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Vivre une perte lorsqu’on est expatrié

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Écrit par Nathalie Lecomte
Publié le 12 novembre 2019, mis à jour le 12 novembre 2019

La perte, quelle qu’elle soit, génère des sentiments contradictoires, entre la souffrance et le recul protecteur lié à la distance. L’expatriation vient influencer le processus psychique de deuil qui doit s’accomplir afin de poursuivre son chemin et ses projets, malgré le manque. Ainsi, après avoir vaincu l’éloignement de l’être cher, on doit surmonter son absence. Comment accompagner ses proches en gérant soi-même son deuil ? Puisque cette fin n'est pas la nôtre, comment la gérer et rebondir ?

 

De quelle perte s’agit-il ?

 

Le sentiment de manque est multiforme. S’expatrier implique déjà une perte lorsqu’on laisse une part de sa vie derrière soi. Revenir dans sa patrie ou changer de destination ne nous préserve pas non plus. On se soucie aussi de nos proches restés au pays : l’autonomie altérée d’un parent vieillissant, la vulnérabilité liée à une passe difficile ou la maladie sont autant de situations qui les rendent moins accessibles, moins disponibles ou psychiquement absents. En tant qu’expatrié, on se confronte au risque du décès imminent d’un proche avec le dilemme de rentrer ou attendre encore. On vit avec la crainte de la possible disparition de l’être cher.

Dans le pays d’accueil, on peut aussi vivre la séparation de son couple, la maladie et la disparition d’un proche. Le manque faisant écho à d'autres manques, ces événements de vie entrainent d’importants remaniements psychiques et actualisent les grandes questions existentielles (dont le rapport à la mort).

 

Perdre quelqu’un : quelles conséquences ?

 

Au niveau relationnel, toute perte nous renvoie à notre propre difficulté à quitter les êtres chers et au manque ressenti face à leur absence. Selon le cas, on peut regretter de n’avoir pas été là pour réconforter ou soutenir les proches aidants ; d’être arrivé trop tard pour mieux se quitter ou pour honorer les funérailles… La culpabilité prend souvent le relai («je me sens responsable»). On fluctue entre de forts sentiments contradictoires, comme l’amour et la haine : on en veut à celui qu’on aime et qui nous «laisse» car on se sent attaqué par son absence. Ces ressentis concourent à réduire sa propre estime de soi et à se dévaloriser.

 

Face au vide de la disparition de l’autre, un flot d’émotions fortes (liées à la souffrance, la détresse, les regrets et la nostalgie) peut nous envahir, venir parasiter notre pensée et l’assombrir. Il est alors naturel de vouloir se rapprocher de sa famille et s’y ressourcer. L’événement douloureux nous renvoie inéluctablement au choix de vivre loin des siens. Il souligne les autres moments où on a été absent et bouleverse nos croyances et nos repères jusqu’à questionner notre existence. L’envie irrépressible «de rentrer» peut surgir et remettre en question notre vie à l’étranger ou, au contraire, on va s’appliquer à réaliser activement le projet d’origine. Cependant, prendre une décision importante lorsqu’on est submergé par des émotions déstabilisantes n’est pas indiqué. Mieux vaut d’abord se dégager de sa culpabilité (potentielle) et recouvrer sa capacité à trouver un équilibre entre le repli sur soi et la fuite en avant.

 

Les proches restés au pays cachent parfois la réalité pour nous protéger, pour ne pas nous alarmer inutilement. Cela s’avère au final plutôt anxiogène et n’empêche pas que l'annonce puisse provoquer chez certains un fort ébranlement. On est alors privé des clés pour évaluer l’état d’un proche malade : soit on minimise sans se rendre compte de ce qui se passe, soit notre imaginaire prend le relai, laissant place à des fantasmes angoissants. L’éloignement vient majorer notre sentiment d'impuissance. Il est donc important de pouvoir faire comprendre à ceux qui gèrent la situation en direct qu'on a besoin qu’ils nous disent la vérité. Cette communication authentique et transparente permet de pouvoir faire face au mieux, et de se positionner en tant que soutien pour sa famille, même à distance.

 

Face à la perte, il nous faut aussi faire le deuil des liens tels qu’ils ont été. Ce processus dynamique, avec des hauts et des bas, prend toujours du temps. En premier lieu, la douleur liée à l’intolérable va créer une effraction psychique : on se réfugie parfois dans un déni protecteur : on rejette mentalement cette réalité («c’est impossible»). Des sentiments de colère, d’injustice, d'abandon, d'absence, de tristesse se bousculent. La distance géographique peut d’ailleurs favoriser ou entretenir ce déni : on a parfois du mal à remarquer le manque car on ne voit pas de changement dans sa vie quotidienne. On veillera donc à ce que ce refus reste une simple étape et ne s'installe pas dans la durée.

Progressivement, un retour à la réalité s’opère : on réalise, on prend conscience, on se représente la perte. Et on souffre de cette absence, réelle et cruelle. On peut facilement se sentir déprimé, abattu. Un sentiment dépressif envahissant doit cependant nous alerter et être pris en charge. Puis, on assimile le manque, un peu plus à chaque souvenir évoqué. On finit par intégrer et accepter que l’autre ne reviendra plus. Et la vie continue, différemment : elle reprend le dessus avec une perception modifiée de soi et du monde («je sens que j’ai changé»). On accorde une place plus modeste au passé. On apprend à s’ajuster à une nouvelle réalité. On se recentre sur le présent et l’avenir.

Si le deuil a été bien identifié et réussi, on parvient à prendre du recul et on se sent moins déstabilisé par la perte de repères. Le cerveau traite mieux l'information au niveau mnésique pour éviter les blocages : on se souvient alors de l’être perdu avec plus de plaisir que de souffrance. Dans le cas contraire, un événement même anodin peut réactiver la blessure toujours vivante : elle ressurgit  alors qu’on croyait l’avoir digérée.

 

Comment faire face à la perte ?

 

Se confronter à la réalité - aussi douloureuse soit-elle - est indispensable. Les étapes à franchir sont balisées par le travail de deuil et un accompagnement professionnel peut s’avérer utile. S’ancrer dans la réalité permet de surmonter regrets et culpabilité. Cela évite de ne pas réécrire l'histoire : croire qu’on aurait pu agir autrement et que les choses se seraient passées différemment est une illusion (de toute puissance) à laquelle il faut renoncer pour se reconnecter au présent et s'y investir.

 

Pour admettre l'inacceptable et aller vers l’apaisement, le temps est également notre allié mais il agit différemment selon le tempérament (chacun à son rythme). On constate assez souvent que les dates anniversaires (notamment la première) ravivent les sentiments douloureux tout en apaisant le rapport à la perte.

 

Activer son réseau relationnel :

Lorsqu’on évoque la perte avec d'autres, on met la souffrance à distance. Le lien social nous préserve de ressasser ce qui ne peut être changé. S'autoriser à extérioriser les fortes émotions permet aussi de lâcher prise et de libérer le corps de ses tensions. On peut se rapprocher de ceux qui ont vécu des expériences similaires et qui peuvent en parler afin de se sentir moins seul face à l’intensité de la douleur.

Souvent, on se sent mal à l’aise pour proposer son aide à celui qui vit une perte, ne sachant pas comment se conduire avec justesse. Reconnaître les étapes du deuil permet de mieux comprendre quels sont les besoins de la personne à un moment donné et de sentir si on se sent capable de l'aider. Le meilleur soutien réside dans le fait de rester naturel et d’agir en accord avec ses possibilités qu’elles soient matérielles (intendance : repas, quotidien, assistance administrative…) ou affectives (accueillir la souffrance de l’autre ; être présent, disponible et patient; offrir une écoute profonde en s’abstenant de prodiguer des conseils ; rester silencieux, passer par les gestes…). Il s’agit d’offrir un moment d'attention chaleureux, apaisant et bienveillant pour aider l’autre à surmonter l’obstacle, se reprendre et rebondir. Pour soutenir leur enfant, certains parents choisissent de se faire accompagner par un «psy» afin d’adapter leur discours à sa maturité psychique (à ce qu'il est en mesure de comprendre) et d’adopter une conduite modélisante (pour qu’il s’autorise à exprimer ses émotions…).

 

Faire sa part :

Distance géographique n’est pas synonyme d’éloignement affectif. A l’étranger, les moments difficiles se vivent différemment mais avec la même intensité. On doit pouvoir l’expliquer à ceux qui sont sur place et clarifier notre posture de soutien et d’empathie. On peut être présent autrement. La distance peut d’ailleurs présenter un atout : n’étant pas en lien direct avec l’intensité émotionnelle de ceux qui restent, on peut alors offrir un recul qui permet de fournir un soutien utile, parfois plus opérationnel.

Lorsque le choix d'expatriation est bien réfléchi et assumé, une autre façon de gérer le deuil à distance consiste à offrir dans son environnement immédiat le soutien qu’on réserve habituellement à ses proches restés au pays, simplement parce qu’on est là et qu’on peut faire du bien à l'autre. On se réinscrit ainsi dans une réciprocité sociale à grande échelle, à travers le système de dons et contre-dons qui alimente depuis toujours les relations humaines. Penser qu’une autre personne peut jouer ce rôle auprès de nos proches en difficulté au pays s’avère d’ailleurs réconfortant et atténue le possible sentiment de culpabilité.

 

Faire vivre le lien différemment :

La perte (disparition, séparation, inaccessibilité) ne veut pas dire que le lien à l’autre n’existe plus. La relation qu’on entretenait ne disparaît pas en même temps que lui. Pour s’adapter à l'absence, on va investir une relation mentale différente. On maintient et fait vivre un lien psychique renouvelé avec la personne, comme un partage mental avec elle («je pense et m’adresse régulièrement à ma mère décédée et parfois je lui écris»). Notre capacité à concevoir nos disparus nous aide à créer des souvenirs apaisés où l’on porte l’autre dans son cœur (comme une présence intérieure). Ce travail d’intériorisation n’a rien à voir avec un refus de la disparition ou un deuil inachevé. Pourtant il est souvent difficile d’évoquer sa relation avec un disparu tant notre culture nous pousse à ravaler notre chagrin et faire bonne figure pour ne pas affecter ceux qui restent (T. Nathan).

Les rituels familiaux aident aussi à maintenir une identité et une cohésion fortes par une reconnaissance collective de la mort. Ils nous permettent d’intégrer la perte comme un événement surmontable et d’investir les liens affectifs sous une autre forme.

Lorsque  la relation était négative ou conflictuelle, la perte a un goût d’inachevé et on peut ressentir un malaise diffus ou une profonde tristesse. Ce défaut d’intériorisation amène parfois à consulter.

On l’oublie parfois, mais la mort fait partie de la vie : c’est une question existentielle profonde. Son caractère inéluctable nous renvoie à notre propre finitude et à une peur - plus ou moins difficile à contenir - qui peut fragiliser notre sentiment de sécurité (I. Yalom). En même temps, apprivoiser l’idée de la mort diminue la peur qui l'accompagne. Ainsi, gérer les situations de perte est essentiel pour continuer sa route. C’est quelquefois compliqué lorsque la souffrance nous submerge («tout seul, je n’y arrive pas»). On peut aussi se faire accompagner par un professionnel pour mener à bien le processus de deuil. Il s’agit de ne pas s’isoler, de basculer du côté de la vie et se concentrer sur le sens de sa propre existence tout en se tournant vers l'avenir.

 

Yalom I. (2008). «La thérapie existentielle». Gallade.

Nathan T. (2011). «La nouvelle interprétation des rêves». O. Jacob.

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