De Giorgio Armani à Manufactures Dior, des marques de luxe dans le viseur des autorités judiciaires italiennes pour carence dans le contrôle de leur chaine de valeur.
Après Alviero Martini S.p.A. et Giorgio Armani Operations S.p.A., le Tribunal de Milan a ordonné le 5 juin 2024 la mise sous administration judiciaire partielle de la société Manufactures Dior S.r.l., après avoir constaté la grave exploitation des travailleurs organisée par certains de ses sous-traitants.
Dans ces trois cas, les maisons de mode externalisaient leur production auprès de sociétés tierces, qui, à leur tour, sous-traitaient sans autorisation ce travail à des entreprises de la région de Milan exploitant des travailleurs souvent étrangers dans des conditions indignes. Il est donc reproché aux trois grandes marques l’inadéquation, voire l’absence, de contrôles opérés auprès des fournisseurs et de leurs sous-traitants, ainsi que, dans certains cas, leur inertie ou l’inefficacité de leurs réactions lorsqu’elles ont été mises au courant de la situation.
En effet, même si le devoir de due diligence sur la chaîne de valeur prévu par la directive portant sur le devoir de diligence des entreprises en matière de durabilité (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, ou « CSDDD »), n’est pas encore en vigueur en Italie en tant que tel, la directive récemment adoptée par l’Union Européenne accordant aux Etats membres un délai pour sa transposition jusqu’en 2026. L’autorité judiciaire italienne n’a pas attendu la transposition nationale du texte européen pour identifier un fondement juridique au sein du dispositif de droit commun existant en droit italien pour responsabiliser les marques du secteur du luxe au regard des conditions dans lesquelles sont fabriqués leurs produits tout au long de la chaîne de fabrication.
Du non-respect de la règlementation sur le temps de travail et les rémunérations aux conditions de vie insalubres et dangereuses : un abus de l’état de besoin des travailleurs étrangers
L’autorité judiciaire poursuit donc les entreprises sous-traitantes pour exploitation abusive de main d’œuvre, délit prévu par l’article 603 bis du code pénal au vu d’une série d’éléments constitutifs du délit communément visé sous le nom de « caporalato ». L’enquête pénale a ainsi établi que les salariés des sous-traitants impliqués étaient pour certains employés de manière dissimulée (« travail au noir »), ou soumis à des contrats à temps partiel alors même qu’ils travaillaient en pratique plus de 10 heures par jour, six jours par semaine. Afin de déterminer les heures de production effective, les enquêteurs ont notamment examiné la consommation électrique des lieux de production, afin d’analyser les pics de consommation.
Les salaires versés étaient en outre bien en-dessous des seuils conventionnellement applicables (certains déclaraient par exemple recevoir 3 ou 4 euros par heure).
De plus, ces personnes étaient parfois logées de manière illégale sur leur lieu de travail, dans des zones non destinées à un usage d’habitation, voire insalubres. Les lieux, parfois soumis à une vidéosurveillance continue, étaient également utilisés pour entreposer des substances dangereuses, présentant un risque d’inhalation nocive et d’incendie. Ces dortoirs permettaient de bénéficier d’une main d’œuvre immédiatement et constamment disponible.
Le Tribunal de Milan a souligné « l’état de besoin » des travailleurs, souvent étrangers issus de pays extracommunautaires, se trouvant dans des conditions rendant leur indépendance et insertion sociale difficiles, et contraints d’accepter des conditions de travail désavantageuses, constitutives d’une véritable exploitation.
En ce qui concerne la santé et la sécurité des travailleurs, les enquêteurs ont signalé le retrait des dispositifs de sécurité des machines (comme les dispositifs d’arrêt d’urgence) afin d’augmenter la capacité de production, l’absence de visites et de contrôles médicaux, l’absence de formation et d’information sur la sécurité ainsi que l’absence d’extincteurs ou leur manque de contrôle.
Par ailleurs, les juges ont considéré que les entreprises sous-traitantes ayant organisé ce système se rendaient également fautives de concurrence déloyale, en l’absence de paiement des coûts salariaux et de ceux relatifs à la sécurité (formation, etc.).
L’absence ou l’inefficacité des contrôles par les grandes marques, renforcées par une inaction manifeste
Sans engager la responsabilité pénale ou même civile des entreprises donneuses d’ordre, le Tribunal les appelle à partie par le biais d’une mesure de placement de la société sous contrôle judiciaire, dans le cadre d’un dispositif de prévention des infractions fréquemment utilisé par le Parquet dans la lutte contre la criminalité organisée. Il reproche ainsi aux entreprises donneuses d’ordre (Alviero Martini S.p.A., Giorgio Armani Operations S.p.A., et Manufactures Dior S.r.l.) l’absence de contrôles ou leur inefficacité en ce qui concerne la réelle capacité opérationnelle des fournisseurs en charge de la production. En effet, dans l’un des cas, le fournisseur direct de la maison de mode ne disposait même pas d’une unité de production, ce qui aurait pourtant démontré que celui-ci externalisait inévitablement la production à des tiers sous-traitants.
Les juges pointent également du doigt l’inadéquation voire l’absence de modèle d’organisation et de contrôle au sens du décret législatif 231/2001 (communément appelé « Modèle 231 »), qui permet de prévenir la commission d’infractions pénales au sein des entreprises.
Après la découverte de la sous-traitance secondaire, il est reproché aux donneuses d’ordre leur inaction, ne mettant pas fin à la relation les liant à leurs fournisseurs. Lorsqu’elles mettaient en place des initiatives, celles-ci étaient tardives (dans une des espèces, le lendemain des visites et perquisitions des autorités auprès du sous-traitant) et insuffisantes : par exemple, faire signer au fournisseur un code de conduite, des conditions générales d’achat ou le règlement REACH. Ces mesures non-contraignantes ont été considérées comme peu efficaces en pratique, dès lors que la signature de ces engagements n’emporte pas de conséquences en termes de responsabilité, puisqu’aucun contrôle du respect desdites dispositions n’était effectué a posteriori.
Le placement sous administration judiciaire aux fins d’assainissement de l’entreprise
Le Tribunal de Milan a donc ordonné le placement sous administration judiciaire partielle d’Alviero Martini S.p.A. le 15 janvier 2024, de Giorgio Armani Operations S.p.A. le 3 avril 2024, et, enfin de Manufactures Dior S.r.l. le 5 juin 2024.
L’administration judiciaire, prévue par l’article 34 du décret législatif 159/2011, permet l’intervention d’un administrateur judiciaire dans la gestion de la société, qui a la faculté d’exercer les pouvoirs d’administration de la société selon les modalités établies par le Tribunal. Ces dernières sont fixées en fonction du degré d’infiltration criminelle et des secteurs de l’entreprise « contaminés », en tenant compte de la taille de l’entreprise et de la nécessité d’assurer la continuité de l’activité et la sauvegarde de l’emploi.
Comme l’ont rappelé les juges, la finalité de l’administration judiciaire n’est pas répressive, mais préventive. L’objectif recherché est d’assainir l’entreprise en éliminant la situation favorisant la commission d’infractions le plus rapidement possible, et lui permettre ensuite de réintégrer le marché.
Dans les cas précités, les juges ont notamment demandé à l’administrateur :
- d’analyser les rapports contractuels avec les fournisseurs, afin d’éviter de telles situations ;
- de résilier si nécessaire ces contrats ;
- d’adopter un Modèle 231 ou de réviser celui déjà en place ;
- de renforcer les procédures de contrôle interne en matière de réputation des fournisseurs.
L’administrateur judiciaire devra également soumettre à l’approbation du juge la conclusion de nouveaux contrats pour un montant supérieur à 10.000 euros.
Un impact réputationnel important entrainera-t-il la mise en place de contrôles efficaces ?
Ces décisions sont particulièrement importantes à plusieurs égards : dans un premier temps, elles permettent de réaliser que les phénomènes d’exploitation grave des travailleurs ne se déroulent pas seulement à l’étranger mais également au sein de l’Union Européenne, dans des régions aussi développées que la Lombardie. En outre, elles illustrent la nécessité impérieuse pour les groupes donneurs d’ordre d’effectuer des contrôles sérieux et approfondis de la chaîne de valeur, pour s’assurer que les méthodes de production de leurs fournisseurs et sous-traitants tout au long de la chaîne de production soient conformes à l’ensemble des lois et règlements applicables mais également aux standards éthiques de ces groupes, conjurant du même coup le grave préjudice réputationnel et d’atteinte à l’autonomie de gestion qu’une mesure d’administration judiciaire comporte inévitablement. Pour toutes ces raisons, il est urgent et impératif pour les entreprises de bien connaître leurs fournisseurs et sous-traitants, sans attendre la transposition de la Directive CSDDD.
Lola Garnier