Nouveau rendez-vous littéraire avec la parution de L’Enfant perdue, d’Elena Ferrante, le 4ème tome de la saga italienne. Dans ce volume consacré à la « maturité et à la vieillesse » des héroïnes Elena et Lila, on assiste à l’évolution de leurs rapports et à la quête de l’acceptation de soi.
Ferrante signe à nouveau un immense succès de librairie à l’international. Comment parvient-elle à mettre un point final satisfaisant à son Amie prodigieuse, cette machine de guerre d’environ 2.000 pages mettant en scène une cinquantaine de personnages ?
Un 4ème tome à la hauteur des attentes ?
Ce que l’on retrouve
En se plongeant dans ce dernier tome, on renoue immédiatement avec ce « pur plaisir du récit » qui nous avait attaché aux trois premiers volets, et bien sûr avec le tandem Elena/Lila.
Et le rêve, la magie ? Ils réapparaissent à travers le personnage de Lila la ténébreuse. Si la blonde Elena admet avoir eu de la chance dans sa carrière d’auteure reconnue, elle a finalement peu d’épaisseur (« J’étais restée la fille disciplinée qui ne se défilait jamais ») et est parfois antipathique. A l’inverse, le prodige vient toujours de Lila, la clairvoyante (« On aurait dit que ses yeux seuls portaient son être tout entier »), une moderne Sybille de Naples (« Toi tu écris des livres mais tu ne vois pas aussi loin que tata Lina »). Comme un fil rouge, la fascination pour l’intelligence gratuite et « l’imagination débridée » de Lila demeure.
Naples apparaît comme le miroir de cette amitié contrastée. Lila devient, dans cette ville, une présence constante au-dessus d’Elena (« son plancher était mon plafond »). Si le livre recèle des clichés très « néo-réalistes » sur Naples, il renferme aussi des passages très justes sur cet équilibre instable qui y règne, entre des passions exacerbées et une certaine sagesse fataliste face à la menace physique du Vésuve et des tremblements de terre.
Ce qu’on découvre :
On se laisse surprendre par de véritables « coups de théâtre » qui viennent relancer les dés narratifs et réveiller l’intérêt du lecteur parfois anesthésié par la neutralité du style. De belles pages sont aussi consacrées à l’informatique naissante, et certaines réflexions sur le travail d’écrivain retiennent l’attention : « Y a que dans les mauvais romans que les gens pensent et disent toujours ce qu’il faut, (…) il y a les gentils et les méchants, et à la fin le lecteur est consolé ». Dans ce dernier tome, Ferrante semble esquisser la volonté de justifier ses choix littéraires, voire son grand succès. Elle tente de théoriser sa conception du roman contemporain, mais de manière trop peu approfondie pour en tirer l’adhésion à un réalisme nouveau. Elle dessine les contours d’une pensée sans oser parfaire le trait.
De même, Naples n’y est qu’un paysage de l’âme, pas une réalité géographique ou historique. Les réflexions sur la mafia et la société italienne sont très allusives. À l’évidence, le cœur du roman n’est pas l’analyse de la politique du pays, le post-idéalisme des années 60, comme dans la série La Meglio gioventù (Nos meilleures années). Ce n’est qu’une toile de fond très rapidement brossée.
Le thème central de la disparition et de l’effacement
Le thème prépondérant de cette tétralogie reste sans aucun doute celui de la disparition. Le titre même du roman, « L’enfant perdue », évoque ce mythe littéraire contemporain. A l’instar de Jean Echenoz ou Patrick Modiano, Elena Ferrante utilise la disparition du personnage principal, Lila, comme un vide qui engendre la machine romanesque, qui stimule la narration au lieu de la neutraliser : Elena commence à écrire pour combler ce blanc laissé par son amie (« Moi, j’aimais Lila. Je voulais qu’elle dure. Mais je voulais que ce soit moi qui la fasse durer »).
D’autres disparitions dans ce tome vont renouveler ce processus, comme si la perte totale et brusque déclenchait le besoin de coucher sur papier l’identité des êtres. L’écriture devient un antidote imparfait à l’absence.
La disparition est aussi celle des idéaux des personnages. Si l’enfant est perdue, les illusions aussi. En effet, au début de ce dernier tome, Elena découvre la passion amoureuse grâce à Nino Sarratore et, telle une héroïne de fiction, abandonne pour lui mari et enfants. Mais l’homme aimé chute brutalement, l’intellectuel devient « vaniteux jusqu’au ridicule ». Il en va de même pour les passions politiques, les luttes acharnées pour le droit des femmes ou celui des travailleurs.
Comment donc se clôt cet imposant édifice ? Tout d’abord, sur un constat d’impuissance. Elena, et par ce biais l’auteure elle-même, revient sur son parcours et oppose les romans et la vie réelle : « contrairement aux récits, la vraie vie, une fois passée, tend non pas vers la clarté mais vers l’obscurité ». Plus Elena cherche à comprendre, à maintenir en vie les formes et les choses, moins elle y parvient. Comme du sable qu’on cherche à retenir et qui coule inexorablement entre les doigts.
Comme pour boucler un cycle, le texte se clôt sur l’image des deux poupées, qui marquent la naissance de leur amitié et réapparaissent lorsque celle-ci n’existe plus. Au final, il reste beaucoup de non-dits, comme une absence de sens définitif à donner à la destinée tourmentée et erratique des personnages. C’est la vie.
Artémisia et Olivia Audin