L’œuvre intégrale de H. P. Lovecraft (1890-1937), l’un des fondateurs du fantastique contemporain, a été entièrement retraduite en français et publiée aux éditions Mnémos. Ce travail « impossible » de décodage, traduction, exploration et transmission, on le doit à David Camus, installé en Pologne depuis 2018, qui a accepté de se laisser avaler dans des gouffres de mots peuplés de monstres-divins pour mieux en trouver la clé.
Il faut reconnaitre que Lovecraft avait souvent été trahi par le passé par de mauvaises traductions. Aujourd’hui, les éditions Mnémos, via la plateforme participative Ulule lancent un nouveau projet, auquel vous pouvez souscrire jusqu’au 4 mai : la traduction de la correspondance de H. P. Lovecraft avec son ami et collègue auteur, Robert E. Howard (le père du personnage Conan). David Camus, tombé dans Lovecraft à l’adolescence comme d’autres tombent amoureux, nous parle de son rapport au créateur du Mythe de Cthulhu et de ce nouveau projet.
Accepter de se laisser avaler par les mots de Lovecraft pour mieux trouver la voix du texte
David Camus a été « élevé par les livres » : ils l’ont façonné, construit, et lui, il leur a dédié sa vie : écrivain de fictions, essais, articles…, traducteur, David a également travaillé comme agent littéraire, éditeur et documentariste. Il connait chaque étape de l’écrit, de la germination aux doutes, en passant par le découragement, la frénésie, la douleur, puis la victoire enfin, de mettre au monde des mots. Les siens et ceux des autres.
Pologne, Katowice. C’est là que David pose ses valises ainsi que ses livres à venir en 2018. C’est là également qu’en plein confinement, il peut enfin terminer sa « monstrueuse » traduction de H. P. Lovecraft, commencée en 2010. Avant d’atteindre sa chère « grotte silésienne », il embarque dans un étrange road trip, à la fois intérieur et physique, avec l’ombre de H. P. Lovecraft qui le talonne partout, des États-Unis, dans la drôlement nommée Providence – ville du maitre, au Canada, à Paris, puis, Katowice. Près de 10 ans à traduire, explorer, cartographier Lovecraft, sans jamais trahir – il y tient. L’origine du verbe « traduire », vient du latin traducere : « faire passer », comme si jusqu’à lui, Lovecraft nous était toujours un peu resté en travers de la gorge…
Le tome 1, Les Contrées du rêve, de sa « traduction impossible » pour reprendre ses mots, comme on parlerait d’une douce douleur, est introduit de manière lovecraftienne. « Ceci n’est pas un livre » : comme une incantation magique qui entraine le lecteur dans l’autre monde, « CECI N’EST PAS UN LIVRE, et c’est pourquoi il importe assez peu au fond, que vous le lisiez ou non. Ceci est un territoire. »
Phase 1 : les éditions Mnémos, Ulule, les fans et David Camus donnent un souffle nouveau à Lovecraft en français
Ce « territoire » a pu être partagé avec les fans de celui qui est devenu malgré lui la référence du fantastique et de l’horreur, grâce aux éditions Mnémos et aux 5216 souscripteurs qui ont soutenu ce projet sisyphéen, porté pour la première fois en France, comptant 7 ouvrages cartonnés, publiés entre 2022 et 2023, le tout dans une nouvelle traduction unifiée, comprenant la totalité de la fiction de Lovecraft et incluant un appareil critique conséquent.
Phase 2 : la traduction de la correspondance de 1930 à 1936, entre deux des plus célèbres fondateurs de l’imaginaire moderne, Robert E. Howard et H. P. Lovecraft à laquelle vous pouvez contribuer jusqu’au 4 mai
Aujourd’hui, les éditions Mnémos, proposent, depuis le 4 avril et jusqu’au 4 mai, sur Ulule, de contribuer à la publication de la traduction de la correspondance entre Robert E. Howard [à qui l’on doit le personnage de Conan le Cimmérien, connu sous le raccourci de Conan le Barbare, depuis le film de John Milius sorti en 1982 avec Arnold Schwarzenegger, NDLR] et H. P. Lovecraft, dans une édition prestige, réalisée par les deux grands spécialistes des écrivains : Patrice Louinet pour Howard et David Camus pour Lovecraft.
Lepetitjournal.com/Varsovie : David Camus, comment se retrouve-t-on à plonger ainsi dans la traduction de Lovecraft, quelle relation entretenez-vous avec lui ?
David Camus : Certains auteurs s’imposent à vous et vous donnent le sentiment de vous avoir choisi plus que d’être choisi par vous. Ce fut le cas avec Lovecraft. Je traduisais déjà depuis une dizaine d’années, j’avais publié plusieurs romans et travaillé dans l’édition (Pocket Terreur et Fleuve Noir). Un ami éditeur (Mnémos) m’a proposé, en 2010, de retraduire Lovecraft, et j’ai tout de suite dit oui. Ce fut le coup de foudre. Je connaissais Lovecraft depuis longtemps – je le relisais régulièrement depuis l’adolescence. Mais ce travail de (re) traduction me permit de découvrir qu’en fait je le connaissais mal – ainsi, je n’avais pas saisi à quel point c’est un auteur sensible, délicat, soucieux des autres et avec (malgré tout) énormément d’humour.
Quant aux liens que j’entretiens avec lui, ils sont forts, je crois, parce que nous avons certains points communs (je pense notamment à notre histoire familiale) et certaines préoccupations communes (place de l’homme dans l’univers), mais au-delà de cela, ce n’est pas un ami.
C’est quelqu’un que je respecte et dont j’admire l’œuvre, que je lis et relis avec toujours plus de plaisir et de stupéfaction, mais qui a aussi – comme nous tous – ses parts d’ombre.
Pourquoi a-t-on eu tant de mal, jusque-là, à accéder à Lovecraft ?
Je ne sais pas si « on » a eu tant de mal jusque-là à accéder à Lovecraft. Si l’on parle des lecteurs français, certains y sont arrivés, très tôt, malgré des traductions qui laissaient à désirer, et ont été fascinés. Je pense notamment à Jacques Bergier, à Raymond Queneau, et à des artistes comme Moebius et Philippe Druillet. Rappelons que Lovecraft a eu droit aux honneurs d’un Cahier de l’Herne dès 1969, que le jeu de rôle tiré de son œuvre (L’Appel de Cthulhu) connut un succès fracassant en France dès les années 80, et qu’une première intégrale de ses œuvres est parue chez Bouquins (Laffont) en 1991, sous la houlette de Francis Lacassin. 1991 est également l’année où Michel Houellebecq a publié un fameux et important ouvrage sur Lovecraft : H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie. Après, les rencontres se font ou ne se font pas – ce qui ne signifie pas qu’elles ne pourront jamais se faire. C’est souvent une question de temps et d’opportunité.
Je dis souvent que Lovecraft est « le plus méconnu des auteurs connus ». Je crois qu’on commence enfin, aujourd’hui, à mieux le cerner. C’est un personnage complexe, non dénué de paradoxes, et qui ne se laissait pas facilement saisir.
Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, s’il n’envoya pas certains de ses plus grands textes aux éditeurs (je pense notamment à deux de ses chefs-d’œuvre comme L’Affaire Charles Dexter Ward ou La Quête onirique de Kadath l’inconnue). Rappelons enfin que Lovecraft ne nous facilita pas non plus la tâche : il disait n’écrire que pour son propre plaisir, et n’avoir d’autre lecteur en tête que lui-même. Son univers est donc très particulier.
Quelles sont les difficultés qu’on rencontre en tant que traducteur-décodeur quand on se confronte à l’univers de Lovecraft ?
Les difficultés sont de trois ordres : techniques, thématiques et financières. Techniques, parce que le style de Lovecraft est complexe, à la limite de la prose poétique, et non dénué d’archaïsmes (il n’est pas rare qu’il emploie le sens ancien de certains mots). J’estime qu’il faut à peu près trois fois plus de temps pour traduire Lovecraft que pour traduire un auteur lambda. Thématiques, parce que les histoires de Lovecraft nous confrontent aux difficultés de la condition humaine – nous sommes plongés dans une situation qui nous dépasse et que nous ne pouvons pas comprendre, confrontés à la mort et perdus dans un espace et un temps infini. Il n’est pas simple de côtoyer au jour le jour, et pendant plusieurs années, un univers aussi angoissant. Financières, enfin, à cause de ce que j’ai dit précédemment – ce n’est pas parce qu’il faut trois fois plus de temps pour traduire Lovecraft que vous êtes payés trois fois plus…
Quels liens avez-vous noués avec les souscripteurs durant la 1ère phase de la traduction ? Étiez-vous en contact avec eux, au fil de votre travail ?
Extraordinaires, salvateurs, uniques. Je crois que nous avons noué des liens extrêmement forts. On peut retrouver nos échanges sur la page des commentaires du forum de l’Intégrale.
Plus de 8.500 messages furent échangés entre le début de la campagne (février 2018) et jusqu’à une période récente.
Ceux qui ont participé à ce projet en le voyant évoluer quasiment au jour le jour (je postais généralement en fin de semaine, le vendredi) ont un rapport à l’Intégrale unique, que personne n’aura jamais. Ça a marqué notre vie. La mienne, en tout cas.
Aujourd’hui, une souscription est lancée, jusqu’au 4 mai, pour la traduction de la correspondance entre Robert E. Howard et P.H Lovecraft ; en quoi cet échange entre les deux auteurs est important pour mieux comprendre l’œuvre de Lovecraft ?
On voit l’homme au travail, et dans ses échanges avec un ami et collègue auteur. Ils parlent littérature, édition, histoire et politique. Ce sont en quelque sorte les « coulisses » de Lovecraft au travail que nous découvrons.
Comment va se dérouler votre travail au côté ou avec Patrice Louinet ?
Patrice va se charger de traduire toute la partie Howard, dont il est un des plus grands spécialistes au monde, et moi toute la partie Lovecraft. Ainsi chaque auteur aura sa propre voix – celle d’un de ses spécialistes, et traducteurs. Ensuite, nous ferons l’appareil critique ensemble, et nous nous relirons mutuellement, bien sûr.
Qu’est-ce que la traduction française va apporter par rapport à la version originale ?
Nous possédons quelques documents originaux, mais nous comptons surtout enrichir cette correspondance par notre propre appareil critique, et plusieurs documents iconographiques : photos des auteurs, de leurs amis, des lieux où ils vivaient, reproductions de leurs lettres, couvertures des magazines où ils publiaient, etc.
En quoi Lovecraft résonne-t-il encore aujourd’hui et avec l’époque dans laquelle on vit ?
Ce n’est pas tant qu’il résonne « encore », c’est surtout qu’il résonne « de plus en plus » ! Je suis frappé par l’incroyable popularité de Lovecraft. Plus le temps passe, plus il est moderne – c’est le signe des grands classiques, que le temps renforce plus qu’il ne les affaiblit. D’ailleurs, la Pléiade vient d’annoncer qu’elle allait faire entrer Lovecraft dans sa prestigieuse collection. Je trouve intéressant de voir ce genre d’auteurs y entrer, même si cela n’a rien de surprenant : on est dans ce que la littérature peut produire de meilleur, comme avec Tolkien. On touche au mythe, à l’imaginaire et à la condition humaine.
Comment vous sentez-vous avant de plonger dans ce nouvel univers ? Que peut-on vous souhaiter ?
Je suis heureux de retrouver cet auteur et de pouvoir le travailler avec mon frère en traduction, Patrice Louinet. Notre projet est unique. C’est une première en France : faire traduire la correspondance de deux figures majeures des littératures de l’imaginaire par leur traducteur respectif.
Je suis impatient et curieux de découvrir de nouvelles facettes de Lovecraft et de pouvoir enrichir mon travail sur son œuvre. Ce qu’on peut me souhaiter ? Ma foi, la même chose que je vous souhaite aussi : Fhtagn* !
*Fhtagn est un mot culte de l’univers lovecraftien, qui provient d’une phrase tout aussi culte d’une de ses plus grandes œuvres : L’Appel de Cthulhu, qui fut adaptée en jeu de rôles - le plus célèbre après Dungeons & Dragons… Ce mot signifie, en gros « rêve » !
Pour soutenir le projet de traduction inédite et exclusive de l’extraordinaire correspondance entre deux des plus célèbres fondateurs de l’imaginaire contemporain, Robert E. Howard et Howard P. Lovecraft, rendez-vous ici.
Bonus : David Camus interviewé sur Lovecraft par les élèves de seconde 2022-2023, de l’option cinéma-audiovisuel (CAV) du Lycée Français de Varsovie.
À l’occasion de la Nuit de la lecture qui s’est déroulée le 19 janvier dernier à Saska Kępa, les élèves de l’option CAV ont eu la chance de pouvoir s’entretenir avec David Camus.
L’univers de Lovecraft par David Camus from Lycée français de Varsovie on Vimeo.