Tous les mots ne descendent pas du grec, du latin, de l'arabe. En témoigne umarell, récemment débarqué dans le dictionnaire italien, jusqu’à avoir un article dans le Times (et dans LePetitJournal).
2021: un drôle de mot fait son apparition. Le dictionnaire Zingarelli, un des plus grands de la Péninsule italienne, accueille par surprise un intriguant umarell dans ses pages. Crapaud de forêt amazonienne ? Du tout. Drone supersonique ? Non plus. Ni particulièrement rare et à des lieues de toute avant-garde, pas glamour pour un sou et ne risquant pas de changer le monde un jour, umarell, dit la définition, est un « retraité qui se promène, le plus souvent les mains derrière le dos, sur les lieux de travail, pour vérifier, poser des questions, faire des suggestions ou critiquer les activités qui s’y déroulent». Puis c'est la prestigieuse encyclopédie Treccani qui le reçoit dans sa version en ligne. Bref, tout aussi curieux que cela puisse paraître, le petit vieux qui, les mains croisées dans le dos et n'esquissant jamais un seul geste à l'italienne (il n'y en a qu'un sur Terre et on le tient !), observe les chantiers toute la journée en ronchonnant, voit sa catégorie cernée. Reconnue. Protégée. Mais d'où sort donc cette histoire ?
C'est l'écrivain bolonais Danilo Masotti qui lui a donné son identité. Il y avait l'umarèl un peu moqueur du dialecte de Bologne, ometto (petit bonhomme) désœuvré se promenant dans la ville pour tuer le temps. Il ajouta un l pour marquer sa différence et un s pour le pluriel et l'allure internationale. Quant au féminin, on verra, car pour l'instant pas de petite mémé en vue dans les parages. On l'a compris, rien à voir avec ces vecchietto (petit vieux), pensionato (retraité), vecchio bacucco (vieux gâteux) assis tout silencieux devant leur porte ou au café. Personnage au caractère trempé, une longue vie de labeur derrière lui, l'umarell veille et met en garde, cassant les oreilles des maçons, géomètres et architectes des chantiers par ses constantes exhortations. Et ce n'est pas de la gnognote: « sarà mica un modo di lavorare ! » (équivalent de notre: c'est quoi ce travail de cochon), « sbrigati, fannullone! » (dépêche-toi feignant) et tous ces grommellements doublés de tonitruants «ai miei tempi» (de mon temps).
L'umarell sait tout sur tout, le séchage du ciment, l'art du fil à plomb et de la truelle, les retards des bennes qui vont et viennent devant lui. Envolé le papi gâteau sympa, l'umarell est attachant, bien sûr, mais il finit par taper sur les nerfs des ouvriers qui le voudraient très ligoté, bâillonné, cagoulé à bonne distance et toute la vie.
De sciavo à ciao
Tous les mots ne descendent pas du grec, du latin, de l'arabe. Certains sont issus de villes ou de villages qui, pour des raisons de fierté géographique, les ont jalousement gardés. Alors que faut-il pour qu'un mot régional sorte tel quel de chez lui ? Qu'il soit totalement inimitable et manque atrocement chez les autres, comme cassata (du sicilien), omertà (du napolitain) ou l'étonnant sciavo (en dialecte de Venise «sono vostro schiavo», je suis votre esclave) devenu le ciao de toute une planète. Le bel umarell a donc ses chances: suffisamment insolite pour frapper les mémoires et assez universel pour faire bonne route ailleurs. Le voici qui commence à s'éloigner de son créateur et à parcourir seul le panorama culturel. On a donné son nom à une place de Bologne, sa ville natale (Piazzetta degli umarells), on lui a consacré une histoire dans le Topolino (Mickey) italien, une chanson (L'umarell de Fabio Concato), un article dans le Times, oui oui, des jeux de table, t-shirts, calendriers, statuettes à son effigie et une campagne publicitaire Burger King Italia. Houlà ! Ouvrons les yeux et les oreilles, le mot se prépare assurément à son existence internationale.
Umareller en français ?
Monsieur Masotti l'a pressenti, on ne cesse pas d'être umarell lorsqu'on s'éloigne des chantiers et il en a catalogué plusieurs dont le génialissime leruà umarell, passant sa journée à scruter le rayon bricolage chez Leroy Merlin, toujours un peu voûté, les mains derrière, probablement sans rien acheter. Déjà répertoriés dans la presse «polemiche da umarell», discussions d'umarell, «faccia da umarell», tête d'umarell (compliment ou reproche, tout dépend). Et les plus sombres «umarells di guerra», récemment appliqués à certains commentateurs des plateaux télé balançant leurs instructions de survie aux populations bombardées des reportages qu'on leur montre. Tout va très vite, pour le pire, pour le meilleur. On pourra bientôt umareller en français (surveiller quelque chose, quelqu’un, les mains dans le dos), se promener umarellement (de chantier en chantier), être umarellé (entouré de personnes ayant un avis sur tout, tout le temps) ou distribuer des umarellades (recommandations à répétition) du soir au matin. Le mot étant donné, le mot ayant magnifiquement réussi, c'est lui, le Bolonais devenu italien devenant européen qu'on utilisera couramment chez nous dans pas si longtemps. Ce petit mot que, misère et vexation, nous avons oublié d'inventer et qui restera un vrai camouflet pour notre ego gaulois.