Édition internationale

La "passeggiata" ou l’heure italienne

Le rite de la "passeggiata" qui s’accomplit n’est pas « la promenade » dont le dictionnaire nous raconte qu’elle fait prendre l’air. La "passeggiata" italienne est une tradition, comme l’aperitivo ou le caffè al banco. Chronique sur une balade toute italienne.

balade le long de merbalade le long de mer
Photo de Maxie Jazz sur Unsplash
Écrit par Françoise Danflous
Publié le 23 juillet 2025, mis à jour le 19 août 2025

Un petit événement se rejoue chaque jour, chaque semaine, à la même heure. Dans les endroits de belle renommée, piazza et corso, lungolago, lungofiume et lungomare (bord de lac, fleuve ou mer). C’est le rite de la passeggiata qui s’accomplit, et qui n’est pas « la promenade » dont le dictionnaire nous raconte qu’elle fait prendre l’air, garder la forme ou réfléchir au calme. La passeggiata italienne est une tradition, comme l’aperitivo ou le caffè al banco, le café au comptoir, avec des manières très établies. Mais elle est souvent invisible au regard de l’étranger qui la confond avec la foule. Il doit affiner son attention avant que, surprise, il se sente comme tout à coup frappé de vraie berlue : il aperçoit maintenant des silhouettes, toujours les mêmes, qui se détachent des autres, arrivent et s’éloignent en va-et-vient bien rangés, de préférence de front, bras dessus bras dessous avec les mains qui parlent de tout tout le temps à hauteur de visage. Et il ne s’agit pas d’une simple vadrouille de promeneurs : ces gens-là ne se rendent nulle part et le font avec constance. Bon, ben voilà, c’est dit, les Italiens sont un peuple de farfelus ou d’étourdis invétérés ou de purs et simples génies : ils ont inventé l’art de l’aller-retour sans destination.

Du Nord au Sud, deux noms pour une passeggiata

Le mot passeggiata désigne aussi l’endroit où l’on se promène : la Passeggiata del Gianicolo à Rome, comme chez nous la Promenade des Anglais à Nice. Mais la passeggiata quotidienne n’est pas un lieu aménagé exprès avec des bancs, des points de vue et des « vous êtes ici » tous les deux mètres pour flâneur bébête ou anxieux. Et elle ne porte pas de nom, c’est : la passeggiata. Quoique… en fait si, elle porte un nom. Et même deux. Les gens du Nord l’appellent familièrement la vasca, le bassin, parce que son mouvement leur rappelle le nageur faisant des longueurs à larges brasses, dans un sens puis dans l’autre. Plus au sud, son autre mot s’inspire des bruits de struscio, frottement, quand il y a beaucoup de monde et que, forcément, on se frôle en se croisant. Parti de Naples, le mot cite la promenade de Pâques via Toledo, l’une des plus courues de la ville. On y avait interdit les carrosses et les chevaux pendant la semaine sainte, mettant ainsi en sourdine les cataclop des sabots et les grincements des essieux. On n’entendait que le struscio des vêtements de fête, neufs et amidonnés, que portaient les dévots dans leur marche.

Le mot vasca montre la lente chorégraphie de la passeggiata, struscio lui donne sa bande originale : la passeggiata est un spectacle.

Loin des fanfares, pirouettes et femmes à barbe, c’est une parade de personnages de tous les jours et de tout acabit qui nous emporte dans leur monde. D’ordinaire, on commence la déambulation en fin d’après-midi, chacun avec ses atours à la mode. Et si l’on y apostrophe parfois du beau monde, Dottoressa ! Avvocato ! Ingegnere ! hors de question d’y conclure des affaires : la passeggiata, c’est sacré. On l’ouvre pour se détendre, invectiver contre le governo, chicaner sur le calcio, blablater sur le Giro ou San Remo quand c’est l’époque. Les questions nationales n’empêchent pas, oh que non, de colporter des rumeurs de voisinage bien revigorantes pour l’humeur, le botox stratosphériquement raté, hi hi, de la bimbo du quartier ou les batifolages du casanova local arrosé d’Acqua di Giò. La passeggiata se nourrit d’épisodes qui rattachent profondément les promeneurs à leur pays, à leur ville, leur rue, leur immeuble. Hé oui, chaque passeggiata est donc, forcément, réservée aux gens du coin ; qu’en feraient-ils les visiteurs de passage de ces répliques de comptoir servies toutes fraîches du jour 

 

deux marchant dans la rue main dans la main
Photo de Jan Stone sur Unsplash

L’heure italienne par excellence

La passeggiata est l’heure italienne par excellence, imprégnée d’élégante et légère dolce vita, à inscrire très vite au patrimoine culturel immatériel de l'humanité, comme la transhumance ou l’art du pizzaiolo. Car ces visiteurs de passage, justement, l’ont parfois engloutie dans leur tourisme encombrant et chahuteur. Ils ne l’ont pas vue ou, n’y étant pas conviés, l’ont ignorée. Certaines villes essaient toutefois de la remettre en vogue : Carrara, en Toscane, vient de commémorer (novembre 2024) sa dernière passeggiata (années 80), invitant sa population à aller et venir via Roma vêtue des Best Company, Naj Oleari et Moncler du moment. Mais oui, pourquoi pas un festival de passeggiate à vivre et revivre ici et là ? C’est unique, c’est historique la passeggiata ! Baci bacioni de la vasca d’Aosta ! Con tanto affetto depuis le struscio de Messina ! Autrement plus original et réjouissant que le saut à l’élastique !

 

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