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Jacques Wiacek restitue l’histoire de l’armée polonaise en France et ses 84000 hommes

Jacques Wiacek s’est lancé dans une aventure historique d’envergure en rédigeant un ouvrage complet et documenté sur l’histoire de l’Armée polonaise en France pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1940), aux éditions YSEC. Après avoir été brutalement écrasée en 1939, la Pologne continue le combat depuis l’étranger. A la tête du gouvernement en exil, le général Sikorski mise sur la France, où il met sur pied une armée de plus de 84.000 hommes. C’est cette histoire d’espoirs, de résistance mais aussi de déceptions, que nous raconte Jacques Wiacek. Il revient au fil de cet interview sur ce qui l’a poussé à entreprendre ce travail de longue haleine, comment se sont déroulées ses recherches, rendues souvent difficiles par la perte ou la destruction de documents clés, ainsi que sur les situations qui l’ont marqué.

Jacques Wiacek Jacques Wiacek
Jacques Wiacek avec son premier livre « Histoire de la 1re division blindée polonaise 1939-1945 : l'odyssée du phénix » récompensé du prix du ministre des affaires étrangères pour le meilleur ouvrage en langue étrangère sur l'histoire de la Pologne
Écrit par Ronan Corcoran
Publié le 14 novembre 2023, mis à jour le 5 janvier 2024

Lepetitjournal.com : Écrire un ouvrage complet, documenté, comme vous l’avez fait, on imagine que c’est un travail de fourmi… Jacques Wiacek, vous qui êtes diplômé de Sciences Po Bordeaux et HEC, qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans cette aventure historique de longue haleine ?

Jacques Wiacek : Effectivement, on ne s’engage pas dans une démarche comme celle-ci la tête baissée et sans réflexion. Plusieurs raisons m’ont convaincu de franchir le pas.

Tout d’abord, mes propres connaissances sur cette période étaient assez partielles et pour creuser le sujet, j’ai cherché des ouvrages de référence. Figurez-vous que malgré la taille de cette armée - rappelons qu’elle comptait 84.000 hommes à la veille de l’armistice - j’ai eu la surprise d’en découvrir un seul en langue française ! Il avait été écrit par le capitaine L’Hopitalier au sortir de la guerre, donc il y a plus de 80 ans. Rien depuis! J’ai naturellement souhaité enrichir sa contribution.

Une seconde raison tient à la crucialité de la période qui s’étend entre l’ouverture de la bataille de Pologne (1er septembre 1939) et la défaite de la France (25 juin 1940). L'historien conservateur John Lukacs l’englobe dans sa définition de « La Dernière guerre européenne », qu’il fait courir jusqu’à l’échec des armées allemandes devant Moscou en décembre 1941. De fait, l’échec des Britanniques et des Français, dans une moindre mesure des Polonais, à contenir Hitler dans les phases initiales du conflit a amené à la mondialisation de la guerre et à l’effacement de l’Europe. 

Or, l’historiographie de l’année 1940 est peu abondante en France, où elle est généralement traitée à travers quelques images choc : évacuation de Dunkerque, exode de la population civile, prise de pouvoir par Pétain. Et comme nous l’avons vu, les motifs polonais occupent une part infime dans la littérature consacrée à la bataille de France. J’ai cherché à apporter un éclairage un peu différent, qui s’attache à montrer comment l’alliance franco-polonaise s’est articulée au cours de l’entre-deux-guerres, pendant la Drôle de guerre et la bataille de France. 

Enfin, si la victoire compte généralement de nombreux pères, la défaite reste le plus souvent orpheline. Faute de responsable unanimement identifiable pour celle de 1940, l’histoire de l’armée polonaise en France continue de susciter des jugements tranchés.

Nul ne souhaitant endosser le mauvais rôle, l’étude des documents montre que les critiques réciproques entre Français et Polonais s’égrènent sans s’encombrer de vérité. À travers mon livre, j’ai tenté de dépasser l’amertume, le désenchantement et les récriminations pour dresser un bilan objectif et apporter une vision apaisée. 
 

Lors de la rédaction de Histoire de l’Armée polonaise en France, l’Alliance blessée (1939-1940), avez-vous fait des découvertes particulièrement notables, ou qui ont changé la vision de votre sujet ? Des découvertes émouvantes en lien avec le combat des Polonais depuis la France ?

Difficile de répondre sur les découvertes, tant cette histoire est riche : je serais obligé de plonger dans des détails trop hermétiques. Puisque vous m’en donnez l’occasion, je préférerais évoquer quelques situations qui m’ont marqué. 

Prenons les pilotes du Groupe de chasse II/6. Le 16 mai 1940, ils laissent leurs trois derniers avions aux camarades polonais, qui avaient le plus à craindre s’ils tombaient entre les mains allemandes, tandis qu’eux-mêmes partent en camion au risque d’une mauvaise rencontre. Ils évoqueront « des camarades d’élite dont ils ont admiré l’ardeur au combat, loué la parfaite tenue militaire, apprécié l’excellent esprit de camaraderie ».

Vous avez les civils de Saint-Dié. Le 21 juin, alors que les armées de Lorraine capitulent, ils conspuent et bousculent les gendarmes qui tentent de désarmer les canonniers du lieutenant-colonel Kazimierz Stafiej. Celui-ci s’offrait un coup d’éclat en défilant en ordre impeccable et sous de timides applaudissements avant de se disperser. 

Ou cette jeune libraire de Brest. Le 18 juin, alors que le réduit breton s’écroule, un groupe de chasseurs Podhale lui achète une carte pour se diriger vers la Loire. « Ne désespérez pas de la France ! Vive la Pologne ! », leur crie-t-elle avec émotion. Le groupe embarque finalement sur un destroyer britannique tandis que depuis les docks, des quolibets fusent contre ces « héros à louer ». 

Mais il y a aussi - hélas - ces officiers supérieurs français qui vont essayer de se dédouaner de leurs responsabilités en tentant de faire porter le chapeau de la défaite aux unités polonaises qui combattaient sous leurs ordres.

Dans le contexte de recherches de coupables qui a caractérisé le régime de Vichy, les Polonais ont parfois fait office de boucs émissaires confortables. 

Terminons quand même cette revue par ces politiques et ces généraux qui finissent par comprendre, en 1940, les leçons de 1939. Weygand reconnaît avoir « sévèrement jugé l’armée polonaise sans peut-être tirer de la campagne d’automne dans l’Est les enseignements qu’elle comportait » tandis que de Monzie, ministre des Travaux publics, écrit : « Nous avons perdu la guerre faute d’aviation. (…) Pourquoi les enseignements fournis par la campagne de Pologne ont-ils été ignorés ou méconnus ? »

Enfin, bien que l’intérêt du livre ne repose pas sur une surexposition de photos, je voudrais évoquer l’aspect iconographique. On comprendra aisément qu’au cœur de la débâcle, les hommes qui luttaient pour leur survie avaient mieux à faire que de se prendre en photo. Pour cette raison, les images de juin 1940 sont très rares. J’ai néanmoins pu dénicher quelques photos des Polonais au combat, et notamment des 16.000 hommes de la 1re division de grenadiers, qui semblaient tout bonnement s’être volatilisés. Inédites, elles sont pour moi d’une grande valeur symbolique.
 

Dites-nous en plus sur les coulisses de votre recherche : comment enquête-t-on sur une guerre : travail de terrain ou uniquement travail d’archives ? Avez-vous dû voyager pour récolter certaines informations ?

Je ne voudrais pas avoir l’air de parler d’autorité en ayant produit à peine deux livres et quelques articles. De plus, il n’y a pas de « recette » standard pour toutes les publications. Personnellement, je pars du plus généraliste pour aller vers le plus détaillé. La lecture de références reconnues m’amène à concevoir les problématiques sous-jacentes et les points qui mériteraient d’être creusés. Je complète avec des biographies. Une fois les points d’attention identifiés, je me propose de les étayer, vérifier et préciser à l’aide des fonds d’archives. 

Malheureusement, pour ce qui est des opérations militaires de 1940, bon nombre de documents - journaux de marche, ordres, communications – ont été égarés.

Pour éviter qu’ils ne tombent aux mains de l’ennemi, ceux de la 1re division de grenadiers furent enterrés lors de sa dispersion. Ceux de la 10e brigade de cavalerie blindée furent détruits à la fin des combats ou brûlés par ses officiers qui tentaient le passage à travers l’Espagne.

De ce fait, les rares documents disponibles se trouvent dispersés dans les cartons de plusieurs institutions, que j’ai démarchées une par une : Institut Sikorski à Londres, Institut Pilsudski à New York, musée polonais de Rapperswill… Trop rarement mis à contribution par les auteurs polonais, le Service Historique de la Défense à Vincennes s’avère primordial. Il conserve notamment les témoignages des officiers de liaison et des commandants en interaction avec les unités polonaises. 

Pour terminer, j’ai enfourché ma moto pour découvrir Coëtquidan et Parthenay, où se constituaient les divisions polonaises, puis pour explorer les champs de bataille de Lorraine, Franche-Comté, Champagne et Bourgogne. À Montbard, j’ai pu observer les impacts de balle encore logés dans les murs et à Douarnenez, identifier la jetée où un officier polonais avait été battu à mort par la foule, alors qu’il tentait de rallier la Grande-Bretagne.

Globalement, les voyages sur le terrain m’ont permis de rectifier quelques idées reçues, et d’affiner la description des lieux évoqués par le récit. Mon grand regret est de ne pas encore être allé à Narvik, sur les traces de la brigade Podhale. Ce n’est que partie remise.

 

Jacques Wiacek
Jacques Wiacek dédicaçant son livre « Alliance blessée, l’armée polonaise en France 1939-1940 », en novembre 2023. Crédit photo : Jacques Wiacek

 

Qu’est-ce qui n’a pas été (encore) exploré ? Fonds d’archives notamment ? De la matière pour de futurs livres ?

D’un point de vue méthodologique, les combats décrits mériteraient d’être approfondis en confrontant systématiquement les archives polonaises ou françaises avec celles du Bundesarchiv, en Allemagne. Nous pourrions certainement y apprendre des choses intéressantes, mais il faudrait pour cela un livre de 1.000, et pas de 400 pages ! À un moment donné, vous êtes obligé de trancher entre un format de vulgarisation et un format d’exégèse. 
Par ailleurs, certains sujets mériteraient d’être creusés. La partition trouble jouée par le ministre polonais Beck pendant l’occupation de la Rhénanie, en mars 1936, en est assurément un. Autrement, le recensement des sépultures demeure d’actualité : sur les 900 tués estimés pour la 1re division de grenadiers, tout au plus 200 reposent au cimetière militaire d’Aubérive, et peut-être cent autres dans divers cimetières locaux. Quid du reste ? Je n’ai pas réussi à l’établir. De la même manière, je voudrais comprendre le déroulement de certains engagements restés énigmatiques, tels celui de Molesme (16 juin 1940). Enfin, malgré mes recherches au SHD de Vincennes, je n’ai pas trouvé trace de la 12e compagnie divisionnaire antichar polonaise formée en urgence à Parthenay. Qu’est-il advenu de ces hommes ?

Vous posez la question de futurs livres et vous avez raison, car les périodes troublées, et notamment les guerres, fournissent un matériau inépuisable aux écrivains.

Je ne prétends pas déroger à la règle, et je voudrais à présent me pencher sur le sort des militaires polonais qui sont restés en France après l’armistice.

Ils ont fondé parmi les premiers réseaux de renseignement - Interallié, F2, Monika - dont les péripéties méritent assurément un livre, et plus encore - un film ! 


Dans le contexte actuel, est-ce que la fraternité franco-polonaise fait échos avec la situation en Ukraine ? 

La diplomatie s’inscrit dans le temps long, et il est certain que les renoncements de 1936-1938 comme la défaite de 1940 ont terni l’image de la France dans l’est de l’Europe. La sortie malheureuse de Chirac sur les pays qui avaient supposément « perdu une occasion de se taire » a été perçue comme une continuité de la condescendance déjà manifestée dans l’entre-deux-guerres. Plus récemment, la politique russe d’Emmanuel Macron, et sa tentative de maintenir un canal de communication avec Poutine, ont été lues comme une résurgence des hésitations françaises d’il y a 80 ans.

Il reste que la relation franco-polonaise doit davantage se concevoir à l’aune des défis contemporains que des errements du passé.

À cet égard, la guerre en Ukraine a servi de révélateur aux difficultés du « couple » franco-allemand : qu’il s’agisse du MGCS ou du SCAF - respectivement char et avion de combat du futur, la logique de compétition entre les deux pays semble l’emporter sur celle de coopération. Les deux puissances disposent aujourd’hui d’armées d’échantillons, capables de mener des opérations de paix ou de mater une rébellion en Afrique. Mais qu’en est-il des lourdes menaces qui pointent à l’est de l’Europe, dans le Caucase ou en Asie-Pacifique ? Et que dire de la politique énergétique, où les intérêts divergent totalement ? 

Ce constat un brin sévère amène à poser la question de l’alliance franco-polonaise : y a-t-il un espace pour sa résurgence ? La réponse est complexe. La Pologne est évidemment favorable à l’accueil des investissements français, notamment dans les nouvelles technologies et l’énergie verte; ils sont moins prédateurs de main-d'œuvre qualifiée que ceux des Américains, et moins connotés historiquement que ceux des Allemands. L’attractivité du modèle culturel français reste forte, et pourrait servir de catalyseur. Qui plus est, les dernières élections législatives polonaises ont donné l’avantage au camp pro-Européen, davantage ouvert au dialogue multilatéral qu’au bilatéralisme polono-américain. 

Pour autant, la guerre en Ukraine a redistribué les cartes en ramenant le politique et le militaire sur le devant de la scène, aux dépens de l'économie.

En la matière, il serait, à mon avis, erroné de penser les Polonais prêts à abandonner de larges pans de leurs prérogatives régaliennes pour rentrer dans un moule trop étroit préparé par la bureaucratie européenne.

De même, je doute qu’ils soient prêts à délaisser le parapluie américain que leur offre l’OTAN pour la recherche d’une « défense européenne » promue par la France. Quoi qu’il en soit, comme en 1939, la fraternité franco-polonaise se portera d’autant mieux que la France parlera d’une voix audible et crédible sur l’échiquier mondial. Pour cela, elle serait inspirée de renoncer au jacobinisme européen - un centre éclairant et écrasant les périphéries  - pour accepter les particularismes de ses alliés.

 

Livre - Histoire de l'armée polonaise en France, par Jacques Wiacek 

Les autres ouvrages de Jacques Wiacek 
 L’histoire de la 1re division blindée polonaise 1939-1945: l’odyssée du phénix. Ysec, 2018. Récompensé par le prix du ministre des Affaires étrangères pour le meilleur ouvrage en langue étrangère traitant de l’histoire de la Pologne. 

 

 

 

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