que des arbres et des buissons touffus protégeaient des regards. Avec des tôles et des planches récupérées dans des chantiers ils construisirent une baraque et s'organisèrent du mieux possible. Malgré leur dénuement ils mirent un point d'honneur à vivre avec dignité, toujours impeccablement propres et correctement vêtus. Ce n'était pourtant pas facile.
Après de nombreuses démarches, auditions et castings aussi exténuants que décevants, ils finirent par obtenir un contrat dans une boîte de nuit du Trastévère. Mal payés, mais c'était un début, surtout ne pas se décourager, jamais. Ils se disaient qu'une idée géniale finirait tôt ou tard par les conduire au succès. Pas si facile, tout semblait avoir été déjà inventé.
Pourtant un jour ils pensèrent l'avoir trouvée, cette idée géniale. Ils allaient modifier leur aspect. Une perruque. Oui, ils allaient inventer une perruque qui étonnerait le monde. Avec un enthousiasme d'enfants ils achetèrent des kilomètres de fil de nylon noir et ils se mirent à faire des tresses, longues et fines. De nuit ils dansaient sur la scène d'un cabaret. A l'aube, épuisés, ils regagnaient leur cabane. Mais pendant tous les instants de liberté, avec une infinie patience, ils tressaient le nylon qui leur cisaillait les doigts. Ces tresses occupaient leurs pensées au point de les obséder, finissant par envahir leurs rêves dans lesquels elles grouillaient comme un nid de serpents.
Une amie costumière les aida à les fixer sur un canevas et ils réalisèrent d'invraisemblables perruques qui leur descendaient jusqu'aux reins. Elles étaient très lourdes. Quatre ou cinq kilos peut-être. Les journaux parleront de sept et même huit kilos. Pour les fixer ils durent raser leur crâne et utiliser une colle spéciale, une sorte de mastic. Il fallait que ça tienne. John et Jérémy étaient fiers du résultat. Avec leurs perruques ils étaient encore plus beaux, plus exotiques, surprenants. Cette fois c'était sûr, le succès allait enfin arriver. Au bout des tresses.
Il ne restait plus qu'à refaire le tour des impresarii. Ils finiraient bien par obtenir un contrat intéressant. Mais voilà, le vent avait tourné, il venait de l'Est. On n'engageait plus maintenant que des danseurs blonds, même oxygénés, de type slave.
La déception fut immense, mais leur rêve les habitait encore. Ils savaient qu'ils étaient nés pour danser et qu'ils avaient du talent. Il fallait persévérer c'est tout. Refusant de céder au découragement, ils décidèrent de mettre au point une nouvelle chorégraphie. Au rythme plus endiablé, plus fou.
L'été arriva. Le jour du 15 Août la canicule écrasait une ville semi déserte et indifférente. Les Romains s'étaient réfugiés à la mer ou à la montagne. Les touristes trempaient leurs pieds dans les fontaines en mangeant des glaces.
John et Jérémy avaient passé un après-midi tranquille, assis devant leur cabane sous les arbres, en mangeant quelques tranches de pastèque. Leur refuge était une oasis de calme, et ils y jouissaient d'une relative fraîcheur.
Lorsque le soleil déclina, Rome s'enflamma et prit des aspects de décor baroque. Un cadre d'une somptueuse et émouvante beauté.
Les reflets de l'eau et les rayons du soleil, filtrant à travers les arbres, créaient une atmosphère irréelle transformant les bords du Tibre en un espace onirique. Un décor unique. Alors, sans même se concerter, ils se mirent à danser, pour le plaisir. Pas de chorégraphie, juste les pas que leur suggéraient leurs émotions suivant une musique intérieure qu'ils étaient seuls à entendre. Leur connivence était telle que les mouvements fluides et équilibrés s'enchaînaient avec aisance et précision. Chaque pas créait des images de beauté et d'harmonie qui donnaient vie à leur rêve et la danse donnait sens à leur vie. Et puis soudain ces deux corps parfaits, à demi nus, s'envolaient et l'espace d'un soupir ils restaient comme suspendus dans la poussière étincelante des derniers rayons du soleil, comme de grands oiseaux de lumière.
Emporté par sa fougue, sa fureur de vivre ou ses désirs frustrés, John se mit à tournoyer de plus en plus vite, s'approchant dangereusement de la rive. On n'entendait que le bruissement de l'air froissé par son corps. Il tournait, tournait... et les tresses l'emportèrent. Il tomba dans le fleuve. Jérémy dans un hurlement se jeta à l'eau et réussit à l'agripper, mais les perruques déjà très lourdes, imbibées d'eau, les entraînèrent vers le fond.
Les deux frères, prisonniers d'un cauchemar opaque et silencieux, se débattirent en vain. Accrochés l'un à l'autre, enveloppés de tresses aux mouvances de reptiles, ils ressemblaient à de stupéfiantes Gorgones.
Et puis les eaux s'étaient refermées. Le soleil avait disparu et il ne resta plus devant la cabane qu'un morceau de pastèque et quelques guêpes bourdonnant encore dans le silence du crépuscule.