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Anderson D. Michel, journaliste : « Critiquer, c’est renoncer à un retour en Haïti »

Chaque année, le 3 mai est la journée mondiale de la liberté de la presse. Dans le monde du journalisme, la date est importante. Il est bon de rappeler que la situation de certains journalistes reste dangereuse et leur combat difficile pour pratiquer leur métier. Témoignage.

Rue de Haïti ou les gangs font rage Rue de Haïti ou les gangs font rage
« Critiquer le pouvoir, c’est renoncer à un retour en Haïti »
Écrit par Léa Degay
Publié le 3 mai 2024, mis à jour le 9 mai 2024

 

« A quatorze ans, je voulais déjà être journaliste. » Ainsi commence notre entretien avec Anderson D. Michel, dans les bureaux de la Maison des Journalistes à Paris, où sont hébergés, au quotidien, quatorze journalistes en exil. Il en a été un des résidents avant de laisser sa place à d’autres journalistes dans le besoin et de prendre son indépendance. Anderson D. Michel est haïtien et depuis dix ans, il est journaliste. En 2019, après de nombreuses menaces de mort et plusieurs tentatives d’assassinat, il est contraint de quitter son pays « et ma famille, à qui je n’ai même pas pu dire au-revoir. » Les papiers qu’il écrit ainsi que ses interventions en radio dérangent. Il documente la corruption en Haïti, pointe du doigt certains politiques et leurs rapports étroits avec les gangs installés dans le pays. « Aujourd’hui, le régime politique en place propose aux différents groupes armés de se fédérer, pour mieux les contrôler. » D’après l’ONU, il y a plus de 300 gangs armés sur le territoire, mieux équipés que la police nationale haïtienne, en sous-effectif. 

 

NDLR : En 2023, Haïti comptait près de 13 millions d’habitants et moins de 10.000 policiers sur tout le territoire.

 

Rue Haiti

 

 

“S’il ne quitte pas Haïti tout de suite, il est mort”

 

La fuite ou la mort pour Anderson Michel

 

S’il avait eu le choix, Anderson n’aurait jamais quitté son pays. « Un jour, en sortant de la radio pour laquelle je travaillais à Port-au-Prince, un homme en moto a tiré plusieurs coups de feu dans ma direction. » Des collègues journalistes le préviennent : s’il ne quitte pas Haïti tout de suite, il est mort. « Tout s’est passé très vite, j’ai rejoint la République Dominicaine puis le Panama par voies terrestres avant d’y obtenir un visa Schengen et de rejoindre l’Europe. » 

 

 

« Haïti est un pays où la liberté de la presse est inexistante. Il n'y a aucune loi qui protège les journalistes et ils sont, au quotidien, victimes de violences policières et des gangs armés. »

 

Son arrivée en France n’est pas synonyme de sécurité pour autant. Les deux premières années sont très douloureuses. « J'ai connu ce que je n'avais jamais connu dans ma vie : la faim, et j'ai dormi dans la rue pendant plusieurs mois. » Il ne renonce pas pour autant. Depuis toujours, « le journalisme, c’est plus qu’un métier », il ne se voit pas faire autre chose. Il a besoin de se rendre utile, d’informer les gens sur ce qu’il se passe en Haïti. Quand il commence ses études, sa mère, médecin, est contre. La situation de la presse en Haïti est chaotique, d’après elle. Les journalistes sont considérés comme les premiers obstacles aux différents régimes politiques. « Haïti est un pays où la liberté de la presse est inexistante. Il n'y a aucune loi qui protège les journalistes et ils sont, au quotidien, victimes de violences policières et des gangs armés. »

 

 

Environ huit journalistes haïtiens tués par an

Légalement et historiquement, ni l’Etat ni la police n’ont entrepris des démarches pour garantir la liberté de la presse. Depuis 1987, lorsque sur le papier le pays est devenu une démocratie, les violences à l’encontre des journalistes n’ont jamais diminué, selon Anderson. « On parle d’environ huit journalistes tués par an, par la police mais aussi par les gangs, sans parler de ceux qui sont enlevés et torturés. C’est pour cela que la plupart des journalistes haïtiens fuient le pays et travaillent depuis l’étranger » explique le journaliste. Ils sont plus d’une centaine chaque année à fuir pour sauver leur peau. 

 

 

 

Le nombre d’enlèvements dans le pays est alarmant. Entre le 1er janvier et le 23 août 2023, les derniers rapports reçus par Unicef confirment près de 300 cas d’enlèvements. Cela correspond presque au nombre total documenté pour 2022 et à trois plus qu’en 2021. Dans la plupart des cas, ce sont des enfants et des femmes qui sont enlevés, de force et par des groupes armés, qui les utilisent à des fins financières ou tactiques. 

 

 

Chaque jour, Anderson reçoit des appels à l’aide

Anderson reçoit chaque jour des messages de journalistes haïtiens « pour les aider à quitter le pays, à entrer en contact avec des associations de presse étrangères. » Pour lui, le nombre d’exilés va continuer d’augmenter. Malgré sa précarité et sa dangerosité, le métier a la côte auprès de la jeunesse. « Les jeunes veulent s’engager. En Haïti, les journalistes le sont par conviction, parce qu’ils aiment ce métier même s’ils ne peuvent pas gagner leur vie décemment. Ils n’ont pas de vrai salaire et ne sont pas équipés. »

 

Press Freedom

 

Depuis novembre 2020, Anderson peut travailler en France et il signe tous ses papiers de la même façon « Anderson D. Michel ». Au début, on lui propose d’écrire sous un pseudo les sujets les plus sensibles en lien avec Haïti, « mais j’ai toujours refusé. Il faut assumer ses propos. J’ai toujours assumé les miens, c’est ce qui m’a poussé à l’exil et j’assume encore. » Ce qui ne l'empêche pas d’être inquiet pour sa famille. Après la publication de son premier papier en France en 2020, sa famille a été attaquée. « Je suis plus libre ici pour écrire mais les répercussions ont juste changé de destinataire. »

 

 

« La presse est au courant mais elle préfère s’autocensurer »

Régulièrement alertée, la communauté internationale a conscience de ce qu’il se passe dans le pays : la corruption, les massacres, ainsi que toutes les cruautés perpétrées par les gangs, la police, l’Etat. « Pourtant rien ne bouge, personne ne réagit. Il faut que la population haïtienne assume et que la presse commence à dénoncer cette situation. »

 

 

« La presse est au courant de tout ce qu’il se passe mais elle préfère s’autocensurer. » Comme beaucoup de journalistes en exil, Anderson n’arrive pas à rester silencieux face à la situation. « Si nous fuyons, c’est que nous portons déjà un jugement sur le régime politique actuel. Nous savons que critiquer, c’est renoncer à un éventuel retour en Haïti ». Le journaliste haïtien reste très pessimiste sur l’avenir du pays. Du point de vue sécuritaire, sa situation administrative l’empêche de retourner dans le pays puisqu’il risque de perdre la protection que la France lui a accordé. 

 

Le statut de réfugié politique dépend de la Convention de Genève : celle-ci interdit de retourner dans son pays d’origine au risque de perdre la protection qu’elle accorde. 

 

La liberté de la presse reste plus que jamais menacée et son combat doit être une priorité pour le monde entier. Aujourd’hui, Anderson le clame haut et fort, il n’y a pas assez d’associations qui accompagnent les journalistes. « Il y a bien sûr Reporters sans Frontières et La Maison des journalistes qui jouent un rôle primordial pour aider et accompagner les journalistes en exil mais ce n’est pas suffisant. Il n’existe qu’une maison de journalistes dans le monde, au numéro 35 de la rue Cauchy, à Paris, et RSF ne peut pas aider, seul, tous les journalistes qui font face à des situations difficiles. » Preuve qu’une journée mondiale dédiée est toujours aussi nécessaire pour faire écho.  



 

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