L'Italie fut longtemps le chemin obligé des mots arabes, les adoptant, les transformant à ses sonorités jusqu'à les faire passer pour siens… Escale italienne, sur les (drôles) de traces étymologiques de la jupe et du matelas.
Alambic, babouche, almanach : vous l'entendez cette petite musique tout droit venue des Mille et une nuits ? Girafe, jasmin, nénuphar : l'écho faiblit mais la touche orientale subsiste encore. Avec jupe et matelas, alors là, il va falloir une sacrée bonne oreille pour y discerner les murmures des vizirs, califes et autres lointains sultans. Et pourtant...
C'est par ricochets que le mot jupe fait son entrée dans nos dictionnaires. La djubbah, sorte de long sous-vêtement masculin, pénètre en Sicile sur le dos des négociants arabes. Cette nouveauté vestimentaire intrigue et puis séduit. On l'adopte, on l'adapte: djubbah devient tout naturellement jupa. Au fil du temps, la jupa conquiert toute la Péninsule avant de faire son apparition chez nous où elle devient jupe. Au cours des âges, ce vêtement à l'origine masculin va finir par ne conserver que sa partie inférieure et devenir l'apanage des seules femmes. Et lorsque Jean Paul Gaultier fait défiler sur ses passerelles des hommes tout beaux tout fiers tout droits dans leur jupe, c'est un juste retour des choses, un hommage aux sources un tantinet taquin.
N'allons pas croire pour autant que le mot djubbah ne soit jamais entré tel quel dans la langue italienne. Le voici dans la giubba (la prononciation est la même) qui ne garde ici que la partie supérieure du vêtement originel et désigne une veste militaire, et giubbotto, le blouson. La giubba, on la rencontre encore dans l'expression voltare la giubba, retourner sa veste qui se dit aussi voltare gabbana. Nous y sommes une autre fois: une traversée en mer, une halte sicilienne, quelques retouches péninsulaires qui lui donnent une allure plus locale et le mot gabbana (de l'arabe qaba voulant dire tunique) nous laisse à son tour le caban qu'on accommode pour affronter des latitudes moins clémentes. Oui mais jupe alors, en italien? On dit gonna; le mot viendrait de Gaule ou bien d'Iran mais rien n'est vraiment avéré donc on n'en parle pas.
Un matelas sur les côtes siciliennes
Un matelas sur les côtes siciliennes. Cela pourrait être le titre d'une chansonnette ou un conte pour enfants. L’arabe maṭraḥ désignait le tapis qu'on jetait sur le sol pour s'y coucher. On le transforma en materasso pour lui donner un ton plus italien (materasso, matelas, le glissement s'opère vite fait) et il désigna un grand coussin de lit. Oui, bon. Elle est quand même un peu désobligeante pour nous cette histoire-là, elle semble dire qu'avant matrah-le-matelas on dormait à même la terre battue, dans l'herbe ou la gadoue. Eh bien non. Les Romains s'allongeaient sur un sac de foin, de laine ou de plumes, qu'ils appelaient culcita. Et justement, ce mot-là, il ne faut surtout pas le perdre: cela ne saute pas aux yeux mais il se situe à l'origine du mot courtepointe qui indique une couverture piquée. À l'origine aussi du mot couette (piumone, de piuma, plume), un couchage aujourd'hui très en vogue. Un matelas dessous, une couette par-dessus, est-ce à cause de nos petites natures ou d'hivers plus rigoureux que nous conjuguons les deux literies, l'arabe et la romaine ?
Un petit conseil en tout cas : évitons, même par grand froid, de demander à nos amis Italiens de nous prêter un edredone. Si le mot, peu usité, existe bel et bien, il ne désigne pas un édredon (qui se dit trapunta) mais en fait et surtout un gros oiseau aquatique du Danemark (dont le duvet remplit lesdits édredons, d'où son nom en français).
Parfois, l'étymologie est comme un verre de trop. Et son abus un chouïa dangereux pour la santé car, à l'instar de l'alcool, elle peut faire apparaître de drôles de marins en grosse jupe et un énorme palmipède septentrional, coin, couac, en guise d'éléphants roses. Mieux vaut nous en tenir à son incongruité du jour : l'Italie fut très longtemps le chemin obligé des mots arabes, les accueillant, les adoptant, les transformant à ses sonorités jusqu'à les faire passer pour tout à fait siens au regard d'autres pays.