Entretien avec l’historien Jacques Wiacek qui nous fait découvrir les rouages de son nouvel opus : Enigma : le temps des précurseurs, où il explore les zones d’ombre qui subsistent encore autour de la machine de cryptage de l’armée allemande, Enigma, utilisée durant toute la Seconde Guerre mondiale. En Pologne, cette machine a été source d’inquiétude et son décryptage est devenu une priorité pour l’équipe du Biuro szyfrow - bureau du chiffre du renseignement militaire polonais. Jacques Wiacek relate dans son ouvrage, l’histoire de ce bureau, ses intrigues et les mystères qui l'entourent, nous entraînant de l’invasion nazie de la Pologne à la France, jusqu’en l’Afrique du Nord.


💡 Jacques Wiacek :
Jacques Wiacek est un historien spécialisé dans la Seconde Guerre mondiale.
Il publie son premier livre en 2018 : Histoire de la 1re division blindée polonaise.
Jacques Wiacek reçoit pour ce premier ouvrage le prix de la meilleure publication en langue étrangère sur l’histoire de la Pologne de la part du ministre polonais des Affaires étrangères.
Depuis ce premier livre, Jacques Wiacek a publié Histoire de l'armée polonaise en France en 2022 et Enigma, le temps des précurseurs en 2025.
Lepetitjournal.com Varsovie - Louis Moreau : Enigma, c’est un thème fascinant sur lequel beaucoup de choses ont été écrites, il y a des films, des documentaires… Comment expliquez-vous cet engouement, plus de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
Jacques Wiacek : Effectivement, l’attrait pour les mystères d’Enigma ne retombe pas ! Cela peut surprendre, dans la mesure où les Allemands ont mis au point, au cours de la Seconde Guerre mondiale, des outils de cryptage bien plus performants, tels la « machine de Lorenz » (Lorenz SZ40 / SZ42) ou le Geheimschreiber Siemens & Halske T52. Si l’intérêt se focalise malgré tout sur Enigma, c’est au moins pour trois raisons.
D’une part, sa diffusion très large (plus de 20 000 exemplaires construits pour la Heer, la Luftwaffe et la Kriegsmarine, et de nombreux autres dans des versions déclinées pour l’Abwehr ou la Suisse) érige naturellement Enigma en symbole de la cryptographie nazie.
D’autre part, les péripéties entourant son décryptement par les Alliés dévoilent une galerie de personnages hauts en couleur. On trouve des mathématiciens, des officiers du renseignement, des traîtres et des agents doubles… Et comment ne pas citer le commander Dunderdale, du Secret Intelligence Service, qui servira d’inspiration à Ian Fleming pour son James Bond !
Son nom était Bond...James Bond, et il a espionné la Pologne
Enfin, il serait erroné de croire que la technologie d’Enigma est tombée en obsolescence à la fin de la guerre. Les machines à chiffrer britanniques TypeX mises au point sur la base de sa version commerciale sont restées en usage jusqu’à la fin des années 1960. La SIGABA états-unienne partage avec Enigma certains principes de fonctionnement. Rappelons à ce sujet que Gordon Welchman, un ancien de Bletchley Park, a vu ses habilitations secrets-défense américaine et britannique révoquées après la parution de son livre « The Hut Six Story » en 1982.
Les mathématiciens que vous évoquez, Marian Rejewski, Henryk Zygalski et Jerzy Różycki, sont trois étudiants de l’université de Poznan à l’origine du premier décryptage d’Enigma. Ils ont pourtant été complètement effacés du film américain Imitation Game, sorti en 2014 et qui a été un immense succès dans le monde entier. Votre livre permet-il de les réhabiliter ?
J’ai découvert Imitation Game tardivement, il y a trois ans, tandis que j’ébauchais un projet de livre sur les réseaux de renseignement polonais en France sous l’Occupation. J’ai été particulièrement déçu par la manière dont ce film aborde la contribution polonaise : à peine une phrase ! Et je passe sur le rôle des Français, complètement oubliés ! Force est de constater que ce film ne s’élève pas au-dessus du niveau, souvent navrant, des superproductions hollywoodiennes à prétention historique : on sait qu’elles ne s’encombrent guère de vérité factuelle ! Notez que le film U-571 sorti en 2000 est à peu près du même tonneau.
C’est entre autres cette déception qui m’a amené à réviser mon projet initial pour le consacrer aux auteurs des premiers décryptements d’Enigma obtenus en 1932 – d’où d’ailleurs le titre : « Le temps des précurseurs ».
J’évoque leur travail, à la fois humble et ingénieux, sans opération commando ou je ne sais quelle traque sous-marine. L’élément sensationnel ne manque pas, mais il réside dans l’obtention de renseignements cruciaux auprès d’un espion allemand via les services français.
L’histoire des cryptanalystes du Biuro Szyfrów se corse à la veille de l’invasion de la Pologne en 1939, lorsqu’il s’agit de transmettre les connaissances acquises aux Anglais – qui tombent des nues –, et aux Français – qui se doutent certainement des avancées polonaises, sans pouvoir en bénéficier. Alors que les Panzer foncent vers Varsovie, il faut aussi sauver le noyau dur des collaborateurs du Biuro Szyfrów pour éviter que leur secret ne filtre aux Allemands.

En quoi la machine Enigma a révolutionné le cryptage des communications de la Wehrmacht et le cours de la Seconde Guerre mondiale ? Dans quel contexte a-t-elle été créée ?
En concevant la première version d’Enigma en 1923, le docteur Arthur Scherbius ambitionne d’offrir aux entreprises industrielles un outil capable de protéger le secret de leurs correspondances. Il s’agit au départ d’une machine lourde et encombrante, pas toujours fiable, d’aspect semblable aux anciennes caisses enregistreuses. Son coût prohibitif et ses dimensions imposantes consacrent rapidement son échec commercial, et il faut attendre le développement d’un modèle simplifié, portatif, pour que l’armée allemande s’y intéresse.
Les revers commerciaux des premières années ne sauraient dissimuler l’énorme avantage qu’offre Enigma en termes de confidentialité. Ses mécanismes génèrent des milliards de milliards de combinaisons a priori imperméables aux attaques, tandis que les codes par substitution, sensibles aux analyses de fréquence, ouvrent la porte aux attaques menées avec un peu d’expérience. Enfin, ses dimensions proches de celles d’une petite valise facilitent son transport, permettant de suivre les troupes au plus près du front et de sécuriser les transmissions dès l’échelon du régiment.
Superordinateur Kraken à Gdańsk : la Pologne au coeur des nouvelles technologies
Enigma est une machine de cryptage à rotors. Pouvez-vous nous expliquer à quoi servent ces rotors dans le cryptage des communications allemandes ? Enigma, en tant que machine, était-elle une prouesse technologique et industrielle ?
Les rotors constituent le cœur du système de cryptage d’Enigma. Au nombre de trois, leur rôle consiste à transformer chaque lettre tapée sur le clavier en une autre, en suivant un mécanisme électrique et mécanique complexe. Le premier rotor tourne d’un cran après chaque lettre saisie. Revenu à sa position initiale au bout de 26 incrémentations, il actionne la rotation d’un cran du deuxième rotor et ainsi de suite pour le troisième. Cela signifie que la correspondance des lettres change à chaque frappe, produisant un chiffrement polyalphabétique dans lequel une même lettre n’est jamais codée deux fois de la même manière. Ce système de rotors est complété d’un réflecteur – qui permet la réversibilité du chiffrement, et d’un tableau de connexion – qui intervertit certaines des lettres encodées pour davantage de sécurité.
Si Enigma constitue réellement une avancée technique, je préfère mettre en avant les prouesses du Biuro Szyfrow polonais. Ses officiers, et notamment le commandant Maksymilian Ciężki, ont été les premiers à comprendre que, pour vaincre cette technologie, il fallait sortir des sentiers battus en misant sur une approche novatrice. En l’espèce, confier l’improbable mission de briser le chiffre d’Enigma non plus à des linguistes, mais à des mathématiciens.
En 1938, ces équipes iront jusqu’à mettre au point la Bomba kryptologiczna, dont s’inspirera quelques mois plus tard Turing pour sa Bombe. Un élément clé de la lecture d’Enigma, sur lequel le film Imitation game fait complètement l’impasse.
Que faire à Poznań, capitale de Wielkopolska ?
L’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie qui a entraîné la destruction importante des sources du Biuro Szyfrów a-t-elle compliqué votre travail de recherche ?
La destruction des archives polonaises complique effectivement les recherches sur cette période. Heureusement, le 2e Bureau polonais entretenait des relations suivies avec le Service de renseignement français, dont les archives sont disponibles à Vincennes. Le lieutenant-colonel Gwido Langer, chef de Biuro Szyfrów, a par ailleurs produit des rapports détaillés qui sont aujourd’hui consultables à Londres, tout comme ceux de son supérieur direct, le colonel Stefan Mayer. Marian Rejewski, de son côté, a relaté ses travaux dans un long rapport confié à la fin des années 1960 au Bureau historique militaire à Varsovie. Enfin, Henryk Zygalski a laissé beaucoup de photos et quelques notes, davantage portées sur la vie quotidienne du groupe. C’est en recoupant ces informations que mon livre a pu voir le jour. Je terminerai en soulignant l’abondance de la littérature autobiographique, qu’il convient parfois de prendre avec des pincettes, certains acteurs de cette épopée ayant tendance à gonfler leurs mérites.
Les Polonais du Biuro Szyfrow qui ont rejoint la France, dans les services de décryptage français durant la drôle de guerre et durant la campagne de France, ont-ils joué un rôle important dans l’Hexagone ?
Reflet de l’importance du savoir-faire développé par le Biuro Szyfrów, les services secrets français et britanniques rivalisent en octobre 1939 pour récupérer ses cryptanalystes, temporairement bloqués en Roumanie. Ces derniers finissent par s’établir en France, mais, privés d’outils, il leur faut attendre janvier 1940 pour reprendre les déchiffrements et transmettre leurs connaissances à Alan Turing.
Au cours de la Drôle de guerre, l’équipe « Z » reformée autour des anciens du Biuro Szyfrów est victime du peu de considération du général Gamelin – qui n’hésite pas à qualifier de « fatras » les informations transmises par ses services – et du dédain teinté de jalousie du commandement de l’armée polonaise reconstituée en France. La balle est désormais dans le camp des Anglais, qui n’hésitent pas à investir des efforts colossaux dans le déchiffrement à grande échelle. Si les 300 cryptanalystes de Bletchley Park fournissent 83% des clés quotidiennes au cours de la bataille de France, les quinze Polonais de l’équipe Z sont en mesure de lire 5 084 messages des transmissions ennemies, aussitôt communiqués aux armées françaises !
Le déclassement des cryptanalystes polonais se poursuit hélas après l’armistice de juin 1940. Mis à l’abri en Algérie puis rapatriés en métropole en octobre 1940, ils finissent par échouer au château des Fouzes, à Uzès.
Au sein des Menées antinationales, avatar ambigu du défunt Service de renseignement, ils vont décrypter avec un succès de moins en moins évident les dépêches Enigma. L’intérêt de leur travail résidera dans la lecture des messages échangés par les polices du Reich ou remontés par les espions allemands infiltrés en Zone libre. Leur rôle consistera également à transmettre vers Londres les rapports du réseau de renseignement franco-polonais F2. Un rôle important, certes, mais en deçà de leurs capacités intellectuelles, à une époque où Américains et Britanniques s’évertuaient à percer le secret de l’Enigma marine, dont la confidentialité permettait aux U-Boot de faire des ravages dans leurs flottes marchandes.

Pour retrouver les ouvrages de Jacques Wiacek
- Enigma, le temps des précurseurs (1932-1942) : Le Biuro szyfrow et la Section D contre la Chiffrierstelle
- Histoire de l'armée polonaise en France (1939-1940): L'alliance blessée
- Histoire de la 1re division blindée polonaise (1939-1945): L'odyssée du phénix
Une interview de Louis Moreau avec Bénédicte Mezeix-Rytwiński
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