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Marine de Tilly : «Je ne voulais pas faire de Leila Mustapha une Marianne orientale»

Marine de Tilly s’est penchée dans son livre La femme, la vie, la liberté sur le destin « hors du commun » de la maire kurde de Raqqa, Leila Mustapha. La journaliste et reporter de guerre est revenue pour Lepetitjournal.com sur cette rencontre inoubliable, immortalisée par Xavier de Lauzanne dans le documentaire 9 jours à Raqqa.

Marine de tilly et leila mustapha à RaqqaMarine de tilly et leila mustapha à Raqqa
Au conseil civil de Raqqa, dans le bureau de Leila. Crédit Jean-Matthieu Gautier - Agence Hans LucaCrédit : Jean Matthieu Gautier - Agence Hans luca
Écrit par Thibault Segalard
Publié le 30 septembre 2021, mis à jour le 31 mai 2023

 

Livre de marine de Tilly

 

Comment en êtes-vous venue à collaborer avec Xavier De Lauzanne ?

Un voyage comme celui-ci demande énormément de préparation, presque 6 mois. Il a également fallu convaincre mon éditeur Stock, que le sujet de Leila Mustapha était assez complexe pour mériter un livre. Trois semaines avant mon départ pour la Syrie, j’ai reçu un appel de Xavier. Il souhaitait m’accompagner pour faire un film sur ma rencontre avec Leila. Bien que j’ai aimé la subtilité de sa démarche, j’ai, tout d’abord, catégoriquement refusé sa demande. Il me paraissait inconcevable de passer les checkpoints et la frontière, avec une personne armée d’une grosse caméra et qui n’a aucune connaissance la zone. J’ai également décliné, car j’estimais que faire un film sur notre rencontre avec Leila n’aurait pas réellement d’intérêt.

 

Mon éditeur, qui avait été mis au courant de l’intérêt de Lauzanne, m’a finalement convaincue que sa présence pourrait permettre plus de visibilité au combat de Leila. Avant notre aventure à Raqqa, je ne connaissais pas personnellement Xavier de Lauzanne. Finalement, avec un voyage comme celui-ci, vous nouez des liens très forts et Xavier est devenu un très bon camarade. J’ai été très heureuse de collaborer avec lui.

 

Xavier de Lauzanne et Marine de Tilly
Sur la route de Kobane, en mars 2019. Crédit Jean-Matthieu Gautier - Agence Hans Luca

 

En quoi 9 jours à Raqqa et votre livre La femme, la vie, la liberté se complètent ?

Le livre et le film fonctionnent très bien ensemble car ils exposent deux parties distinctes. Xavier expose notre voyage, l’urgence de la situation en Syrie et à quel point nous étions tributaires de Leila. Mon livre, lui, gratte et fouille plus en profondeur.

 

Je suis de la veille école, qui pense que les mots n’ont pas besoin d’être appuyés par des images. Mais notre société est la digne héritière de Saint Thomas et nous ne nous figurons que ce que nous voyons. Ce livre, je l’ai écrit de la manière la plus honnête. Mais je peux faire parler Leila et décrire l’humiliation des ruines de la ville sur plus de 25 pages. Jamais le choc n’égalera celui qu’une image peut provoquer. Une seconde d’image suffit pour que la sidération et le traumatisme soient là. Le film de Xavier est donc essentiel pour notre objectif commun qui est de parler de Leila et des habitants de Raqqa.

 

 

En arrivant à Raqqa, j’ai été saisie !

 

Qu’avez-vous ressenti à votre arrivée dans ce Raqqa dévasté ?

Comme le disait Céline : « on est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté ». De la même façon, on ne peut ressentir le choc de la guerre qu’après l’avoir vécu. J’ai trop souvent évolué dans des zones ravagées par la guerre, comme à Mossoul ou à Alep. Mais en arrivant à Raqqa, j’ai été saisie! Les bombardements ont complètement rasé la ville et les âmes qui y vivaient. Chaque centimètre de rue et de façade sont criblées d’impacts de balles. La sidération est extrême quand on a devant nos yeux, la preuve de la folie humaine.

 

Marine de Tilly dans les rues de Raqqa
Marine de Tilly et Xavier de Lauzanne. Crédit Jean-Matthieu Gautier - Agence Hans Luca

 

Ici, la vie revient toujours, même si on ressent une certaine schizophrénie. D’un côté, les bâtiments délabrés nous rappellent la mort et de l’autre, la vie reprend ses droits. D’ailleurs Leila l’exprime dans le film : « on a cet élan qui nous pousse vers la vie, mais on vient de traverser la mort ».

 

Quelle a été votre première impression quand vous avez rencontré Leila Mustapha ?

Notre première rencontre s’est faite à Paris. Je travaillais sur l’élaboration du reportage, quand j’ai appris qu’une délégation kurde était à Bruxelles et que Leila en faisait partie. Après plusieurs appels, j’ai réussi à la faire venir sur Paris, quelques heures et sans protection. Nous nous sommes rencontrées, dans les bureaux de mon éditeur. Mon but était de la « sonder » pour savoir si nous allions pouvoir produire un véritable livre sur elle... Un mois plus tard, je la rejoignais à Raqqa.

 

Leila Mustapha et Marie de tilly
Dans le camps de déplacés d'Ain Issa, à une trentaine de kilomètre au nord de Raqqa, ouvert en avril 2017 sous l'impulsion de Leila Mustapha et de son ami Omar Allouche ( assasiné en mars 2018 ). Bombardé lors de l'offensive turque d'octobre 2019, le camp n'existe plus. Crédit Jean-Matthieu Gautier - Agence Hans Luca

 

Je connais assez bien les Kurdes du Nord-Est et leur discours. Dès le départ, j’ai été étonnée de son approche. En cinq minutes, elle a fait taire tout mon cynisme d’occidental et mes aprioris. Leila m’a instantanément désarmée et désarçonnée. Elle est d’une sincérité profonde et elle tient un discours très posé, très intelligent et inédit comparé à ce que j’ai eu l’habitude d’entendre.

 

J’ai senti quelque chose de particulier en elle. Mon instinct ne m’a pas trompé, car elle a dépassé toutes mes attentes. Elle nous donne une leçon, à nous, les journalistes occidentaux, qui pensons toujours tout connaitre. Non, la combattante kurde ne se bat pas qu’en treillis kaki et armée jusqu’aux dents. Elle peut aussi déambuler en jean slim dans les rues de Raqqa. Leila ne fait pas à la guerre, elle construit la paix.

 

Leila m’a tout donné, plus que tout ce que j’aurais pu imaginer.

 

À l’écran, Leila Mustapha paraissait très réservée et timide, comment avez-vous réussi en si peu de temps à briser cette carapace ?

Briser sa carapace a été très compliqué. Leila n’est pas vraiment timide, elle est juste dans la retenue et l’observation. À seulement 33 ans, elle a déjà eu 12 vies.

 

De plus, Leila a une relation difficile avec les médias. En Syrie, un mot mal interprété et on peut être emprisonné. Pendant le voyage, je me présentais d’ailleurs en écrivaine et non en journaliste. Nous nous sommes beaucoup tournées autour et je me suis accrochée. J’ai dû être incisive dans mes questions sans toutefois la braquer. puis finalement il y a cette sorte d’alchimie primaire qui se produit et elle a commencé à se livrer.

 

Je ne voulais absolument pas rédiger un portrait à la gloire d’une Marianne orientale et ne racontant que son projet politique. Mon désir était qu’elle s’ouvre en deux, qu’elle me raconte ses doutes, ses pleurs, ses joies… Leila m’a tout donné, plus que tout ce que j’aurais pu imaginer.

 

 

J'ai du atteindre un degré de schizophrénie suffisant pour devenir Leila

 

9 jours à Raqqa, était-ce suffisant ?

9 jours, c’est ridiculement court et presque impossible pour écrire un livre. Mais Raqqa était très peu sécurisé à l’époque et rester 9 jours était presque inconcevable. J’ai dû dévorer la moindre information obtenue. Je me suis entièrement polarisée sur Leila pour pouvoir la comprendre et avoir assez de matière pour écrire mon portrait. Il a fallu que j’atteigne un degré de schizophrénie important, et ainsi devenir Leila.

 

Leila Mustapha et Marie de tilly
Leila Mustapha découvrant le livre de Marine de Tilly, en février 2019, au conseil civil de Raqqa. Crédit Jean-Matthieu Gautier - Agence Hans Luca

 

Que pensez-vous du documentaire de Xavier de Lauzanne ?

Je trouve que le documentaire est très réussi, modeste et humble, à l’image de Leïla. Il n’exagère pas la situation en tombant dans la surenchère et en produisant un film spectaculaire hollywoodien. Xavier De Lauzanne, malgré les décors sinistres et tristes de Raqqa a su fructifier la moindre particularité afin de créer une atmosphère onirique. La musique d’Ibrahim Maalouf joue également parfaitement son rôle.

 

Maintenant, quels vont être vos nouveaux projets ?

Mon prochain projet est de franchir l’Euphrate pour entrer dans la Syrie de Bachar Al-Assad. Quant à Xavier, il a déjà tourné la 2ème partie de son documentaire à Erbil à la radio Al-Salam. Il va donc bientôt partir réaliser la 3ème partie de sa trilogie à la bibliothèque de Mossoul. Mais une fois que chacun d’entre nous aura terminé ses entreprises du moment, nous avons prévu un super projet ensemble.