Faut-il interdire encore davantage l’écriture inclusive ? Met-elle vraiment en danger la langue française et sa compréhension au plus grand nombre ? Est-elle un vecteur d’exclusion ou d’inclusion ? Le Sénat s’est prononcé en adoptant un texte qui veut éradiquer le point médian mais aussi d’autres néologismes utilisés par cette évolution de la langue de Molière. Mais le débat est loin d’être clos.
Le Sénat est monté une nouvelle fois au créneau face à ce que certains considèrent comme l’incarnation du wokisme : l’écriture inclusive. Une proposition de loi visant à « protéger la langue française des dérives de l’écriture dite inclusive », menée par la majorité sénatoriale républicaine, a été adoptée le lundi 30 octobre par 221 voix pour et 82 voix contre. A l’heure où la France vient d’inaugurer une cité internationale de la langue française, l’évolution de la langue continue de faire polémique.
Ecriture inclusive : évolution de la langue ou aberration ?
Pourquoi interdire l’écriture inclusive ?
Ce texte veut interdire l’utilisation de l’écriture inclusive qui désigne « les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l'emploi du masculin, lorsqu'il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l'existence d'une forme féminine ». Selon les défenseurs du texte, l’utilisation de l’écriture inclusive dans les textes publiés constitue un frein à la lecture et à la compréhension de l’écrit et doit être interdite pour tous les textes dont le droit exige l'usage du français mais également dans l’enseignement.
« Cette loi interdit l’écriture dite inclusive, celle du point médian et des formes grammaticales du déterminant comme le « iel » ou autres. Il s’agit d’aller plus loin que les circulaires en inscrivant dans la loi que cela est interdit dans toutes les productions administratives mais aussi dans les contrats de travail, les documents commerciaux et les notices d’information », a expliqué la sénatrice Pascale Gruny à l’origine de la proposition, qui sanctionne aussi de nullité les actes juridiques qui utiliseraient cette écriture. Le texte inclut également l'interdiction d'écriture inclusive les publications émanant de personnes publiques ou de personnes privées chargées d’une mission de service public, comme dans l’enseignement par exemple.
Cela rend complètement illisible une phrase
Qui se positionne pour ou contre ce projet de loi ?
Le gouvernement s’est dit en accord avec une partie du texte. « Si l'on parle du point médian, c'est à dire une manière de hacher les mots, de complexifier la typographie d'une phrase, cela rend complètement illisible une phrase. C'est très difficile à déchiffrer à l'écrit et c'est impossible à dire à l'oral donc ça rend difficile d'accès la langue. Dans des textes administratifs, il y a un enjeu d'égalité d'accès à la langue et donc pour cela l'interdiction a du sens », a expliqué la ministre de la Culture Rima Abdul Malak sur France Inter. La ministre refuse en revanche l’interdiction de la féminisation des métiers ou encore l’utilisation des « doubles flexions » qui permettent de déployer des mots au masculin et au féminin, comme « les Françaises et les Français » au lieu de « les Français ».
Le point médian est une forme écrite d’abréviation
Du côté de la Chambre haute, des sénateurs des Français de l’étranger ont pris position contre le texte. « La droite sénatoriale nous inflige ses lubies rétrogrades et réactionnaires », a ainsi déclaré le sénateur socialiste Yan Chantrel.
La sénatrice EELV Mélanie Vogel a souhaité faire une démonstration avec un exemple très concret : « Le point médian est une forme écrite d’abréviation. Français.es, c’est l’abréviation de Françaises et Français. Apparemment, c’est impossible à lire pour vous. Puis je regarde l’écran et je me dis : “Alors, juste avant Chantrel il y a “M.”, “amdt°”, et, alors là, zéro problème. J’ai l’impression que ça ne vous pose aucun problème de lire article 2 amendement numéro 2, Monsieur Chantrel. Alors quelle est la raison ? Expliquez-moi la raison pour laquelle c’est tellement plus compliqué pour vous de comprendre qu’un point médian entre un “s” et un “e”, veut dire “Françaises” et “Français” et c’est parfaitement possible de comprendre que “amdmt n°2 veut dire amendement numéro deux ? ».
Pour celles et ceux qui ont voté hier pour interdire l'écriture inclusive, dire à l'oral «Monsieur» quand c'est écrit «M.», c'est parfaitement normal.
— Mélanie Vogel (@Melanie_Vogel_) October 31, 2023
Par contre dire «Française et Francais» quand on lit «Français·es», c'est extrêmement compliqué. 🤯#EcritureInclusive pic.twitter.com/bHG30PUu0h
Sa collègue écologiste, Mathilde Ollivier, souhaite que ce débat affiche ses vraies couleurs : « Quand on parle de l'écriture inclusive, on parle du chemin vers l'égalité femmes-hommes ». La sénatrice Pascale Gruny s’en défend : « Le combat égalitaire hommes-femmes est ailleurs. Il n’est pas dans cette écriture qui, en réalité, exclut plus qu’elle n’inclut. »
Dans cette langue, le masculin fait le neutre
Est-ce que la proposition de loi a des chances de passer à l’Assemblée Nationale ?
La proposition de loi ne devrait pas passer à l’Assemblée nationale où les Républicains n’ont pas la majorité et les députés Renaissance ne sont pas prêts à prendre position. La circulaire de 2017 interdit déjà l’usage de l’écriture inclusive dans les textes officiels, ce qui semble suffisant pour ses détracteurs. Le positionnement ferme du président Emmanuel Macron pourrait cependant les convaincre de monter au créneau. Lors de l’inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, Emmanuel Macron a été très clair : « Dans cette langue, le masculin fait le neutre. On n'a pas besoin d'y ajouter des points au milieu des mots, ou des tirets ou des choses pour la rendre lisible ».
Le français est une langue vivante, qui évolue au fil des pratiques langagières de ses locuteurs et locutrices
Jana Rameh, linguiste, consultante en communication chez Mots-Clés, une agence de communication éditoriale et d'influence à Paris, a répondu à nos questions.
Que pensez-vous de la proposition de loi adoptée au Sénat ?
La proposition de loi adoptée au Sénat est la preuve du long chemin qui nous reste à faire pour éclaircir les enjeux derrière l’écriture inclusive. Nos mentalités se construisent à travers le discours, le langage, c’est donc à travers cette langue que nous soutiendrons les changements vers plus d'égalités femmes-hommes. Essayez de lire un texte entier au “féminin générique”... vous saurez à quel point le genre utilisé dans un texte influence nos représentations mentales. “Masculin générique” est donc antinomique.
Le français est une langue vivante, qui évolue au fil des pratiques langagières de ses locuteurs et locutrices ; si l’Etat arrive à bannir l’écriture inclusive dans un cadre ‘officiel’, il serait difficile de l’interdire dans les usages quotidiens.
Partagez-vous les craintes de l'Etat concernant l'utilisation de l'écriture inclusive dans le cadre juridique ou celui de l'enseignement ?
Né(e) le...; Mesdames, Messieurs ; Chères Françaises et chers Français... l’écriture inclusive est déjà utilisée dans le cadre juridique et par les personnalités officielles. Il y a plusieurs ministères, organisations, collectivités locales, etc. qui adoptent déjà l’écriture inclusive dans leurs pratiques et qui choisissent d’appliquer les conseils du HCE.
Pour l’enseignement, il est temps d'apprendre à l’école qu’on est tous et toutes au même pied d’égalité, même dans la langue. Plutôt que d’apprendre que le masculin l’emporte sur le féminin, il faudrait apprendre qu’en français, le neutre n’existe pas. Il faudrait se référer au masculin pour une population masculine, au féminin pour une une population féminine et avec des formulations fléchies pour une population mixte. Apprendre l’accord de proximité, apprendre à déplier mentalement le point médian, etc. n’écorche pas la grammaire existante et ne complexifie pas l’enseignement .
Quel est votre message pour les détracteurs de la langue inclusive ?
Si la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 est « pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » ; pourquoi n’arrive-t-on toujours pas à l’appliquer dans la langue ?
Il faudrait toujours garder à l’esprit que l’écriture inclusive est un ensemble d'attentions graphiques et syntaxiques permettant d'assurer une égalité des représentations entre les femmes et les hommes (in Manuel d’écriture inclusive, 2016). Nous ne cherchons donc pas à changer la grammaire, nous visons à utiliser les moyens que notre langue nous offre déjà afin de changer les mentalités et de faire progresser l’égalité. Il faudrait également se rappeler que l’écriture inclusive est loin de se résumer au point médian (qu’il faudrait aussi percevoir comme une abréviation qu’on déplie à l’oral, au même titre que M. se lit Monsieur). L'écriture inclusive regroupe donc un arsenal d’outils : la double flexion, les reformulations épicènes, etc. à vous de faire un choix conscient de les employer.