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"Un Dieu oublie" par Janine Magnani

une rue du site archéologique d'Osita Anticaune rue du site archéologique d'Osita Antica
Écrit par Le Petit Journal de Rome
Publié le 19 juillet 2021, mis à jour le 19 juillet 2021

Il y a quelques semaines, le Petit Journal de Rome faisait la connaissance de Janine Magnani, l'une des lauréates du concours de nouvelles "Écriture des Sept Monts". Lors de la remise des prix, elle s'est confiée à nous et nous a avoué avoir un bon nombre d'histoires à partager. Nous vous proposons de découvrir aujourd'hui "Un Dieu oublie".

 

Quelle journée magnifique, se dit Sara en s'engageant d'un pas tranquille sur le decumanus maximus, et quelle chance de travailler dans un lieu aussi beau et aussi fascinant. 

         La jeune fille fait partie du personnel de surveillance du site archéologique de Ostia Antica, dans les environs de Rome.

         La beauté des ruines de la ville romaine, disséminées parmi lauriers roses, cyprès et pins parasols, l'a conquise dès le premier jour. A chaque pas surgissent des souvenirs d'une lointaine splendeur, vestiges de thermes, de temples, un théâtre, des habitations, des boutiques. Des colonnes parfois solitaires, en tuf, marbre ou granit s'élèvent surmontées de chapiteaux ioniens ou corinthiens. On foule, presque à regrets, des pavements en mosaïque blanches et noires, à motifs géométriques mais certains racontent aussi des scènes de la mythologie. Des carrelages somptueux en marbres précieux se cachent aux regards du visiteur distrait. Des murs ocres et roses suggèrent des édifices, des fenêtres ouvrent sur l'azur tandis que des escaliers semblent monter vers un rêve oublié.  Comment ne pas être émue par un tel lieu.

         Sara est jeune et très jolie. Le ponentino, ce vent léger qui vient de la mer, soulève ses longs cheveux ondulés aux reflets dorés qui entourent un visage aux traits délicats, illuminé par des yeux clairs et rieurs. Elle semble danser dans la lumière radieuse de l'été, accompagnée par le chant des cigales et elle sourit à la vie.

 

         Ce jour-là elle est chargée de surveiller un secteur à l'écart. Les touristes arrivent rarement jusque-là et aujourd'hui ils sont peu nombreux sur le site. Tant mieux, elle va pouvoir se promener tranquillement et en profiter pour se laisser transporter par son imagination comme cela lui arrive parfois et rêver aux habitants des temps anciens.

 

         Sara aime profondément le site avec lequel elle se sent en totale harmonie. Et même, comment dire, acceptée. Au fil des saisons il lui dévoile ses richesses et ses secrets. En février elle sait où aller respirer le parfum des narcisses, lorsque fleurissent les anémones sauvages elle se remémore les amours de Vénus et Adonis, en avril elle attend la floraison des arbres de Judée, elle sait où trouver les fraises des bois au printemps et où manger en été les mûres et les figues les plus savoureuses. Elle reconnaît le chant des pinsons, des serins, des fauvettes, elle sait où la huppe fait son nid. Suivant ses rondes elle rend visite à Attis au temple de Cybèle, ou bien à Amour et Psychée, surprenant leur baiser. 

         Soudain elle sursaute, il lui a semblé entendre un bruit, un craquement, sans doute un des chats ou des chiens qui peuplent l'endroit. Elle les connaît tous et entretient de bons rapports avec eux, normal, elle leur distribue généreusement croquettes et biscuits.

         Et puis peu après il y a eu cette sensation de malaise, comme si on l'épiait.

 

         Rocco l'a reconnue de loin. Il la trouve bien mignonne la petite surveillante, tout-à-fait à son goût et il aimerait attirer son attention, se rendre intéressant à ses yeux. Il a essayé plusieurs fois, mais elle ne le voit même pas. Il sait bien qu'il n'a aucune chance. Avec ses traits grossiers bouffis par l'alcool, il n'a vraiment rien pour plaire, de plus on le sait brutal.

         Il commence à la suivre, d'abord sans une idée précise, juste pour la regarder à son aise, elle est si jolie. Il se faufile habilement entre les arbres et se glisse le long des murs sans se faire voir. Un morceau de bois mort craque sous ses pieds, il a juste le temps de se cacher derrière le tronc d'un pin parasol. La jeune fille, alertée, se retourne mais ne remarque rien.  Cependant pour la première fois elle est inquiète, elle sent comme une menace.

        

         Peut-être parce que l'homme l'a compris, quelque chose en lui s'éveille, un désir trouble, un instinct primitif de possession, une envie sauvage de faire mal. Il sait qu'il ne pourra résister longtemps à ses pulsions et qu'il pourrait perdre le contrôle. Son regard sournois se fait acéré et un rictus lui tord la bouche. Attentif aux mouvements de celle qu'il voit désormais comme une proie il glisse, invisible, le long des murs, s'arrête, repart, il la perd de vue un instant et la retrouve, s'excitant de plus en plus à ce jeu pervers.

 

         Sara a peur maintenant, elle est en danger, elle le sent. Elle entend des frôlements, des bruissements, des craquements et à chaque fois qu'elle se retourne elle croit voir une ombre furtive. A force d'imaginer les habitants de la ville morte elle a parfois cru en voir les fantômes, mais cette fois elle ne rêve pas, quelqu'un la suit, elle en est sûre et dans ce secteur isolé il n'y a personne pour lui venir en aide.

         Elle a de l'avance, mais pas trop, alors elle tente le tout pour le tout et changeant brusquement de direction elle traverse en courant l'insula de Sérapis, débouchant via della Foce. Logiquement l'homme devrait continuer tout droit vers le forum.

         Un corbeau fendant l'air se pose sur une des colonnes des thermes de Mithra de l'autre côté de la rue et, tourné vers Sara, il croasse bruyamment comme s'il l'appelait. Alors une idée folle traverse l'esprit de la jeune fille, elle va aller se réfugier dans le souterrain des thermes qui possède une sortie secondaire. De là elle pourra rejoindre le sentier qui entoure le site vers le Tibre et arriver directement au quartier général des surveillants.

         Le souterrain de cet édifice, qui fut transformé en église à l'aube du Christianisme, abrite un mithréum, un temple dédié au dieu Mithra.  Sara le connait bien, elle s'y réfugie parfois les jours de grande chaleur et elle a toujours été sensible à l'atmosphère mystérieuse du lieu.

 

         L'homme l'a perdue de vue mais ne s'en inquiète pas. Comprenant que la jeune fille se sent traquée il marche sans se presser, à découvert, elle ne lui échappera pas, il finira bien par la débusquer. Cette sorte de chasse ne fait qu'aiguiser son désir et une joie malsaine déforme son visage.

 

         Sara a descendu en courant les marches qui conduisent au mithréum certaine de ne pas avoir été vue. Elle s'y engouffre, le cœur battant. Une odeur d'humus lui saute aux narines. Les cheveux de Vénus tremblent sur les murs couverts de salpêtre. La jeune fille avance dans une alternance d'ombre et de lumière. Au fond de ce qui ressemble à une grotte voûtée, toute en longueur, se dresse la statue du dieu Mithra, illuminée par un rayon de soleil provenant de la lucarne au-dessus de sa tête. Le bras droit levé, armé d'un poignard, la main gauche l'obligeant à relever la tête, il s'apprête à égorger le taureau qu'il tient serré entre ses genoux puissants. Il est impressionnant de force, de beauté et de mystère.

         Sentant ses jambes se dérober sous le coup de l'émotion, Sara s'accroche à la statue et du plus profond de sa peur, ou de la nuit des temps, monte à ses lèvres une prière vibrante dans laquelle elle associe le Dieu de son enfance et cette divinité oubliée, venue d'Orient.

         Une ombre passe au-dessus de la lucarne. L'ennemi invisible approche, un instant encore et il apparaîtra à l'entrée du souterrain.

         La jeune fille se précipite alors vers la petite porte du fond, derrière la statue, dans l'étroit passage complètement obscur qu'elle a toujours hésité à franchir l'imaginant tapissé de toiles d'araignées.  Elle débouche dans une salle sombre prolongée par un couloir et avance prudemment, mais le terrain humide est glissant et elle tombe en suffoquant un sanglot. Elle se recroqueville, tremblante, dans une sorte de niche dans la paroi.

         C'est alors que dans le silence profond de l'antre s'élève un hurlement comme d'un animal blessé. Terrorisée Sara mord ses poings pour ne pas hurler à son tour. Elle s'appuie de tout son poids contre la paroi de tuf, faisant corps avec elle et dans cet espace chaud et humide c'est comme si elle était dans le ventre de la terre. Dans l'obscurité et le silence elle attend.

         Epuisée, elle demeure immobile un long moment, tous ses sens en alerte jusqu'à ce que lui parviennent les coups de sifflet des surveillants qui refoulent les derniers touristes vers la sortie. Alors seulement elle trouve la force de quitter son abri. Les jambes engourdies, elle se dirige en titubant vers la sortie secondaire mais la grille, à l'horizontale au-dessus d'un petit escalier, est trop lourde pour elle, Sara a beau pousser, elle n'a pas la force de la soulever. Alors prise de panique elle se met à crier pour appeler à l'aide. Bientôt deux collègues accourent. - Sara, que fais-tu là, Que se passe-t-il ? - Un homme, un homme m'a suivie, j'ai eu peur. Je suis descendue dans le mithréum pour me cacher. J'ai entendu un cri. Aidez-moi, vite, faites-moi sortir ! Les surveillants n'ont aucun mal à soulever la grille et ils descendent dans le souterrain. - On va aller voir, mais reste derrière nous. Ils avancent prudemment, traversent le passage obscur et débouchent dans la salle du mithréum.

 

         La grotte est désormais plongée dans l'obscurité aussi ils n'aperçoivent tout d'abord qu'une forme vague qui semble agenouillée aux pieds de Mithra, la tête levée vers lui, mais dès que leurs yeux se sont accoutumés ils voient le poignard planté au milieu du dos. Une main tient le poignard. Une main de marbre. Les surveillants abasourdis lèvent les yeux vers la statue, la main s'est détachée du poignet de Mithra et a frappé l'homme à mort. C'est Rocco, leur collègue, celui que personne n'aime. Un filet de sang coule au coin de sa bouche, ses yeux emplis de stupeur fixent la statue.

 

         Les lieux sacrés ont-ils une mémoire, la mémoire des anciens rites, des anciens cultes ?   Mithra, défenseur et sauveur des créatures victimes du mal, intermédiaire entre la lumière et les ténèbres, aurait-il ce jour-là renouvelé l'antique sacrifice pour rétablir l'équilibre entre le Bien et le Mal ?

 

         Il est vrai que la tige de métal qui reliait la main au poignet était rouillée depuis longtemps et menaçait à tout instant de se rompre. Certains accuseront le manque de manutention des œuvres d'art laissées à l'abandon, d'autres parleront de coïncidence, de concours de circonstance, de hasard ou de destin, d'autres encore invoqueront une intervention divine.

 

         Sara sait qu'elle a échappé à un réel danger. Elle repense souvent à cette inscription dans le mithréum de Santa Prisca, à Rome « Tu nous a sauvés en répandant le sang. » Aussi elle n'oublie pas, lorsque ses rondes l'amènent dans le secteur du mithréum, d'aller déposer quelques fleurs sauvages au pied de la statue de Mithra, des asphodèles, des narcisses ou des coquelicots auxquels elle ajoute des épis ou des guirlandes de lierre. C'est selon la saison.

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