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Cachez ce racisme institutionnel que je ne saurais voir

Manifestation anti racisme à Londres Manifestation anti racisme à Londres
James Eades - Unsplash
Écrit par Stéphane Germain
Publié le 28 avril 2021, mis à jour le 20 juillet 2021

OPINION - Le 31 mars, le gouvernement publiait un nouveau rapport questionnant le racisme institutionnel au Royaume-Uni. Les conclusions dudit document font polémique sur place et à l’international.

 

31 mars 2021, la Commission on Race and Ethnic publie un nouveau rapport délibérant de la question du racisme institutionnel au Royaume-Uni. Depuis, celui-ci fait débat non seulement au sein des militant.e.s, mais aussi parmi les universitaires et certaines organisations internationales, qui déplorent un rapport “incohérent”, “décousu”, et “colonialiste”.

 

Le “racisme institutionnel” n’existerait pas en tant que tel au Royaume-Uni

Le rapport explore la question du racisme dans quatre des grandes institutions britanniques que constituent la police, l’éducation, la santé et l’emploi. Pour la totalité de cette sélection, la commission s’accorde à affirmer que l’emploi du terme “racisme institutionnel” serait disproportionné au Royaume-Uni : “Nous avons acté que l’emploi du terme de “racisme institutionnel” devait être réservé pour décrire des formes de racisme enracinées pouvant être prouvées à un niveau systémique, et non pas comme un terme fourre-tout pour chaque micro-agression, consciente ou inconsciente”, précise le document.

Dès lors, le rapport de la commission s’éloigne de toute modernité dans son approche du sujet. S’il est nécessaire de reconnaître que les disparités ethniques se sont considérablement estompées depuis une cinquantaine d’années, réduire le racisme à des actes explicites illustre aujourd’hui une vision obsolète de la problématique. Tout comme la société s’accorde peu à peu à élargir la définition des violences sexistes et sexuelles, la définition du racisme s’étoffe et se précise. Il ne s’agit plus désormais de condamner les seuls insultes et coups, mais bien de considérer le racisme tel un ensemble de comportements, d’idéologies, de représentations, d’usurpations et de réactions portant atteinte aux minorités ethniques. Définir ce qu’est ou non le “vrai” racisme n’appartient pas à une commission gouvernementale.

Et pourtant, le rapport maintient que “l’inflation linguistique autour du racisme porte à confusion, avec l’ajout de préfixes tels qu’institutionnel, structurel et systémique, venant amplifier le problème”. Le rapport - ou plus précisément sa préface rédigée par Dr. Tony Sewell - déploie en fait une énergie pharaonique à faire entendre à la nouvelle génération militante qu’elle ferait mieux de cesser ses combats de bouts de chandelles, au risque de dénaturer voire de desservir sa cause. Cette rhétorique est bien connue des milieux militants tristement coutumiers du fait de voir leurs revendications amoindries par ceux, grégaires, qu’elles visent et compromettent. La commission, visiblement bien décidée à statuer de ce qu’est ou non le racisme, s’écarte habilement de la complexité du sujet, préférant ergoter sur la sémantique et s’enorgueillir de la situation du Royaume-Uni, prétendument préférable à d’autres pays de l’Union Européenne.

Il demeure en outre particulièrement préoccupant de lire un rapport commandé par le gouvernement attester de l’inexistence de racisme institutionnel et systémique. Une institution rejetant le racisme institutionnel en son propre sein soulève, dès lors, un problème déontologique.

 

Les inégalités auraient davantage à voir avec le statut socio-économique qu’avec l’origine ethnique

La soutenance du rapport plaide que le racisme n’aurait finalement que peu de poids dans les inégalités entre les groupes ethniques : “(...) nous ne considérons plus le Royaume-Uni comme un pays où le système serait délibérément ligué contre les minorités ethniques” affirme la commission, qui concède malgré tout que les “obstacles” existent toujours mais que “ironiquement, très peu d’entre eux sont directement liés au racisme”. L’ironie est criante, en effet… d’autant que la majorité des études citées dans le rapport (the Lammy review, the McGregor-Smith review) sont unanimes quant au rôle tenu par l’ethnie dans les disparités sociales et institutionnelles au Royaume-Uni. Pour autant, cette vision est partagée par Steve Strand, professeur d’Education à l’Université d’Oxford dont les recherches ont été citées dans le rapport et qui, interrogé par Lepetitjournal.com, assure qu’“en considérant l’origine ethnique, le genre et l’origine sociale, on découvre alors que le facteur déterminant dans les inégalités est bien l’origine sociale.”

D’autres études viennent pourtant contredire cette affirmation. Nous avons rencontré Kathleen Henehan, analyste senior à la Resolution Foundation, un organisme indépendant produisant des analyses statistiques de la société britannique. Celle-ci n’a pas souhaité commenter directement le rapport, mais précise que des données telles que l’origine ethnique et le statut socio-économique peuvent difficilement être lues séparément : “En moyenne, pour la plupart des groupes, l’origine ethnique et sociale sont liées et se renforcent mutuellement. Si une personne est discriminée sur le marché du travail, alors ses chances de progresser vers un statut socio-économique plus élevé sont amoindries.”

Dans de précédentes études, la Resolution Foundation avait d’ailleurs démontré qu’un facteur “origine ethnique” existait bel et bien en tant que tel : “En 2017, nous avons publié un rapport qui révélait que, même après avoir soustrait des facteurs tels que le contexte socio-économique, il existait encore des disparités dans l’emploi et la rémunération : celles-ci sont directement imputables à l’origine ethnique. Par exemple, nous avons découvert que les jeunes hommes noirs diplômés étaient payés en moyenne 17% de moins que leurs pairs blancs. Nous avons donc découvert qu’il existait bien un facteur lié à l’origine ethnique.” L’étude en question, dénommée Opportunities knocked, approfondit, dans ses résultats, que ces 17% de manque à gagner représentent l’équivalent de 7 000 livres par an pour un emploi à temps plein. Ce sont donc 8 000 euros de moins chaque année perçus par les jeunes hommes noirs. Et ce, une fois scrupuleusement écartées les données concernant le statut socio-économique (ce que la fondation appelle des “raw gaps”, ou “écarts bruts”). L’étude ajoute par ailleurs que les disparités ne concernent pas seulement la rémunération mais également les postes pourvus, avec un tiers des jeunes femmes noires diplômées travaillant dans le domaine du soin et une surreprésentation de personnes non-blanches occupant des emplois à temps partiel.

La mairie de Londres avait elle-même présenté, en 2017, un rapport (EHRC) sur les écarts de rémunération selon l’origine ethnique. Là aussi, le constat était sans appel : au contraire de ne “pas avoir diminué au cours des dernières décennies”, l’écart a même “augmenté pour certains groupes” issus de minorités ethniques. Cette analyse ajoute aussi, entre autres, que seuls 1,88% des personnes issues de minorités ethniques ont perçu des primes et indemnités, contre 8,15% des personnes blanches. Le statut socio-économique et l’origine ethnique semblent ainsi, non pas implacablement liés, mais en tout cas indissociables pour une lecture scrupuleuse et statistique.

Cette vaine tentative de nier l’importance du racisme systémique dans les inégalités a aussi fait grincer des dents parmi les organisations militantes. James Beckles, co-fondateur du réseau Newham African and Caribbean Network, qui a répondu à l’appel à témoin de la commission pour rédiger le rapport, a confié à Lepetitjournal.com avoir été “très déçu” du résultat qu’il juge “incohérent”. Il rejette cette vision “qui assure que le racisme institutionnel n’existe pas en tant que tel au Royaume-Uni, et que les disparités affectant particulièrement les personnes noires relèvent majoritairement de la classe sociale et de la scolarisation”. D’après cet engagé, cette approche est “juste” mais il regrette que la commission nie le fait que ces deux données soient intrinsèquement liées : “dire qu’elles ne le sont pas est une erreur”, assure-t-il.

Difficile, donc, de considérer la crédibilité d’un rapport commandé par le gouvernement qui affirme que les inégalités sont “ironiquement”, peu liées à l’origine ethnique alors même que des analystes indépendants révèlent que ces “raw gaps” existent bel et bien et gangrènent le marché du travail des racines aux branches.

 

La méritocratie, l’argument phare du rapport destiné à déresponsabiliser les élites politiques

Le rapport est parsemé d’une rhétorique déterminant que les personnes issues de minorités ethniques seraient responsables d’elles-mêmes et de leur sort. Cette hiérarchie plébiscite le mérite individuel et nie en bloc les obstacles et les empêchements systémiques que ces minorités rencontrent au quotidien. Ainsi, le rapport réécrit l’histoire et déculpabilise les gouvernements britanniques en faisant endosser la responsabilité de leur destinée à des minorités qui portent encore le poids de leur passé et peinent parfois dans le présent.

Le document s’en prend pareillement aux personnes “impliquées dans les mouvements progressistes et anti-racistes” qui seraient “réticentes à reconnaître leurs propres avancées”, et n’offriraient “que des solutions basées sur la binarité du passé qui, bien souvent, passe à côté des enjeux du monde d’aujourd’hui”. Une vision partagée par le professeur Steve Strand, qui encourage les personnes à “faire preuve de résilience dans leurs vies plutôt que d’être des victimes passives de leur histoire.” Celui-ci concède malgré tout que la manière dont a été rédigé cet argument était maladroite, et qu’il “faut être prudent avec ce type d’affirmation dans la mesure où, pour certaines personnes, l’histoire n’est pas passée, mais continue d’affecter leur expérience. (...) Quand on vous harcèle dans la rue, ce n’est pas constructif de s’entendre dire qu’il suffit de passer à autre chose.”

Cette pensée qui voudrait que les minorités ethniques doivent faire preuve de résilience et ne pas laisser leur expérience actuelle être polluée par un passé plus ou moins lointain a du mal à être considérée comme recevable par les principaux intéressés. L’ONG Migrants Rights UK a répondu à Lepetitjournal.com et s’insurge de cette injonction paternaliste : “Apparemment, non seulement devrions-NOUS accepter que le racisme institutionnel n’existe pas, mais NOUS devrions en plus abandonner notre réticence à accepter que le Royaume-Uni soit devenu “plus ouvert et juste”, NOUS devrions étudier comment les disparités ethniques pourraient être réduites par nous-mêmes plutôt que d’attendre qu’une “force extérieure” fasse le travail à notre place, NOUS devrions aussi cesser d’adopter un discours fataliste selon lequel la société serait liguée contre nous. (...) Nous aimerions bien que la mascarade s’arrête là.”

Pour James Beckles, il serait par ailleurs faux d’affirmer, à l’instar du rapport, que certaines personnes parmi les minorités ethniques se complaisent dans une forme de victimisation : “Personne n’aime penser qu’il est une victime. La plupart des personnes ne s’identifient pas comme “noires” ou “asiatiques” : c’est la société qui les rend conscientes de leur origine ou de leur religion.”

Le rapport, condescendant et post-colonialiste, conseille à des populations de se saisir elles-mêmes de leurs destins et de pardonner leur passé. Un passé souvent peu glorieux pour la Grande-Bretagne. La manœuvre en deviendrait presque subtile pour dédouaner le gouvernement de toute responsabilité, et pour attribuer des notes parmi les bonnes et les mauvaises personnes issues de minorités. Il y aurait celles qui parviendraient à s’intégrer, et les autres qui y rechigneraient par mauvaise volonté et par complaisance victimiste.

 

Le concept d’ “immigrant optimism”, ou la glorification de la misère sociale

Dans le rapport est évoqué le concept d’ “immigrant optimism” (soit “optimisme de l’immigré”). L’immigrant optimism décrirait “un phénomène où les immigrants récents se dévouent davantage à l’éducation que la population native parce qu’ils manquent de capital financier et voient l’école comme une porte de sortie de la pauvreté.”

La commission en revient à son discours pseudo-méritocratique en affirmant que cela implique qu’il existe des “facteurs notables qui peuvent aider des groupes à surmonter leurs statuts socio-économiques et prospérer”. En cela, il serait “évident” que les groupes issus de minorités ethniques “possèdent la résilience suffisante pour surmonter leurs obstacles et aller au devant du succès”. De ladite résilience résulterait une réussite sociale et économique.

Comble, le rapport insinue que la misère des minorités ethniques pourrait avoir du bon, pourvu qu’elles daignent s’en apercevoir. Serait inhérente à leur statut une détermination inébranlable à faire ses preuves et à s’intégrer. Les situations sociales et économiques des minorités ethniques seraient sous-jacentes, en fait, à la question de la détermination dans un cas ou de la complaisance dans l’autre. “Le discours est le suivant : si vous n’y arrivez pas dans la vie, c’est de votre faute. C’est un mantra très conservateur bien que ça puisse être parfois le cas”, résume James Beckles.

La commission poursuit sa quête d’écarter le racisme des explications données aux inégalités en se basant sur l’argument suivant : si, au sein même des communautés de minorité ethniques, nous retrouvons des disparités, alors elles ne peuvent pas être liées au racisme. Par exemple, les Africains s’en sortiraient mieux que les Caribéens alors qu’il s’agit de deux minorités ethniques : donc le racisme ne peut pas être le facteur déterminant. Pour l’ONG Migrants Rights UK, cette logique “ne dit rien de comment, parmi ces deux communautés, les parents accompagnent souvent leurs enfants avec des propos tels que “tu devras travailler deux fois plus dur pour avoir à peine la moitié de ce que les autres ont”.

Pour James Beckles, le malaise face à cette perception vient également du fait que de tels propos tendent à “mettre en compétition les minorités issues de l’immigration”.

 

Une lecture colonialiste du monde

Le rapport insiste sur l’importance d’inculquer les “British values” (les valeurs britanniques) aux minorités ethniques, tout en leur permettant de conserver leur identité propre : “Nous devons continuellement réfléchir à comment renforcer les symboles de l’identité britannique, qui envoient le signal aux minorités qu’elles sont considérées comme des membres à part entière de la famille britannique, tout en conservant leurs propres identités distinctes.” pouvons-nous lire dans le rapport.

Mais l’intitulé même du terme British values prête à controverse, tant ce qu’il désigne est nébuleux et malléable selon ce qu’on s’alloue à lui faire dire. A l’instar des “valeurs républicaines” françaises, les dérives nationalistes voire racistes peuvent aisément se glisser dans les interstices de ces mots-valises.

Ici, par conséquent, les minorités ethniques devraient non seulement prendre en charge leur destin social et économique, aller de l’avant en cessant de ressasser le passé, mais elles devraient aussi parvenir à intégrer les British values pour parfaire leur intégration. Ces British values sont, pour bon nombre, intégrées par le biais de l’éducation. Migrants Rights UK regrette donc amèrement que la commission en soit “arrivée à la conclusion qu’il ne faudrait pas chercher à “décoloniser” les programmes scolaires.”

Effectivement, dès la préface, Tony Sewell écrit que “le bannissement des auteurs blancs (...) n’élargira pas les jeunes esprits. Nous avons statué contre le déboulonnement des statues et préférons que tous les enfants s’approprient leur héritage Britannique.” En s’attardant sur des évènements mineurs bien que symboliques, le Dr. Sewell distrait l’attention des lecteurs pour obscurcir les véritables revendications.

Les programmes scolaires ne seront donc pas revus et, en lieu et place, les minorités ethniques sont sommées d’ingurgiter “une “nouvelle histoire” sur “comment les personnes africaines se sont culturellement transformées en un nouveau modèle d’Africain-Britannique”. Migrants Rights UK dénonce ce mécanisme : “minimiser la contribution des minorités ethniques en continuant d’apprendre l’histoire du monde uniquement par le prisme d’auteurs blancs, en continuant d’affirmer que l’Empire britannique fut un véritable cadeau accordé aux pays du Commonwealth par les si généreux bienfaiteurs britanniques (et autres européens) est tout simplement révoltant.

Dans la préface toujours, Tony Sewell écrit que la commission souhaite “voir comment l’identité britannique (“britishness”) a influencé le Commonwealth et les communautés locales, et comment le Commonwealth et les communautés locales ont influencé ce que nous connaissons désormais comme le Royaume-Uni moderne.” En prétendant bien peu scrupuleusement à un rapport de force égal, la préface du rapport atténue très largement l’histoire coloniale Britannique et ses conséquences à long terme. Pour rappel, entre le XVIIe et le XIXe siècle, les trois plus grands ports négriers du monde étaient britanniques. Le quatrième était français.

À y regarder de plus près, ce que sous-entend le terme British values devient effectivement de plus en plus abscons : parmi les 54 Etats membres du Commonwealth, 35 criminalisent encore l’homosexualité, et dans pléthore d’entre eux, la liberté d’expression et les libertés individuelles sont largement régentées. Notons par ailleurs qu’en 2013, la Gambie a quitté le Commonwealth avant de le rejoindre à nouveau en 2018. Elle dénonçait à l’époque une “institution néo-coloniale”. Alors que le Commonwealth se prétend garant du respect des valeurs et de l’identité britannique, comment se peut-il que des gouvernements homophobes et liberticides comptent parmi la liste des membres ? Les British values semblent, finalement, grimer l’union et la modernité mais dissimuler des valeurs post-colonialistes et de vastes intérêts capitalistes. Laisser entendre aux minorités ethniques qu’elles doivent faire la paix avec leur passé pour prospérer au Royaume-Uni n’est que le résultat d’une pensée colonialiste sédimentée au pays de Sa Majesté.

 

“Une tentative de rendre moindre l’impact horrifiant de l’esclavage”

Pour beaucoup, le rapport, ou du moins sa préface, serait une manière détournée pour le gouvernement de “rendre moindre” (James Beckles) son rôle dans l’esclavage et la traite des noirs, voire de le “glorifier”.

L’activiste politique Patrick Vernon rejoint ces accusations et affirme que “la tentative du rapport de minimiser l’esclavage et les injustices qui en découlent pour des millions de personnes est comparable à demander à un négationniste de développer une stratégie contre l’anti-sémitisme.” Celui-ci déplore que “la moitié des membres de la commission ne comprennent ni l’histoire du Royaume-Uni, ni l’impact de la négrophobie”.

La membre du Parti travailliste Marsha de Cordova s’est elle-même emportée contre le rapport dans les médias britanniques. Elle estime que “le gouvernement doit urgemment expliquer comment il en est arrivé à publier un document qui glorifie la traite des esclaves, et se désolidariser de ces remarques.” Cette déclaration fait écho au passage du rapport qui voudrait que les Caribéens auraient à écrire une “nouvelle histoire” à propos de l’esclavage qui mettrait en avant “comment les Africains se sont transformés en un nouvel Africain-Britannique”. Le rapport est imbibé de cette idéologie qui voudrait que, pour pouvoir avancer, il faudrait pouvoir faire preuve de résilience même face à l’horreur de l’esclavage. Si cet argument est entendable, il est aussi difficile de l’envisager en tant qu'injonction et que condition à la réussite économique et sociale. Il incarne aussi un formidable moyen de réécrire sournoisement l’histoire et d’interdire à des populations entières de regarder par-dessus leurs épaules. Cachez ce passé esclavagiste que je ne saurais voir, et tâchez d’en faire bon usage.

Face à ces accusations, Dr. Sewell a publié un communiqué dans lequel il assure qu’il serait “absurde” de suggérer que la commission essaierait de minimiser l’horreur de l’esclavage. Pour lui, cette idée serait “ridicule et offensante” envers les membres de la commission, alors même que le rapport n’aurait “fait que souligner que, face à l’inhumanité de l’esclavage, les peuples africains ont su préserver leur humanité et leurs cultures.”

 

Le rapport sur le racisme institutionnel qui ne cherchait pas de racisme institutionnel

La préface est la partie du rapport ayant provoqué le plus d’émules. Pour autant, le contenu en lui-même est discuté, notamment parmi les milieux universitaires.

Ils sont nombreux au sein des universités britanniques à avoir démoli le rapport et ses affirmations à l’instar de, pour ne citer qu’eux, Michael Marmot, Alex Stevens, Colin Angus, Kenan Malik ou encore Jonathan Portes, professeur d'économie et de politique publique à la School of Politics & Economics du King's College de Londres. Ce dernier, interrogé par Lepetitjournal.com, assure que, dans l’essence même de sa méthodologie, le rapport était “déplorable.”

Jonathan Portes argumente que le rapport ne pouvait pas trouver de racisme institutionnel au Royaume-Uni puisque sa méthodologie faisait en sorte qu’il soit impossible d’en trouver : “Le rapport est terriblement désordonné et confus, dans la mesure où il nie l’existence d’une forme de racisme, mais, dans le même temps, il utilise une méthodologie qui ne permet pas, quoiqu’il arrive, d’en trouver ou que ce soit.

Par exemple, le rapport fait la distinction entre des disparités ethniques “expliquées” et les autres, “inexpliquées”. En effet, le document raisonne selon le procédé suivant : si des inégalités peuvent être expliquées par des critères tels que l’origine sociale ou la situation géographique, alors le racisme est mis hors de cause. En revanche, si ces inégalités ne peuvent pas être expliquées par ces critères, alors il suffit de les qualifier d’“inexpliquées”. A nouveau, il n’est donc pas possible de trouver du racisme nulle part. Pour le professeur du King’s College, “il s’agit d’une erreur statistique très basique”, mais qui compromet les résultats de la recherche, biaisés par une méthodologie orientée.

 

“Le rapport se contredit lui-même et il est truffé d’erreurs flagrantes et grossières”

Les universitaires se rejoindraient pour déplorer la qualité du rapport. C’est d’ailleurs ce qui a frappé Jonathan Portes après la publication du document : les levées de bouclier ne concernaient pas seulement les militants, mais aussi les hommes et les femmes de science “qui, tous, littéralement tous, s’accordent à dire que ce rapport est consternant”.

Le syndicat britannique UCU a par ailleurs publié plusieurs communiqués signés de nombreux syndicats du pays, qui se désolidarisent du rapport et regrettent sa piètre qualité d’analyse, ainsi que l’utilisation fallacieuse de données. Le syndicat dénonce notamment le fait que le rapport fasse, une nouvelle fois, reposer la responsabilité sur les universités et non sur le gouvernement. Il souligne par ailleurs que ces attentes seraient mal venues au vu des coupes budgétaires qu’a subi l’éducation britannique ces dernières années. Le secrétaire général de l’UCU a, lui, qualifié le rapport d’“insulte aux milliers de personnes de nos communautés qui combattent le racisme au quotidien.Un autre communiqué, signé par huit syndicats de l’enseignement britannique, s’indigne quant à l’affirmation que le racisme institutionnel n’existe pas au Royaume-Uni alors même que “seuls 1% des professeurs employés dans les universités britanniques sont noirs”, et que “les étudiants noirs sont trois fois plus susceptibles de décrocher que leurs pairs blancs”.

D’après Jonathan Portes, il ne fait nul doute que le rapport est le résultat de plusieurs mains, et constitue un patchwork confus de différents points de vue : “Normalement, un rapport est relu et retravaillé pour être sûr de sa cohérence. Ici, le rapport se contredit lui-même et est truffé d’erreurs flagrantes et grossières.” Un des membres de la commission a d’ailleurs témoigné anonymement dans la presse britannique. Il accuse le gouvernement d’avoir “manipulé” le travail de la commission pour maintenir un discours politique plus acceptable : “Nous n’avons pas lu la préface de Tony Sewell (...) Nous n’avons pas nié le racisme institutionnel ni ne l’avons sous-estimé comme le fait le document final. L’affirmation selon laquelle ce rapport serait le reflet de notre travail est lacunaire. Ceci est notamment visible de par les incohérences idéologiques et de données qu’il présente ainsi que les conclusions qu’il tire. Le produit final est le résultat de différents points de vue.”

Effectivement, à plusieurs reprises, les contradictions se multiplient dans la narration même du rapport. Par exemple, le rapport martèle la nécessité d’abandonner le terme “BAME” (Black, Asian and Minority Ethnic), jugé - à raison - trop monolithe et trop peu représentatif des disparités intrinsèques aux groupes des minorités ethniques. Pour autant, Tony Sewell écrit que leurs propositions doivent “être pensées pour lever les obstacles de chacun, plutôt que de viser des groupes spécifiques”.

 

Les Nations Unies alertent sur le fait que ce rapport pourrait produire “davantage de racisme”

En plus des militants, des politiques et des universitaires, les Nations Unies viennent allonger la liste des contestataires du document. Dans un communiqué, l’organisation internationale écrit qu’“en 2021, il est stupéfiant de lire un rapport sur l’origine ethnique qui transforme des discours et des stéréotypes racistes en faits, déforme des données, des études et des statistiques qu’il présente comme des conclusions.”

Le groupe d’experts rejoint celles et ceux qui dénoncent à quel point le rapport tente de rogner et de réécrire l’histoire de l’esclavage. Aussi, il rejette la rhétorique selon laquelle les personnes issues de minorités ethniques et de la génération Windrush seraient responsables de leurs destins sociaux et économiques. Mais surtout, les experts n’envisagent pas, eux non plus, les origines sociales et ethniques comme deux atomes non miscibles : “La conclusion du rapport voulant que le racisme soit ou bien le fruit de l’imagination des personnes d’origines africaines ou bien de discrets incidents individuels ignore le rôle omniprésent que la construction sociale de l’ethnie joue dans la société, en particulier dans la normalisation des atrocités, dans lesquelles l’Etat Britannique et ses institutions ont joué un rôle important.

Le rapport des Nations-Unies condamne une lecture quasi-propagandiste de la société britannique, où l’Etat se déchargerait de toute responsabilité d’action dans la mesure où les changements devraient être entrepris par les plus lésés. Pour le groupe d'experts, cette réflexion est le fruit de “mentalités héritées de la hiérarchie raciale”. Le rapport de l’organisation internationale fustige d’ailleurs “la représentation fantasmée de l’esclavage” présentée dans le rapport qui serait “une tentative d’expurger l’histoire de la traite des esclaves africains.

Ainsi, les Nations-Unies prient le gouvernement britannique de se rétracter au plus vite, et de cerner la pleine mesure de l’impact lié à la publication d’un tel document. L’institution internationale demande à ce que le gouvernement reste “fidèle” à son histoire, notamment concernant la traite des esclaves africains et son passé colonial. Elle avertit que ce rapport pourrait produire l’effet inverse de ce qu’il était censé provoquer en déformant des réalités historiques, soit “davantage de racisme, de promotion de stéréotypes raciaux négatifs et de discrimination raciale.”

 

Des changements concrets sont attendus

Pour la majorité des personnes interrogées par Lepetitjournal.com, la nécessité d’un tel rapport est discutable. Pour James Beckles, co-fondateur de Newham African and Caribbean Network, “si le gouvernement souhaitait vraiment s’attaquer à ces problèmes, alors il n’y avait pas besoin d’une nouvelle commission et d’un nouveau rapport, whitewashé qui plus est.” Effectivement, de nombreuses études, recherches et commissions ont déjà travaillé en profondeur sur ces sujets, récemment sous le gouvernement de Theresa May, et ont collecté un nombre de données suffisantes pour pouvoir prendre des mesures politiques et sociales.

Désormais, il est attendu de la part du gouvernement britannique que les 24 recommandations du rapport soient appliquées et ne stagnent pas à l’état de coup de communication politique. Pour Kathleen Henehan, le fait que de grands groupes économiques britanniques appellent au recueil de données quant aux disparités ethnique est une preuve malgré tout que “le débat n’est pas totalement au point mort”. Jonathan Portes, lui, assure que le seul fait de produire ce type de document prouve que le pays se sent concerné par ces problématiques, à l’inverse de la France qu’il juge “dans le déni quant à l’ampleur du racisme structurel et systémique parmi sa société et son économie.”

 

Le rapport de la Commission on Race and Ethnic montre à quel point le gouvernement du Royaume-Uni porte un regard colonialiste et paternaliste sur ses minorités ethniques, rendues responsables de leurs situations par celles et ceux qui les y ont sciemment plongées et maintenues des siècles durant. Le rapport aura au moins eu le mérite d’exister.

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