Alors que l’exposition du Caravage au palazzo Reale à Milan s’apprête à prendre fin, découvrons la vie de l’artiste peintre à travers la bande-dessinée et l’œuvre du célèbre fumettista Milo Manara.
La bande-dessinée incarne actuellement l’un des genres littéraires les plus vivifiants malgré sa traditionnelle humilité. Et quel meilleur ambassadeur contemporain que le fumettista Milo Manara dont la réputation n’est plus à faire en-dehors même des frontières transalpines ?
Vous ne le trouverez pas au rayon « BD pour enfants » c’est certain, mais délaissant à demi l’esthétique libertine qui l'a rendu célèbre, Manara a récemment décidé de rendre hommage à celui qu’il considère depuis toujours comme son Maître, à savoir il « Maestro Michelangelo Merisi », dit Le Caravage (1571-1610). Il lui consacre en effet non seulement un double album mais également une lettre d'admiration très personnelle dans laquelle il s'adresse directement au peintre :
« Il y a fort longtemps, dans le cadre de mes examens du baccalauréat option art, le professeur qui m’interrogeait pointa l’index sur la couverture d'un livre d’histoire de l’art en me disant : « Parle-moi donc de cela ». Sur la couverture, il y avait votre Corbeille de fruits. Hé bien, figurez-vous que je l’ai épaté : je savais tout de vous ».
Plus loin, il conclut sa lettre avec émotion : « … dans mon panthéon personnel, vous avez toujours occupé la marche la plus élevée… Je baise vos saintes mains, Maître. Votre serviteur ».
Le premier volume de l’album, intitulé « La palette et l’épée », est paru en 2015, en Italie comme en France. Manara y retrace la vie du grand peintre baroque qui né à Milan, séjourna dans la capitale italienne de 1592 à 1606.
Le promeneur actuel peut se rendre compte à quel point ces années furent majeures dans l’œuvre du Caravage, ne serait-ce qu’en visitant les églises du centre de Rome… Il sera dès lors sensible à la manière convaincante dont Manara parvient à restituer l’esthétique clair-obscur d’une Rome du Seicento extrêmement fidèle aux tableaux du Maître.
Contexte historique et chefs d'oeuvre du Caravage
Manara intègre à son récit la reproduction des tableaux de celui-ci en les replaçant dans leur contexte historique immédiat et au besoin en imaginant l’anecdote qui aurait pu les susciter (c’est par exemple le cas du Joueur de luth et du Concert de jeunes gens). On découvre ainsi sous ce nouvel éclairage les grands chefs d’œuvre du Caravage comme la Vocation et le Martyre de Saint-Matthieu aujourd’hui visibles en l'église Saint-Louis des Français, le Satyre malade, le Bacchus adolescent des Offices, Judith et Holopherne, la Crucifixion de Saint-Pierre et la Conversion de Saint-Paul de l’Eglise Santa Maria del Popolo ainsi que la délicate et émouvante Madone des Pèlerins conservée à la basilique Sant’Agostino et bien d'autres encore. Manara fait aussi la part belle à des scènes visant à exposer la technique picturale, le travail en atelier avec les modèles et les mises en scène des toiles, bref il donne à voir un pan moins connu de la création artistique du Caravage.
Et surtout, l’auteur explore la confrontation si emblématique entre le génie de l’artiste (le clair) et les nombreux errements de l’homme (l’obscur), à savoir son tempérament impétueux, ses fréquentes rixes dans les rues de Rome et ses bagarres dans les tavernes, son goût des prostituées, ses excès verbaux et jusqu’à l’assassinat qu’il commet en 1606 et qui décidera de sa fuite de Rome et de son bannissement par le Pape. Seule pourrait être reprochée au fumettista une tendance à l'empathie de nature à relativiser ce crime ou du moins à le romancer en l’entourant de circonstances atténuantes peu certaines historiquement…
Il n'en demeure pas moins que la force de cette « mise en bulles » de la vie du Caravage procède d’une alchimie narrative entre le dessin et le texte que seule la BD permet et incarne de manière active. L’imagination du lecteur n’y est jamais en reste, bien au contraire: s’il est attentif, celui-ci ne manquera pas de constater que la BD, plus que tout autre art, contient souvent des « blancs » et ellipses qui requièrent son interprétation active, autant d’invitations à flâner et à s’arrêter le temps qu’il souhaite sur l’image de son choix .
Bien sûr, ce singulier portrait n’a d'ores et déjà échappé ni aux louanges ni aux critiques, comme c’est souvent le cas pour Manara. La critique la plus fréquente étant que celui-ci serait vulgaire et même obscène, dévoilant avec une impudeur teintée de voyeurisme la vie des prostituées du quartier de l’Ortaccio. Parmi ce peuple des rues se distingue une prostituée à la chevelure flamboyante, la belle Anna Bianchini dite « Annuccia », particulièrement malmenée par la vie mais que Manara imagine comme le modèle des tableaux parmi les plus poignants du Maître comme la Madeleine pénitente, le Repos pendant la fuite en Egypte et surtout La mort de la Vierge que l’on peut admirer au Louvre et qui constitue un point d’orgue dramatique dans la narration menée par l’auteur.
Sur ladite vulgarité, chacun se fera son idée selon sa propre sensibilité. Laissons toutefois Manara donner son avis : « la vulgarité ne dépend pas du nombre de centimètres d’épiderme exposé, c’est avant tout un fait culturel et mental ». D’ailleurs les tableaux du Caravage n’étaient-ils pas eux-mêmes empreints d’une sensualité extrême ? Il suffit de songer à l’expression du Garçon à la corbeille de fruits pour ne citer que ce vibrant portrait…
Mais laissons-là ce débat de goûts et revenons-en plutôt aux couleurs en rappelant que Manara réussit ici à créer un portrait particulièrement vivant et insolite qui se nourrit beaucoup de son admiration pour le Maître et ne doit pas moins au talent de cet illustre disciple et admirateur.
Publié dans la revue Forum n°496