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Enfant anorexique : "Pour nous, l'expatriation a créé un terrain de vulnérabilité"

Le 2 juin est la journée mondiale des Troubles du Comportement Alimentaire (TCA). En France, près d'un million de personnes en souffrent. Mais ces maladies mentales traversent les frontières et touchent le monde entier. Emilie*, maman d’une adolescente anorexique et expatriée partage sa bouleversante histoire. 

L'expatriation est difficile pour une enfant anorexique L'expatriation est difficile pour une enfant anorexique
Écrit par Capucine Canonne
Publié le 4 juin 2023, mis à jour le 9 juin 2023

L’anorexie mentale ou nerveuse, un trouble du comportement alimentaire (TCA) parmi d’autres. La personne qui en souffre a une perception déformée de son corps et se fait maigrir en refusant de manger. Au début, il ou elle n’a pas faim, trie ses aliments ou évite les repas, fait du sport, parfois en pleine nuit…autant de signes d’alerte qu’Emilie*, expatriée depuis plusieurs années, a constaté chez sa fille avant que le diagnostic ne tombe. L’histoire qu’elle a accepté de raconter sur lepetitjournal.com est bouleversante mais pleine d’espoir pour les familles qui vivent l’anorexie à l’étranger. 

 

Des au revoir, un nouvel environnement et une pandémie

En 2010, Emilie, son mari et ses deux petites filles quittent la France pour s’installer à Singapour. Sept années de climat humide, de voyages en Asie et de rencontres. En 2017, nouvelle opportunité aux Etats-Unis. Les au revoir avec la nanny singapourienne sont difficiles, les changements de vie, de ville, de climat et de culture aussi. La famille prend ses marques, doucement. A la fin de la première année, des amis terminent leur expatriation, nouveau coup dur, en particulier Jade*, la plus jeune qui a 8 ans. La seconde année, la petite fille a du mal à dormir et rentre souvent de l’école en pleurs. La maman a le sentiment que la maîtresse n’est pas bienveillante. L’année suivante, Jade semble reprendre confiance avec une institutrice plus douce et patiente. Côté activités, les sœurs pratiquent la gymnastique et progressent vite. Avec les compétitions, la vie est bien remplie.  Mars 2020, tout s’arrête. L’école ferme, plus de gymnastique et plus de contacts sociaux « physiques ». Les 4 membres de la famille vivent cloîtrés dans leur maison.

Le retour en France est annulé « les filles ne fêteront pas leurs anniversaires en famille, c’est une grosse déception. Jade l’a-t-il exprimé ? Pas vraiment, en tout cas pas par des mots… » se souvient Emilie.

Pendant la période de confinement, la benjamine commence à pratiquer des squats, des pompes et de la gym. Elle commente son corps et la taille de ses muscles. Un jour, la maman remarque que Jade ne prend plus de dessert et préfère le plat principal. En août 2020, l’école reprend en « présentiel » avec un protocole sanitaire : « l’ambiance reste angoissante, à chaque cas COVID, la classe ferme et on recommence les cours en ligne. ». 

 

Les comportements compulsifs de Jade s’intensifient

Octobre 2020, la gymnastique reprend. Jade est si douée qu’elle passe en niveau supérieur avec 12 heures par semaine : « Je ne suis pas très emballée par l’idée. Mon mari ayant pratiqué du sport à haut niveau, apporte son soutien ».Emilie se rend compte que sa fille – qui s’est cassé le coude - fait du sport matin et soir « puis viennent des pompes, avec le bras dans le plâtre… Nous avons même l’impression qu’elle se relève la nuit pour en faire… ». Jade refuse de mettre des vêtements chauds alors que les températures baissent et développe des troubles du comportement obsessionnel tels que rincer un objet 30 fois d’affilée. Ses parents tentent de lui parler mais la situation empire.

En janvier 2021, le verdict tombe chez la pédiatre : « votre fille est épuisée, elle souffre d’un trouble anxieux général et d’une anorexie mentale ». La douche est glaciale pour Emilie. Le début d’une grande souffrance. 

 

le puzzle du désordre alimentaire

Les parents ne connaissent pas l’anorexie : « nous avons dit et fait tout de travers, nous mettons la pression pour manger, nous insistons… Après quelques semaines, ma petite fille de 10 ans se fait hospitaliser. Pour ne rien arranger, je suis déclarée positive au Covid, tout comme Jade » se souvient difficilement Emilie. Le médecin annonce qu’elle va être transférée dans un établissement spécialisé et que la convalescence peut être très longue. La liste d’attente pour une nouvelle structure aussi… Trois mois passent à l’hôpital et sa santé empire, au point de la mettre sous antipsychotiques et antidépresseurs, avec un tube nasogastrique : « Ces médicaments aident dans le traitement à hauteur de 40% - le restant des 60% étant lié à des travaux de thérapies. » 

Jade est finalement transférée à Atlanta, à l’est du pays, dans un centre pour « Eating Disorders ». La famille reste en contact par téléphone. Au bout de deux mois, elle revient chez elle en pleine forme. Elle reprend l’école en septembre…et rechute en novembre. Elle intègre à nouveau un centre spécialisé près de chez elle. Emilie se rappelle qu’ « un tel centre est plutôt semblable à une « prison ». L’objectif est de « reprogrammer » le cerveau et rééduquer le patient. Car la privation de nourriture affaiblit, rendant la personne léthargique, « autre ». Le centre réalimente progressivement avec des méthodes de motivation, des objectifs à atteindre et d’innombrables séances de thérapies… » 

 

une jeune fille s'isole dans un centre de désordre alimentaire

 

Jade s’exprime et prend le chemin de la guérison de l’anorexie 

Début 2022, Jade fait plusieurs rechutes et retourne au centre. A la maison, la situation marque tout le monde. « A chaque fois, on la voit quasiment mourir, c’est terrible. J’ai des images traumatisantes dans ma tête ». La grande sœur de Jade souffre aussi énormément et les parents tentent de continuer à vivre et avoir de bons moments avec elle. En mai 2022, la pré-adolescente s’exprime « je ne veux plus retourner dans cette école ». Un soulagement immense pour Emilie qui, enfin, arrive à communiquer avec sa fille 

« Je la regarde bien droit dans les yeux, et je lui affirme qu’elle ne va pas retourner dans l’école, ni au centre, qu’on l’aidera et qu’on la soutiendra encore et toujours. J’ai senti une connexion, une approbation dans son regard. Nous nous sentons plus forts depuis ce jour pour affronter ces moments, trouver des solutions et avancer ensemble. » 

Jade s’alimente à nouveau, et diversifie ses essais. La famille reste ouverte et accepte tout. L’été 2022 est une période détendue et joyeuse. Au retour, Jade recommence à restreindre ses prises alimentaires. Emilie et son mari en arrivent à la conclusion que le dysfonctionnement alimentaire est lié à un environnement que Jade considère comme stressant. Le changement d’école 2022 a de l’effet. Et, malgré quelques frayeurs, il n’y a pas d’hospitalisation pendant l’année scolaire : « Sans doute-est-elle plus équipée maintenant pour faire face ? » s’interroge Emilie. 

 

les parents tendent la main à l'enfant qui souffre

 

L’expatriation a joué un rôle dans le TCA de Jade 

« Dans notre cas, l’expatriation a créé un terrain de vulnérabilité. » analyse Emilie. Mais pas que pour Jade. « J’ai mal vécu les premiers mois d’expatriation à Singapour, j’étais en baby blues et enchaîné les contraintes de changements de vie. Je pense n’avoir pas été assez présente pour ma seconde fille, du moins au début. » Et puis, lorsque l’opportunité américaine s’est présentée, les parents n’ont pas conscience de l’impact du changement sur leur petite dernière qui a alors 7 ans : « Nous avons sous-estimé le fait qu’elle soit hypersensible et ait besoin d’attention. Nous n’avions pas imaginé que, finalement, Singapour n’était que ce qu’elle avait connu depuis ses 5 mois, qu’elle y était bien et y avait ses repères. On pensait qu’un enfant était flexible et s’adapterait facilement. 

Le déménagement a bouleversé sa vie et ses habitudes. Les quelques remarques à l’école, le « body image », la recherche de la performance ont accentué son niveau d’anxiété. Elle n’a pas su l’évacuer, chaque événement a pris de l’ampleur d’un drame et est resté. ».  

Rester alerte, à l’écart du jugement et auprès de votre enfant

Avec beaucoup de recul, Emilie réalise aussi que la maladie que traverse sa fille a des origines multifactorielles. Elle est liée à un enchaînement d’évènements, une accumulation d’émotions parfois enfouies et non exprimées « Il faut rester alerte. Plus c’est détecté tôt, plus les chances de guérison sont grandes. » rappelle la maman. « Cette maladie est « sneaky », comme un serpent… on ne l’entend pas, on ne le voit pas, et tout à coup il est là devant vous…L’enfant se met à combattre mentalement des « monstres intérieurs » à chaque fois qu’il doit s’alimenter ou boire. Mais, le plus important à comprendre est que ce n’est pas sa faute. C’est une maladie mentale. » 

Si Emilie raconte aujourd’hui son histoire, c’est pour rappeler aux parents d’enfants atteints de TCA de ne pas culpabiliser : « Je me suis demandée des milliers de fois, pourquoi ma fille, qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi nous sommes partis de France, pourquoi nous ne sommes pas restés à Singapour ?  Je me suis aussi dit que mes angoisses et mon stress avaient déteint sur ma fille… Mon mari a tant culpabilisé aussi, il s’en voulait de ne pas être assez présent pour sa fille. » Mais la maman a appris avec le temps à rester à l’écart des jugements : « Les gens comparent le comportement des parents et tirent des conclusions sur les enfants… Rappelons que chaque famille a sa propre histoire, ses héritages et ses « terrains » de sensibilité. Les conclusions hâtives font si mal, car c’est plus complexe que cela ».  

Dans quelques semaines, la famille s’apprête à quitter les Etats-Unis pour une nouvelle expatriation, non sans appréhension car « Jade continue est en voie de guérison mais pas guérie ».

Mais la décision de partir est « pour notre fille, qui n’attend que ça : partir d’ici et retourner à Singapour. Je pense que l’environnement est sain. » Emilie souffle un moment et sourit : « Malgré le désarroi et la douleur que nous avons vécus, notre enfant a besoin de nous, d’être entourée. » Et d’aimée de manière inconditionnelle, un adjectif qui prend particulièrement son sens dans ce témoignage…  

Les prénoms ont été changés*