Les traductions les plus simples ne renvoient pas forcément aux mêmes images. Et tout se corse lorsqu'une personne, un état, un moment n'existe pas dans l'autre pays, de la France à l’Italie.
De l’apéritif à l’aperitivo
Un Niçois dit apéritif, un Vénitien aperitivo ; pour le premier cela voudra dire pastis et socca, pour le deuxième spritz et fritures. Les traductions les plus simples ne renvoient pas forcément aux mêmes images. Et tout se corse lorsqu'une personne, un état, un moment n'existe pas dans l'autre pays et que, bien sûr, le mot qui les désigne n'a pas de traduction naturelle. On les appelle les intraduisibles et ils rendent fous les dictionnaires qui rivalisent à coup d'approximations, quitte, ouille ouille, à gâcher parfois l'essentiel.
Les Italiens ne font pas de grasse matinée
La langue italienne empêche de dormir le matin. On peut tourner autour du pot, c'est comme ça, les Italiens ne font pas de grasse matinée sinon, c'est simple, clair, logique comme bonjour, ils auraient un mot pour le dire. Alors ils compensent avec dormire fino a tardi (dormir tard). Oui mais la grasse matinée, ça se fait aussi les yeux mi-clos, avec un journal, des mots croisés ou rien du tout. Et grasse, pourquoi d'abord ? Trop de beurre sur les tartines, dans les draps ? Grasse parce qu'épaisse et profonde, disent les livres, dans le moelleux des édredons vichy d'une chambre à papier peint bien française.
Mais il est un sommeil italien plus subtil. D'ailleurs, ce n'est pas un sommeil mais un lent et irrésistible assoupissement après et devant un bon repas. C'est l'abbiocco. Et là, c'est la langue française qui en ignore l'usage. Les dictionnaires donnent coup de barre ou de pompe. Que c'est plat ! Ou sieste. Que c'est catégorique car la sieste fait que, un, on s'écarte, deux, on s'allonge, trois, on s'endort. Le sens premier du verbe abbioccarsi montre une poule en train de couver. L'abbiocco laisse donc assis, tassé, bien au chaud sur soi-même. Cette torpeur demande du soleil, une treille, des tagliatelles, un chianti. De mémoire de cliché, un tableau plus couru du côté italien.
La langue italienne empêche les jeunes femmes de 25 ans et plus de rester célibataires. Parce que, sinon, elles sont où les catherinettes en Italie ? On pourrait dire zitella (vieille fille) mais c'est dur, sec et méchant. La catherinette est un diminutif, c'est gentil, c'est plaisant. On se lance dans des interprétations comme giovane donna da sposare (jeune femme à marier). Pas flatteur et réducteur. En plus, il est passé où le charme un peu vieillot et décalé de la demoiselle coiffant un chapeau extravagant le jour d'une fête tout à elle le 25 novembre ?
Et quand on est une femme pas toute jeune et solitaire, la langue française, elle, empêche qu'on descende nourrir les chats des rues. On cherche, on cherche, pas de correspondance pour gattara. Bon, quelque chose s'en approche avec femme à chats. Sauf que la gattara a un chat (gatto) directement dans son nom et ça change tout, oui oui, car la voici presque autant femme-chat que femme à chat. Comme gattonare, avec son gatto dedans, qui veut dire marcher à quatre pattes sans un bruit comme un chat sur ses coussinets, que nous n'avons pas non plus et que, cqfd, personne chez nous ne sait faire. En tout cas, flâner dans Rome sans rencontrer cette dame à mistigris, c'est impensable, un peu comme la Bretagne sans bigoudène.
Les intraduisibles révèlent l'esprit d'un peuple, comme les monuments, les paysages, les spécialités gastronomiques.
La langue italienne empêche les hommes affectueux de trop s'occuper de leurs enfants car elle ne donne de papa poule nulle part. Elle s'arrange avec de petites approximations à rallonge comme : père s'occupant de ses enfants a tempo pieno (à plein temps). Long et tristounet parce que papa poule suscite une tendresse qui n'existe pas dans cet équivalent italien ni, disons-le, dans mère poule, son alter ego féminin un tantinet plus étouffant. On trouve aussi moins kilométrique avec mammo, de mamma bien sûr, mais c'est forcé, un peu caricatural. Et puis papa poule a une sonorité si sympathique, toute en punch, pa-pa-pou, pam, poum, ça balance à merveille !
À l'inverse, la langue française empêche les hommes affectueux de trop s'accrocher aux jupons de leur mère. Y a-t-il un mammone dans la salle ? A la rigueur un fils à maman, tout aussi dévalorisant que fils à papa, son alter ego masculin, mais mammone, qui n'est pas non plus un compliment, sonne un peu comme poltrone (fauteuil) et minestrone et voilà que tout à coup, à l'oreille italienne, ça fait nid tout douillet à surtout, surtout ne pas quitter.
C'est ça. Les intraduisibles révèlent l'esprit d'un peuple, comme les monuments, les paysages, les spécialités gastronomiques. Mis bout à bout, on pourrait même faire l'histoire d'un monde strictement à la française ou à l'italienne et y sentir les gens et coutumes mieux que dans les pages de nos Michelin, Routard et Lonely planet. Alors, spritz, fritures et bel abbiacco en attendant ?