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Reflets du passé, par Janine Magnani

La lumière sur Rome le matinLa lumière sur Rome le matin
Écrit par Le Petit Journal de Rome
Publié le 29 novembre 2021, mis à jour le 29 novembre 2021

Il y a quelques semaines, le Petit Journal de Rome faisait la connaissance de Janine Magnani, l'une des lauréates du concours de nouvelles "Écriture des Sept Monts". Lors de la remise des prix, elle s'est confiée à nous et nous a avoué avoir un bon nombre d'histoires à partager. Nous vous proposons de découvrir aujourd'hui "Reflets du passé".

 

 

Elena sortit de la station de métro Flaminio et traversa la place du Peuple d'un pas tranquille, elle avait du temps devant elle. Au passage elle jeta un coup d'œil à l'obélisque de Ramsès II et adressa un sourire amical aux lions égyptiens qui décorent la fontaine, il était tôt et aucun gamin ne les chevauchait encore. Les lions étaient quotidiennement soumis à l'assaut des  enfants qui trouvaient là des montures à leur taille. Elle s'engagea sur le Corso. En ce dimanche matin la longue rue rectiligne, ancienne via Lata romaine, était déserte. Seule une femme en blanc promenait un chien noir.

         Un homme en bicyclette la dépassa. Elle eut un léger sursaut et un nom s'arrêta au bord de ses lèvres. Ce n'était pas lui, ce ne pouvait pas être lui,  ce n'était pas possible. Elle savait bien que ce n'était pas possible. Pourtant cette allure nonchalante, ce grand corps mince, noirs les yeux et les cheveux, le nez droit, les pommettes hautes... non ce n'était pas lui, elle le savait bien. Elle n'avait vu l'homme qu'une fraction de seconde et pourtant elle avait capté tous les détails, il lui avait même semblé qu'il s'était volontairement tourné vers elle comme s'il avait voulu se montrer ou lui parler. Mais peut-être qu'elle se trompait. Sûrement, elle se trompait.

 

         Valerio avait traversé à bicyclette le parc de Villa Borghese. Il y avait ce jour-là un  ciel bleu d'une profondeur bouleversante et une de ces lumières qui irait crescendo dans la journée, jusqu'à l'éblouissement, une de ces lumières qui vous laisse comme une nostalgie déchirante au fond de l'âme. La lumière de Rome, certains jours.

         Sur sa lancée il traversa la Porta Flaminia et la place du Peuple et s'engagea sur le Corso, désert en ce dimanche matin. Il y avait juste une femme en blanc qui promenait un chien noir.  Il décida d'aller jusqu'à la place de Venise, de suivre l'avenue des Forums Impériaux interdits  à la circulation le dimanche, ensuite peut-être irait-il pédaler sur les bords du Tibre.

         Et puis il la vit, cette jeune femme qui marchait sur le trottoir de gauche, on aurait dit... mais ce n'était pas possible, il le savait bien que ce n'était pas possible, ce ne pouvait pas être elle, pourtant elle avait la même allure tranquille, les même cheveux auburn flottant sur les épaules. Il la dépassa et se tourna légèrement vers elle, il aurait voulu s'arrêter, l'aborder, mais pour lui dire quoi ? Il lui avait suffit de quelques secondes pour enregistrer tous les détails, le regard limpide, le teint clair, les traits fins. Comme celle qu'il n'arrivait pas à oublier.

 

 

         Elena pénétra dans le hall de l'hôtel Plaza où elle avait rendez-vous avec un petit groupe de Français. Elle aimait bien cet hôtel au charme désuet dont le hall, surmonté d'une verrière, était décoré de splendides vitraux Liberty. Le groupe était prêt et impatients de découvrir les trésors de la ville. La matinée serait dédiée aux places et aux fontaines surtout la place Navone et la fontaine de Trévi avec le traditionnel  lancer de monnaie dans le bassin, mais aussi le Panthéon, Campo de' Fiori, place Farnese. Une halte pour un café, une glace, l'achat de quelques bricoles, ponctueraient la matinée, enfin place d'Espagne  elle les quitterait. Peut-être irait-elle se reposer au Pincio avant d'aller faire un tour via Margutta où comme chaque année se tenait l'exposition des Cento Pittori et son amie Stefania y exposait ses œuvres.

         En attendant elle concentra ses pensées sur la visite guidée.  Le groupe, très réceptif, se montrait enthousiaste et comme Elena aimait son travail elle ne lésinait pas sur les explications et les anecdotes aussi elle oublia l'émotion éprouvée le matin lorsque l'homme en bicyclette l'avait dépassée. Mais dès qu'elle se retrouva seule elle revit son visage qui se superposait à l'autre visage, celui de l'homme qu'elle avait tant aimé.

 

 

         Valerio, troublé, s'arrêta près du kiosque à journaux et il la vit entrer à l'hôtel Plaza. Il attendit un moment sans savoir vraiment quoi. Elle ressortit bientôt suivie de quelques touristes. Une guide. Il décida de les suivre de loin, juste par curiosité. Cependant il prit vite conscience que cela ne rimait à rien. Il se trouva même ridicule. Alors d'un coup de pédale vigoureux il obliqua sur la gauche prenant des petites rues qui le conduisirent rapidement place d'Espagne. Une banderole annonçait l'exposition des Cent Peintres, via Margutta, à deux pas. La peinture était une de ses passions. Il irait un peu plus tard, en début d'après-midi il y aurait  sûrement moins de monde. La rue, étroite, est toujours encombrée de grands parasols, de tables et de chevalets et il est parfois malaisé d'observer à son aise les œuvres exposées.

         Il décida de laisser la bicyclette au prochain parking de bike-sharing et  d'aller manger quelque chose, peut-être via della Croce qui est d'ordinaire plutôt tranquille. Ensuite il irait voir l'exposition. Continuer à suivre la guide n'avait aucun sens et il devait cesser de penser à celle qu'il avait tant aimée.

 

 

         Après avoir pris congé des touristes place d'Espagne Elena se dirigea vers le Pincio pour décompresser et comme elle n'avait pas vraiment faim elle se contenterait de grignoter une barre de céréales et de fruits secs, elle en avait toujours dans son sac. Un banc à l'ombre l'accueillit et elle se reposa une petite heure en observant le va-et-vient des perroquets verts qui désormais avaient colonisé tous les parcs de Rome. Elle descendit enfin sur la place du Peuple et prit un café au Rosati, le Café historique de la place, avant de se diriger vers la via Margutta. La vocation artistique de la rue remonte loin dans le temps. Elle a abrité les studios d'artistes tels que Rubens, Poussin, Gentileschi et tant d'autres, même Picasso pendant quelques mois. Fellini y avait habité ainsi qu'Anna Magnani et d'autres célébrités. Maintenant on y trouvait surtout des galeries d'art et il s'y tenait au printemps et en automne une célèbre exposition de peinture à laquelle participaient des peintres professionnels et amateurs sélectionnés. On pouvait y trouver des œuvres intéressantes même si depuis quelque temps la qualité avait, hélas, quelque peu baissé.

         Elle reconnut de loin l'emplacement réservé à Stefania qui exposait cette fois-ci une série de nus stylisés absolument magnifiques. Elle avait déjà eu l'occasion de les admirer au studio de son amie. Surtout un très grand nu d'un bleu intense. Comment obtenait-elle donc ce bleu si profond ? En s'approchant elle vit que la jeune artiste parlait avec un homme penché sur un carton à dessin, il feuilletait une série d'aquarelles. En l'apercevant la jeune peintre s'exclama «Elena, je suis si contente que tu sois venue ! »

         L'homme se redressa et se retourna. Ils se regardèrent comme s'ils avaient vu un  fantôme.

 

         Valerio rompit le premier le silence. - Je crois que nous avons besoin de quelque chose de fort, qu'en pensez-vous ? » Elle acquiesça et murmura - Oui,  de très fort. » Elle s'excusa auprès de Stefania, elle repasserait plus tard. Celle-ci les regarda s'éloigner vers la via del Babbuino, perplexe, elle n'avait jamais vu son amie si pâle. Et cet homme, qui était-il ?

 

         Ils marchaient en silence. Elena se demandait s'il percevait les battements fous de son cœur dans sa poitrine. Leurs pas les conduisirent vers   le Café-Atelier Canova Tadolini, aménagé dans ce qui autrefois avait été le studio du célèbre  sculpteur vénitien avant d'être celui des frères Tadolini. 

         Sans doute tous les deux aimaient-ils l'art. Ils choisirent une table à l'écart, évitant au début de se regarder, conscient de leur trouble.

          Cependant dans ce curieux espace orné de bustes et peuplé de statues d'anges et de saintes mêlées à celles de dieux athlétiques, d'évêques dodus et de papes à l'air grave, les mots peu à peu franchirent la barrière du silence. Ils parlèrent longtemps.

         Lorsqu'ils se décidèrent à quitter le Café ils furent  happés par la  clarté miroitante de cette fin d'après-midi. Éblouis, ils  avancèrent  côte-à-côte, baignant dans  ce qui semblait un élément liquide, une eau qui n'en était pas une, une lumière dorée, éclatante et purificatrice.

         Les aiderait-elle à refermer les vieilles blessures,  à réaliser la catharsis qui les libèrerait des obstacles qui entravaient encore leurs pas ? Les reflets du passé pourraient alors s'estomper enfin, se fondre et disparaître, comme la buée sur un miroir et leur âme serait à nouveau lisse et légère. Alors peut-être  s'ouvriraient-ils de nouveau à l'amour. 

         Tout est possible dans une telle lumière. 

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