Certains mots vont et viennent et changent une ou plusieurs fois de sens au gré des temps. C'est précisément le sort de notre bravo, un des plus Jeckyll et Hyde que nous offre la langue. A examiner d’un peu plus près !
Quel rapport y a-t-il entre un divan et un insecte volant ? Un vendeur de rue et un jouet pour tout-petits ? Belle énigme en effet, car comment pourrait-on imaginer que canapé voulut dire un jour moustique (d'un ancien conopium, «moustiquaire» puis « lit entouré de moustiquaire» puis enfin «canapé-lit») et camelot peluche de laine (de camel, «chameau» puis « peluche en laine de chameau» puis «marchand ambulant de pacotille ») ? Mieux encore, qu'un banal murmure réussisse à exprimer une chose et son contraire : maintenant «chuchotement» et autrefois «grondement», désignant même un poisson de mer qui, sorti de l'eau, émet une espèce de bougonnement ! Certains mots vont et viennent et changent une ou plusieurs fois de sens au gré des temps. C'est précisément le sort de notre bravo, un des plus Jeckyll et Hyde que nous offre la langue, à première vue plein d'entrain et de triomphe mais s'assombrissant très vite dès qu'on l'examine d'un peu plus près.
Tous les sens de "bravo"
Comment donc tous ces «bravos» annonçant le bon (un bravo medico est un bon médecin), le brave (un brav’uomo est un brave homme) et le gentil (un bravo bambino est un enfant sage) puissent sérieusement renfermer un passé inavouable ? C'est pourtant ce que prétendent les vieux dictionnaires qui les assimilent aux «assassin à gages», «coupe-jarret» et «mercenaire» de tout poil. La faute en revient à l'étymologie et à ce fier et puissant barbarus qui trône en chef de lignée. Forgé sur un barbar onomatopéique évoquant le bredouillement, le barbare est, au commencement, celui qui estropie la langue des autres, la frappant d'un fort accent et de tournures sabiresques et diaboliques. Le mot s'appliquait alors à la langue et aux manières balourdes de la prononcer, et il donna dans la foulée les peu flatteurs bègue et balbutier. Parler mal et de travers, une spécialité de l'hurluberlu venu d'ailleurs: de là à ne voir chez cet autre qu'un idiot, un méchant, c'est vite joué.
Petite parenthèse et doute atroce à la fois. Le bravo! d'approbation que toute l'Europe a emprunté au public italien des théâtres et des opéras, eh bien les Italiens, eux, scandent des bravo! bravi! brava ! brave ! selon le, la ou les Callas et Pavarotti qu'ils acclament. Notre bravo! figé à vie comme un caillou dans sa forme en -o leur donne souvent quelques sourires en coin. Hum, et si les barbares, ici, c'était nous ?
De fil en aiguille, le barbaro, barbare bafouilleur finit par donc montrer, plus généralement et définitivement, l'étranger; et l'étranger, le sauvage. Certaines expressions s'en souviennent. L'orgue de Barbarie : le son de l'instrument et son joueur réjouissaient parfois nos rues de leurs étonnantes allures exotiques. Le figuier de Barbarie est arrivé sur nos tables d'un lointain Mexique, à l'époque où Christophe Colomb confondait le continent américain et l'Inde, ce que dit encore l'italien avec son fico d'India, littéralement figuier d'Inde. Attention toutefois, cette Barbarie pourrait être, ça et là, une altération de Berbérie et indiquer le Maghreb; les zoologues répertorient, plus ou moins indifféremment, le cerf de Barbarie ou de Berbérie, le macaque de Barbarie ou berbère, l'ours de Barbarie ou de l'Atlas. Bon, c'est vrai, cela ne change pas grand chose à notre affaire: en ces temps-là, Berbérie, Barbarie, c'était loin, c'était différent, c'était mal.
"Bravo", un petit mot à la bien mauvaise réputation
Puis barbare se dédoubla et produisit bravo, une forme écourtée et plus paisible. Paisible ? Mmm. Bravo ne s'est pas totalement assagi et colporte, en sourdine, le souvenir de ses mauvaises réputations. Il ne nous vient jamais à l'esprit de nous demander, par exemple, pourquoi la célébrissime Costa brava, si propice aux parasols, draps de bains et farniente des touristes, s'appelle, justement. Costa brava tellement cela nous semble clair: c'est beau et on s'y trouve bien, voilà tout. Loupé. L'expression catalane (le catalan, nous sommes toujours dans les cordes des mêmes langues romanes) signifie « côte abrupte, escarpée » et désigne, en l'occurrence, le paysage le plus accidenté de Catalogne. Et si un Italien veut nous raconter la notte brava qu'il y a passée, ne nous attendons pas au récit d'une nuit paisible et réparatrice: notte brava se traduit par nuit de folies, où rien n'arrive dans le calme et tout est livré à la bravata, bravade, autrement dit à la provocation et à la fanfaronnade à tout-va.
On l'a compris, ce mot-là, on ne l'attrapera jamais.
Alors une solution pour s'endormir tranquille et sans tournis: ne pas trop lorgner à l'intérieur de ce bravo bondé de sicaires, bégayeurs, barbares et Barbaries, prêts à bondir de leur boîte comme des diablotins à ressort.