La Jamaïque va à nouveau demander une réparation britannique pour les descendants d’esclaves. Le Royaume prospère tel que nous le connaissons s’est amplement bâti sur ce commerce.
Le commerce transatlantique a constitué la plus vaste traite d’hommes innocents, arrachés à leurs maisons pour être vendus et exploités. Cet esclavagisme a largement touché le territoire jamaïcain entre les 17 et 19ème siècles.
Les familles de « propriétaires » déjà indemnisées, un pays qui négocie encore pour la compensation des victimes
Le pays a estimé indispensable une indemnisation financière calculée par ses soins. Il ne s’agit néanmoins pas de son coup d’essai : en 2015, la commission aux réparations de la Communauté des Caraïbes (CARICOM) avait demandé la même chose, se heurtant au refus d’un David Cameron n'estimant nécessaires ni indemnisation ni excuses. Le président de la commission Hilary Beckles avait alors rappelé les liens entre les ancêtres de David Cameron et Sir James Duff, un officier et parlementaire britannique qui exploitait 202 esclaves au 18ème siècle. Sa femme, Samantha Cameron, descendrait elle aussi de tels « propriétaires ». Ce refus avait provoqué une importante tension diplomatique entre le dirigeant et les décisionnaires jamaïcains, le premier ministre britannique expliquant qu’il ne comprenait pas pourquoi une génération moderne devrait demander pardon pour les actes de ses ancêtres.
En fait, le problème ne se résume pas à l’absence d’excuses : à l’abolition de l’esclavagisme britannique, ce sont quelque 3000 familles de “propriétaires” d’esclaves qui avaient été indemnisées afin de pallier cette « perte de biens ». Le gouvernement avait contracté pour ce faire un prêt à hauteur de 20 millions de livres : une somme colossale au 19ème siècle, équivalant aujourd’hui approximativement à 1,43 milliard de livres. Parmi les familles bénéficiaires, on retrouve entre autres la lignée de l’ancien dirigeant Tory. Ce dernier refuse, en dépit d'un tel héritage, de demander pardon au nom de la nation.
La trésorerie de l’exécutif n’a achevé le paiement de ses intérêts qu’en 2015, à la charge du contribuable. Il s’agissait de l’un des plus gros emprunts de l’histoire du Royaume. Ainsi, en réitérant cette demande de compensation, l’archipel caribéen souhaite que la somme soit grosso modo la même, par souci de justice. Un montant total approprié, qui tiendrait compte de tous les effets délétères de ce commerce, atteindrait les 7.6 milliards de livres selon le parlementaire jamaïcain Mike Henry.
Les politiques jamaïcains sont en train de rédiger une requête formelle en ce sens, laquelle sera présentée au gouvernement et/ou à la Reine pour examen.
Une demande de justice s’inscrivant dans une quête internationale de reconnaissance des crimes perpétrés
La question de la reconnaissance des crimes contre l’humanité et de ses réparations occupe largement la scène internationale. En avril, pour la première fois depuis trois décennies, une loi visant a minima à considérer de telles compensations financières a été votée aux Etats-Unis. Une commission sera ainsi créée pour étudier les effets à long terme de l’esclavagisme sur la condition actuelle des communautés afro-américaines au sein de la nation. Ce vote a relancé le débat en France, 20 ans après la loi Taubira, qui reconnaissait formellement l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Mais la possibilité d’indemnisation, partie intégrante du projet de la ministre, avait alors été écartée.
Le commerce triangulaire a eu de graves conséquences sur les pays victimes, financièrement, matériellement, en termes de ressources, mais aussi psychologiquement. C’est une mémoire collective qui se sent unanimement meurtrie par ces crimes que les sciences s’attèlent récemment à étudier sous le nom de post-mémoire. Il existe par ailleurs un important consensus des historiens sur le lien de causalité entre commerce transatlantique des esclaves et diffusion des idéologies racistes qui perdurent jusqu’à nos jours. Le Royaume-Uni a, cette année, déjà été targué de révisionnisme et de néo-colonialisme concernant son rapport sur le racisme institutionnel, accusé de glorifier son rôle dans la traite des esclaves.
En 2014, Hilary Beckles attestait déjà que « l’Amérique a réalisé des efforts pour réfléchir sur leur passé, là où le Royaume-Uni n’en a fait aucun dans cette optique ». Il a expliqué maintes fois au cours des dernières années que se dire désolé n’était pas suffisant, et qu’une participation accrue au développement des pays victimes de cet héritage est plus que nécessaire.
Certaines institutions œuvrent déjà en ce sens, notamment des établissements bancaires tel que Lloyd’s of London. Le groupe promet un apport financier à visée réparatrice du fait de leur responsabilité historique, la compagnie d’assurances ayant contribué à financer le commerce transatlantique.
Aussi, la Jamaïque n’avait obtenu son indépendance qu’en 1962, et a connu de nombreux troubles socio-économiques et politiques depuis lors. Une conséquence directe, peut-être, de la domination d’un empire colonial dont les effets contemporains transparaissent plus clairement encore à la lumière de ce refus d’indemnisation.
De telles controverses finissent par alimenter des désirs de détachement total vis-à-vis du Royaume portés par le Parti National du Peuple. Mikael Phillips, leader actuel de l’opposition en Jamaïque, a même introduit une proposition exigeant le retrait d’Elizabeth II en tant que cheffe d’Etat.