Alors que se clôt le chapitre de la présidence du Conseil de l’Union européenne de la Pologne, sa résistance face aux totalitarismes nazi puis soviétique résonne avec une actualité particulière. Dans l’après-guerre, alors que l’Europe se reconstruisait et se divisait sous la menace de la guerre froide, la Pologne était devenue un terrain d’affrontement idéologique et symbolique. Intégrée de force au bloc soviétique, elle incarnait les luttes pour l’émancipation face aux totalitarismes. Albert Camus, écrivain et penseur engagé, porta une attention particulière à ce pays, voyant en sa résistance un écho à sa propre quête de justice et de liberté. Cette relation, moins connue que son engagement pour l’Algérie ou son rapport à l’Espagne, éclaire la cohérence de sa pensée politique et l’universalité de son œuvre. Épisode 1.


💡 David Camus
- David Camus a été « élevé par les livres » : ils l’ont façonné, construit, et lui, il leur a dédié sa vie : écrivain - fictions, essais, articles…, et traducteur, il a également travaillé comme agent littéraire, éditeur et documentariste.
- Ce texte, que nous publions en deux parties, a été rédigé dans le cadre de la rencontre littéraire qui s'est tenue à Cracovie "Świadkowie wolności" Témoins de la liberté, qui a réuni Jan Maria Kłoczowski, David Camus, Maciej Kałuża et Paulina Frankiewicz.
- Lors de l'événement, David Camus a fait une présentation des liens de son grand-père, Albert Camus avec la Pologne.
David Camus, décodeur de H. P. Lovecraft en français, s’attaque à sa correspondance
Pour Maciej Kałuża et la Société des études camusiennes polonaise : merci de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer sur ce sujet doublement cher à mon cœur. David Camus
Une conscience précoce des enjeux
Dès 1944, Camus, alors directeur du journal Combat, est profondément sensible aux situations d’oppression à travers le monde. Le contexte de l’Insurrection de Varsovie, où des résistants polonais ont combattu les nazis pendant 63 jours (du 1er août au 2 octobre 1944), s’inscrit dans ce cadre. L’inaction de l’Armée rouge, stationnée sur la rive est de la Vistule, a suscité de nombreuses interrogations. Mais si cette passivité soviétique préfigure les dérives d’un système qu’il va progressivement dénoncer comme totalitaire, pour Camus, il s’agit d’une double trahison : non seulement de la Pologne, mais aussi des idéaux de solidarité humaine.
Cependant, il faut noter, comme l’indique Jeannine Verdès-Leroux dans la Pléiade Albert Camus, que le journal Combat lui-même ne montrait pas toujours une compréhension claire de l’évolution de la situation polonaise. Si les informations concernant l’Armée rouge étaient précises, le journal reprenait parfois la propagande communiste, allant jusqu’à qualifier les résistants de l’Armée de l’Intérieur (Armia Krajowa) de néo-fascistes. Le gouvernement polonais en exil était même décrit dans ses colonnes comme « l’Organe exécutif d’une Constitution semi-fasciste, [qui] ne peut représenter que la minorité réactionnaire du pays » (2 janvier 1945). Cette ambivalence reflète la complexité de la période et les difficultés à saisir pleinement les enjeux de la situation polonaise.
Camus s’intéresse à celle-ci dès octobre 1944. Dans Combat, il compare les occupations passées : selon lui, l’Allemagne vaincue connaîtra une occupation « dure et sans merci », plus sévère qu’en France en 1940, mais moins brutale que celle subie par la Pologne. Cette hiérarchisation est révélatrice : elle montre que Camus avait pleinement conscience de la singularité et de l’extrême brutalité de l’occupation en Pologne. Elle témoigne aussi de sa capacité à établir une gradation lucide dans l’oppression, refusant tout relativisme moral face aux différentes formes de domination.
Le 29 novembre 1944, dans un éditorial de Combat, Camus écrit :
La Belgique, l’Italie, la Pologne, la Grèce aussi, à un moindre degré, se trouvent devant des problèmes qui semblent les dépasser. Et quand même elles seraient capables de les régler seules, on ne les laisserait pas faire. La politique intérieure de chaque État a trop d’influence sur la conduite de la guerre pour que les nations belligérantes ne s’y intéressent pas. À quoi bon se boucher les yeux ? (…) La Russie et la Grande-Bretagne interviennent dans les affaires de la Pologne que les États-Unis abandonnent à son sort. Disons donc ouvertement que ces nations ne sont pas encore souveraines, même si nous devons ajouter que cela est provisoire. Ces servitudes trouvent leur légitimité dans l’état de guerre, mais il ne servirait de rien de ne pas les appeler servitudes.
Hélas, comme nous le savons, cette servitude, dans le cas de la Pologne, durera jusqu’en 1989, confirmant la prescience de l’analyse camusienne sur la nature des régimes imposés en Europe de l’Est.
4 juin 1989 : souvenons-nous de la Journée de la Liberté !
Face à la soviétisation forcée
Le 3 janvier 1945, dans un éditorial de Combat commentant un communiqué de l’Agence française de presse sur la transformation du Comité de Lublin (pro-communiste) en gouvernement provisoire polonais, Camus déplore :
Le communiqué publié par notre agence manque de ce courage élémentaire qui s’appelle la clarté. (...) Dire que notre pays n’a pas à s’immiscer dans les affaires intérieures de la Pologne, c’est dérober la vraie question. Car la reconnaissance du gouvernement d’un pays étranger n’est pas une intervention dans les affaires de ce pays. C’est un acte de politique internationale que chaque nation est obligée de faire ou de ne pas faire. [...] Dire, pour justifier notre neutralité, que la situation politique de la Pologne ne nous est pas suffisamment connue, c’est oublier que cet argument a été soutenu par les Alliés pendant des années pour empêcher la reconnaissance du gouvernement de Gaulle. (...) Le silence eût été plus clair.
Cette position critique préfigure son attitude après-guerre, quand la Pologne devient un des piliers du bloc soviétique, soumise à une répression culturelle et intellectuelle intense. Tandis que des figures comme Aragon ou Sartre justifient les actions de l’URSS au nom du « progrès historique », Camus refuse le silence complice de nombreux intellectuels de gauche et dénonce sans détour la mise au pas des écrivains, artistes et penseurs russes et d’Europe de l’Est par le régime stalinien.
Cette pensée dissidente s’inscrit dans sa réflexion développée notamment dans Ni victimes, ni bourreaux (1946), où il s’oppose à toute justification de la violence au nom du progrès historique. Pour lui, aucune idéologie, fût-elle révolutionnaire, ne peut justifier l’oppression des peuples et la négation des libertés fondamentales. Ainsi, écrit-il le 20 novembre 1946 (dans Sauver les corps) :
(…) les idéologies marxiste et capitaliste, basées toutes deux sur l’idée de progrès, persuadées toutes deux que l’application de leurs principes doit amener fatalement l’équilibre de la société, sont des utopies d’un degré beaucoup plus fort. En outre, elles sont en train de nous coûter très cher.
La compréhension de Camus de la situation polonaise s’est considérablement approfondie grâce à ses contacts avec trois exilés polonais très importants : Czesław Miłosz (1911-2004), Gustaw Herling-Grudziński (1919-2000) et Józef Czapski (1896-1993). Ce dernier, en particulier, a joué un rôle crucial dans cette prise de conscience. Czapski était l’un des rares officiers polonais ayant échappé aux massacres perpétrés par l’URSS. Emprisonné en 1939, déporté puis libéré en 1941, il publia en 1948 Enfin, la vérité sur Katyn (Gavroche, 12 mai 1948), un témoignage bouleversant basé sur ses notes prises en URSS en 1941-1942. Sa correspondance avec Camus (sept lettres de Camus et onze de Czapski sont conservées dans le fonds Camus) témoigne d’échanges intellectuels féconds, notamment autour de la littérature russe et de la traduction polonaise de La Peste. Ces discussions portaient particulièrement sur Vassili Rozanov (1856-1919), révélant un intérêt partagé pour la pensée dissidente russe.
Mais l’engagement de Camus contre les totalitarismes ne se limite pas à ces prises de position dans Combat ou à sa conférence donnée le 28 mars 1946 à l’université Columbia (« La crise de l’homme »), au cours de laquelle il déclara :
Oui, il y a une Crise de l’Homme, puisque la mort ou la torture d’un être peut dans notre monde être examinée avec un sentiment d’indifférence ou d’intérêt amical ou d’expérimentation ou de simple passivité.
Sa réflexion s’approfondit dans son essai L’Homme révolté (Gallimard, 1951), où il critique les régimes sacrifiant la liberté présente au nom d’une justice future. Dans ce contexte de soviétisation brutale, L’Homme révolté, bien que censuré en Pologne, trouve un écho clandestin parmi les dissidents. En dénonçant sans détour les mécanismes totalitaires, Camus s’attire de vives attaques de la part des intellectuels communistes français.
La Pologne fait le ménage parmi les vestiges de l’ère communiste
L’Homme révolté : un texte censuré mais influent
La publication de L’Homme révolté en 1951 marque un nouveau jalon dans la relation entre Camus et la Pologne.
La première réception critique polonaise significative vient de Zygmunt Markiewicz (1909-1991) qui, dans Kultura en 1952 (*1), présente Camus comme un penseur en quête persistante de vérité. L’éditeur de Kultura, Jerzy Giedroyc (1906-2000), conscient de l’importance du texte, cherche activement un critique qui pourrait en rendre le contenu accessible aux lecteurs polonais. Il sollicite particulièrement Konstanty Aleksander Jeleński (1922-1987), qui ignore ces appels. Giedroyc voit dans la pensée camusienne le fondement possible d’un centre intellectuel capable d’affronter la pensée marxiste dominante.
En 1958, une première traduction paraît à Paris, chez Kultura. Cette version, dans une traduction de Joanna Guze (1917-2009), est intégrale. Cette dernière avait initialement rêvé de publier L’Homme révolté en Pologne (Człowiek zbuntowany), avec le soutien enthousiaste de Camus, mais y avait renoncé, convaincue que l’œuvre n’échapperait pas à la censure. Camus s’était alors engagé à soutenir sa publication à Paris.
Une autre édition paraît en 1971 chez Państwowy Instytut Wydawniczy, à Varsovie ; mais cette version est significativement censurée : la section sur la « révolte historique » est entièrement supprimée, réduisant l’œuvre à ses réflexions métaphysiques et littéraires, excluant délibérément toute critique des idées marxistes et léninistes.
L’accès au texte intégral reste difficile, même si avec l’aide de la CIA, des copies de l’essai de Camus parviennent en Pologne (*2) ; et il faudra attendre 1989 pour que l’œuvre soit publiée officiellement dans son intégralité en Pologne.
Face à ces restrictions, l’ouvrage circule dans les réseaux clandestins. Dans les années 1980, des maisons d’édition underground le réimpriment illégalement, aux côtés d’autres textes critiques comme ceux d’Orwell. Le livre devient un symbole de résistance intellectuelle, notamment lors de la grève des étudiants de Lublin en 1981 (*3). Sławomir Majewski (1956-2022), participant d’août 1980, a décrit la conscience des dissidents polonais avant la chute du communisme (*4) :
Tout a été abordé et considéré, du trotskisme aux principes cupides du capitalisme américain du milieu du XIXe siècle, en passant par les labyrinthes sinueux du socialisme à visage humain. (…) Camus est apparu aussi souvent que les pensées de Tolstoï, Herzen, Tourgueniev, Gorky.
Si L’Homme révolté trouve un écho si puissant en Pologne, c’est que l’ouvrage propose une analyse du totalitarisme particulièrement pertinente dans le contexte polonais. La critique que fait Camus de la « révolution historique », qui sacrifie la liberté présente au nom d’une justice future, résonne profondément dans un pays prétendument socialiste. Sa distinction entre révolte et révolution, entre une résistance éthique qui préserve certaines valeurs et une révolution qui finit par tout justifier au nom de l’histoire, offre un cadre théorique crucial pour penser la résistance au régime communiste.
Plus encore, sa réflexion sur la nécessité de limites dans l’action révolutionnaire, sur le refus du « tout est permis » nihiliste comme du « tout est possible » totalitaire, fournit des outils intellectuels précieux pour une opposition qui cherche à rester fidèle à ses principes moraux.
Dès 1956, Camus pouvait écrire qu’il connaissait de longue date « la misère et l’oppression que des millions d’hommes subissaient à l’Est » (*5). Cette connaissance précoce, nourrie par ses échanges avec les intellectuels polonais en exil, lui permettait de porter un regard particulièrement lucide sur la situation des pays sous domination soviétique.
*1 : Zygmunt Markiewicz, « ZbutnowanyCzłowiek », Kultura 1952, no 2-3 p. 191-193.
*2 : cf. Joanna Roś, Albert Camus w polskiejkulturzeliterackiej i teatralnej w latach 1945-2000, Warszawa 2018, p. 166.
*3 : Cf. cf. Joanna Roś, Albert Camus w polskiejkulturzeliterackiej i teatralnej w latach 1945-2000, Warszawa 2018, p. 171.
*4 : Lettre de Sławomir Majewski, citation de : Maciej Kałuża, Buntownik. Ewolucja i kryzys w twórzości Alberta Camusa, Kraków 2017, p. 674.
*5 : Cf. Jeannine Verdès-Leroux in tome III Pléiade Albert Camus
💡 Bibliographie :
- CAMUS Albert, Actuelles I (Folio, 1972.)
- CAMUS Albert, L’Homme révolté (Gallimard, 1951)
- CAMUS Albert, Pléiade, tome III (Gallimard, 2008)
- CAMUS, Albert, À Combat (Folio, 2014).
- CAMUS, Albert, Discours de Suède (Folio, 1958.)
- CAMUS, Albert, Kadar a eu son jour de peur (Franc-Tireur, 1957)
- CAMUS, Albert, La Peste (Pléiade, Théâtre, Récits, Nouvelles, 1962)
- CELLÉ DOMINIQUE, Camus et le communisme (Mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, Sous la direction de M. Jean-François Sirinelli, Université Charles de Gaulle – LILLE III, Sciences Humaines, Lettres et Arts, 1997)
- KAŁUŻA Maciej, La réception de L’Homme révolté en Pologne (in Chroniques camusiennes, 2021)
- LOTTMAN Herbert R., Albert Camus (Gingko Press, 1997)
- MAJEWSKI Sławomir, lettre citée dans : Maciej Kałuża, Buntownik. Ewolucja i kryzys w twórzości Alberta Camusa, Kraków 2017, p. 674
- MARKIEWICZ Zygmunt, « ZbutnowanyCzłowiek », Kultura 1952, no 2-3 p. 191-193
- MICHNIK Adam, lettre à Czesław Kiszczak, le 11 décembre 1983, IPN BU 1165/990, ArchiwumInstytutuPamięciNarodowej w Warszawie.
- ROŚ Joanna, Albert Camus w polskiejkulturzeliterackiej i teatralnej w latach 1945-2000, Warszawa 2018
- VERDÈS-LEROUX, Jeannine, Pologne, in tome III Pléiade Albert Camus (Gallimard, 2008)
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