Aller au devant de personnes éclairées parsème tendrement mon quotidien de journaliste. Mon entretien avec Ngozi Fulani en est la parfaite représentation. J’ai conversé avec la présidente de l’association Sistah Space, afin que ses savoirs précieux puissent vous être partagés.
Cet organisme oeuvre pour mettre à disposition ses connaissances sur les besoins spécifiques des femmes africaines et caribéennes face aux crimes violents. Ngozi Fulani nous enrichit de son expérience de militante au sujet de cette affaire.
Propos recueillis par Marie Benhalassa-Bury.
Souhaitez-vous, avant tout, faire une déclaration sur l’affaire ?
Oui, quand bien même notre association se spécialise dans les besoins particuliers de nos communautés face aux violences domestiques… Nous accordons bien entendu une grande valeur à la vie de toute femme ! Cette affaire doit être prise très au sérieux. Le meurtre de Sarah Everard fait la une des journaux internationaux, et nous avons bien évidemment été horrifiées par ce qu’il s’est produit. Néanmoins nous constatons que la réponse générale n’est pas du tout la même pour les femmes noires !
Cette histoire nous révèle-t-elle une certaine réalité sur les femmes africaines et caribéennes face aux violences et aux crimes, au Royaume-Uni ?
La nouvelle nous a profondément attristées. Les violences commises à l’encontre de toute femme devraient être perçues de façon univoque, la race ne devrait pas constituer un facteur de ce traitement.
Seulement, ce type d’affaires montre tout de même que c’est aujourd’hui très clairement le cas. Sasha Johnson est une jeune femme qui se bat pour l’égalité, elle était très impliquée et reconnue dans le mouvement Black Lives Matter, lequel a d’ailleurs mis en lumière des gens qui ne s’étaient pas engagés auparavant. Elle a contribué à ce faire, et à son expansion, mais elle s’est fait tirer dessus et, depuis, on n’en renvoie pas forcément une image positive !
Les articles sont toujours illustrés avec les mêmes photos, la dépeignant presque comme une femme agressive. La presse et les réseaux sociaux en parlent pour se mettre sous les feux de la rampe, mais sans réellement interroger la gravité des faits ou même la personne qu’elle est et ses combats. Il y a un réel besoin pour ces gens-là de redéfinir leur notion du professionnalisme, de réaliser un travail d’introspection.
C’est-à-dire, que leur reprochez-vous exactement ?
Par exemple, certains ont mis en exergue le fait qu’elle s’était rendue à une fête, alors qu’elle est mère de famille. Mais dans ma culture, on part de chez nous tard dans la nuit, et on va à une rave, une danse, une silent disco etc… C’est historique pour les personnes comme nous, parfois issues de la génération Windrush, entre autres.
Car à l’époque nous n’étions pas autorisées à sortir dans les discothèques, en tant que femmes noires. Nous organisions donc plutôt des soirées dansantes dans le confort de nos maisons, bien évidemment la nuit puisque nous travaillions la journée ! Nous avons hérité de cette coutume : il s’agit là aussi d’une spécificité culturelle que les médias ou les usagers des réseaux sociaux ne devraient absolument pas adresser comme étant un problème. Cela témoigne de la méconnaissance du public autour de ce qui est propre à nos cultures.
Mais au-delà de ça, que Sasha fut la cible initiale des tirs ou non, il y a quelque chose qui me pose problème lorsque je vois que des personnes apprennent que cette femme a reçu des coups de feu dans la tête et essayent de tirer des conclusions.
Il m’est égal de savoir la couleur de peau, le genre, la sexualité d’une victime. Sasha devrait être célébrée pour le travail qu’elle a accompli, mais au lieu de ça, le racisme pointe le bout de son nez à nouveau. Encore une fois, j’invite les concernés à exercer l’autocritique. Il y a des individus qui commettent des péchés ultimes, qui ôtent des vies… Militer pour l’égalité n’en fait pas partie, Sasha n’avait donc rien fait de mal !
Certains obstacles subsistent quant à savoir précisément les faits survenus le 23 mai. Personne parmi les convives n’a contacté les inspecteurs. En somme, peu d’informations sont proposées au public : quelle en est la raison selon vous ?
Plusieurs éléments de réponse interviennent :
- Les gens pensent avoir la conscience tranquille en ayant participé à Black Lives Matter, mais c’est une toute autre chose que d’agir concrètement en ce sens. Ils ont peur des répercussions, surtout quand on sait qu’il y a des hommes prêts à nous tirer dessus. Personne ne veut être le prochain et c’est humain ! Une part de ce silence s’explique peut-être ici.
- Deuxièmement, je n’ai personnellement pas pleine confiance en les médias, nous sommes sur notre garde. Je regardais la BBC aujourd’hui, et ils discutaient des rapports entre la famille royale et Meghan Markle. Quelqu’un a dit « La famille royale n’est pas raciste puisqu’ils la tolèrent ». « Tolérer », vous imaginez-vous seulement l’impact d’un tel mot à la télévision ? Ça revient à dire « endurer », en quelques sortes. Même le vocabulaire employé n’est pas du tout approprié dans certains médias !
Êtes-vous en train d’affirmer que dans les médias, les réseaux sociaux, à la télévision… il n’y a pas de « safe space » pour discuter de ces problématiques ?
Quasiment pas non. J’admire beaucoup certains journalistes mais la situation reste très délicate à ce niveau.
En fait, toutes les victimes devraient faire l’objet d’une attention égale. Pourquoi certaines femmes sont-elles plus ou moins importantes que d’autres, et surtout, quel message renvoie-t-on aux criminels, à la société ?
Aujourd’hui, j’ai lu un tweet qui priait d’honorer la mémoire de Sarah Everard au sein des transports londoniens. Une très belle initiative, mais ces infrastructures n’ont-elles pas assez de place pour que cohabitent, à côté d’un portrait de Sarah, ceux de Bibaa Henry et Nicole Smallman?
La diminution de l’intérêt généralement accordé à cette affaire est-elle pour vous en lien avec la découverte selon laquelle le jeune homme qui a tiré sur Sasha serait noir ?
Oui mais ce n’est pas là mon avis personnel, il s’agit d’une véritable certitude.
Cela démontrerait-il d’un intérêt moindre pour les crimes violents commis par des afro-caribéens contre d’autres, plutôt que sur des personnes blanches ?
En Amérique, surtout, mais ailleurs aussi, les criminels noirs se font tuer. Partout, on expliquera pour beaucoup d’assassins blancs qu’ils étaient « psychologiquement instables ». Il y a toujours ce double standard.
Une simple recherche sur internet suffit pour montrer que là où il y a des racisés, il y a un silence de la sorte, et des faits similaires se produisent.
Pensez-vous que d’autres facteurs pourraient expliquer un tel silence ?
Je n’en vois pas d’autre… En fait, tout est lié aux discriminations raciales aujourd’hui, on n’évolue pas vraiment depuis des siècles.
Et parfois, quand on s’exprime haut et fort là-dessus, on finit comme Sasha. Pourtant, lorsque c’était tendance de marcher aux côtés de Sasha, tout le monde était dehors. Ce n’est plus le cas.
Pour ma part, le mot de la fin sera que quiconque ne lui souhaite pas tout simplement un bon rétablissement doit avoir honte. Je le répète : une telle personne doit véritablement s’interroger en son for intérieur.
Ngozi Fulani, je vous remercie.