Venise est déjà en soi une ville unique. Hugo Pratt la regarde avec tendresse et, sous sa plume et son pinceau, elle devient soudain magique et prête à révéler des secrets millénaires.
S’il est vrai que la bande dessinée fait parfois de beaux enfants à la littérature, alors le personnage de Corto Maltèse imaginé par Hugo Pratt (1927-1995) est l’un d’eux !
Mystères, symboles, rêves éveillés, rites initiatiques, toile de fond historique, liberté et parfum d’anarchie, femmes à l’exquise beauté souvent inspirées de personnages réels (comme la piquante brune Louise Brookszowyc de Varsovie, belle de Milan, qui apparaît furtivement au chevet du Marin et rappelle bien sur l’actrice Louise Brooks), tels sont les ingrédients qui font la magie des albums de Corto Maltèse. La Fable de Venise ne fait pas exception. Elle distille sur quatre chapitres aériens (La loge d’Hermès, L’énigme du Baron Corvo, L’escalier des rencontres et les révélations de Saint-Marc) sa saveur toute « prattienne ». Mais Hugo Pratt y ajoute cette fois le regard d’un authentique natif de la lagune… Précis dans ses évocations, l’album recèle de magnifiques dessins et aquarelles des lieux, des architectures et des œuvres d’art caractéristiques de la Sérénissime, qui furent sans doute chers à son auteur.
Venise est déjà en soi une ville unique. Hugo Pratt la regarde avec tendresse et, sous sa plume et son pinceau, elle devient soudain magique et prête (ou non d’ailleurs) à révéler des secrets millénaires, graves ou légers, toujours intéressants. Ainsi cette scène où Corto Maltèse s’adresse à un puits qui est en réalité un masque et s’interroge avec humour sur l’origine - un peu douteuse à l’en croire - de la tradition du masque vénitien. Il y a aussi le face à face si marquant visuellement de l’aventurier avec le Lion de l’Arsenal, l’une des plus anciennes représentations de Saint-Marc datant de l’an 1000, mais aussi le visage du Marin devant la Basilique du grand saint, ou encore la Cour du Maltais avec son puits caractéristique, la Cour secrète des Arcanes (avec son puits également), où il n’est jamais exclu de dialoguer avec une colonie de chats très attentifs ou encore le Pont de la Nostalgie… A chaque fois, la géographie réelle de la ville se confond avec l’imagination d’Hugo Pratt dans un hymne bleu et or à sa cité.
Décor unique
Et d’ailleurs que fait un marin en ville quand il ne s’agit pas d’un port au sens strict ? Certes, la mer est présente à Venise au point de s’inviter physiquement dans l’entrelacs de ses ruelles, ce qui donne déjà une partie de la réponse ! Tant qu’à placer un marin en pleine ville, autant le faire à Venise ! Mais, comme toujours, Hugo Pratt offre un prétexte à cette aventure et Corto Maltèse déclare : « Je suis à Venise à cause d’un pari ». Il s’agit d’y retrouver « la clavicule de Salomon », « une émeraude très pure et très belle ». Peu importe qu’il la trouve finalement, l’important est surtout de rencontrer dans ce décor unique des personnages fascinants comme peuvent l’être Hipazia, « splendide poète, mathématicienne, philosophe néoplatonicienne de Venise, une merveilleuse créature », son père qui dirige la loge maçonnique de Venise dont Hugo Pratt explore avec une certaine délectation l’ésotérisme vaguement inquiétant, Petit pied d’argent, le querelleur Stevani, Bepi Faliero, le Poète, Melchisedech, spécialiste de l’écriture ancienne qui aide Corto Maltèse à déchiffrer une page de caractères runiques racontant l’histoire de la clavicule de Salomon, et de nombreux autres personnages parfois inattendus comme Saud Khalula, le génie de la lampe ! Toutes ces figures hautes en couleurs se donnent rendez-vous à la fin de l’album autour de Corto Maltèse pour dénouer la Fable tout en réussissant à en préserver le mystère, qui est aussi celui de Venise.
Après avoir feuilleté et lu cet album de Corto Maltèse, il vous sera difficile de (re)voir Venise sans penser à cette Fable. Il existe une sorte de « contamination » positive et un peu magique entre cette belle fiction et le lieu réel. C’est la force de l’image et celle de la bonne littérature.