La carte postale de Venise n’est en rien l’affaire des mots. Embarquons entre gondole et barcarole, deux mots au destin contradictoire, symboles de la Sérénissime.
Venise, ses vaporettos, sa place Saint-Marc et ses verres de Bellini levés au Florian entre les violons. Houlà. La carte postale, ce n'est pas l'affaire des mots. Dans le dictionnaire, on n'en trouvera aucun plus auguste ou sacré qu'un autre et ce n'est d'ailleurs pas une bonne nouvelle. On pourra se sentir désappointé d'apprendre, par exemple, que la célébrissime gondole, gondola, ne reçoit aucun traitement de faveur : sa définition nous apprend qu'elle est issue du grec kontouros qui ne veut pas dire « petite embarcation pour grands sentimentaux » ni « odalisque en majesté » ni « poisson fabuleux » mais, cruellement et plus prosaïquement, barque « à courte queue ». Bigre ! Un terre à terre abrupt pour une légende encore vivante dont les moins inspirés pourraient raconter, au moins, qu'elle a la poupe relevée et courbe, pas raccourcie et basta !
Avec le temps, on le voit, les mots perdent leurs ors et leurs atours. On en égare des bouts, on les altère, on les épointe. Et voilà donc que, à des lieues de la lagune de toutes les magies, le sort accordé au mot gondole, gondola, n'est toujours pas flatteur. Oubliés une fois pour toutes canaux et Rialto. Ici, maintenant, c'est le carton, la tôle, les planches qui s'en saisissent et se gondolent sous l'effet de l'humidité ou pour être trop restés sous la pluie. Leur surface se couvre de vaguelettes, immobiles et régulières, comme celles que l'on trouve loin du large, contre les rives ou sur les canaux. Une anomalie plutôt jolie mais qui n'est pas bon signe. Se gondoler a une vie figurée bien remplie : dans une langue peut-être un peu plus familière, cela signifie se tordre de rire, torcersi dalle risate. En italien, curieusement, pas le moindre gondolare en vue sinon, il y a longtemps, lorsqu'on parlait de « faire un tour en gondole ». Pour désigner une planche qui gauchit sous le poids des livres ou de l'eau, l'italien ne reprend pas la gondole mais la barque, plus largement: il dit imbarcarsi, littéralement « s'embarquer» (ce qui, pour nous, est « monter à bord ») que l'on traduit habituellement par s'incurver. Mais pas de panique, les mots de Venise ont parfois de plus illustres destins : si la gondole perd un peu ses couleurs, la barcarole va vite la remettre à flot.
L’exploit vénitien de la barcarole
On chante parce qu'on est content. On chante parce qu'il fait beau ou qu'on a de la voix. Parce qu'on travaille, aussi, et même trop dur et que la chanson rythme l'effort et donne plus de cœur à l'ouvrage. En Italie, des chants montent des vignes, des blés, des oliviers. La musique d'une complainte de mondine, ces travailleuses du riz qui chantaient leurs peines dans les rizières padanes et piémontaises, est même devenue celle du célébrissime Bella Ciao, chant des partisans italiens pendant la Seconde Guerre mondiale puis hymne de tous les pays à toutes les résistances. L'exploit vénitien, c'est que, à l'instar du blues des esclaves du Mississipi, une simple ritournelle de gondolier soit devenue un genre musical à part entière. La barcarole ne raconte pas les souffrances et les humiliations comme dans les champs de coton, mais les petites histoires des jours et des émois du gondolier. On l'appelle aussi gondoliera, c'est dire comment le gondolier et son chant ne font qu'un, et elle rythme l'avancée de la gondole. Venue du mot barcaiolo, qui désigne le batelier, lui-même issu de barca, barque, la barcarole, barcarola est donc singulièrement apparue dans des répertoires d'envergure, Schubert, Chopin, Rossini, Offenbach... La barcarole d'Offenbach, vous savez, reprise dans « La vie est belle » de Roberto Benigni, ou dans « Minuit à Paris » de Woody Allen...
Voilà. Venise nous a laissé deux mots au destin contradictoire. La gondole, symbole de la Sérénissime, fut emportée dans la langue familière d'un autre pays; la barcarole, chansonnette de gondolier, se fit ouvrir les portes de la musique classique. C'est que les mots appartiennent au règne du vivant et, comme le vivant, ne rechignent jamais à la confusion ni au paradoxe. Le dictionnaire, il faudra bien l'admettre, est plus qu'une ménagerie qu'une nécropole.