Marc Levy était à Varsovie à l’occasion de la 9e édition de l’événement francophile French Touch La Belle Vie ! et de la sortie, le 17 octobre, de son dernier ouvrage : « La Symphonie des monstres ». L’action se déroule en Ukraine juste après l'invasion par les forces russes, en février 2022 ; sur fond de conflit, des rapts d’enfants ukrainiens sont organisés par les autorités, afin de les « russifier ». C’est dans le cadre élégant et cossu de Maison Sisley Warszawa que Marc Levy a accepté de répondre à nos questions : engagement, enfance, guerre en Ukraine et plus largement l’actualité de ces dernières semaines.
En préambule
« Tout avait commencé bien avant le 24 février. »
« Inspiré de faits réels » peut-on lire sur la page de garde de La symphonie des monstres.
Ce n’est pas la première fois que Marc Levy marie réalité et fiction. Il a débuté ce cycle littéraire avec Les enfants de la liberté, paru en 2007. Écrire une histoire en partant de l’Histoire, c’est ancrer ses personnages dans une réalité qui oblige son auteur à sortir de l’actualité pure, a-t-il expliqué lors de la conférence de presse. A la différence du journaliste, la « chance du romancier » c’est qu’ « on n'est pas pressé par le temps. Quand un journaliste doit rédiger un article, qui doit, par définition, coller à l’actualité, un romancier, lui, a souvent le temps de faire les choses plus en profondeur. »
Quant à l’inspiration, « je n’ai jamais su d’où viennent mes idées… Il y a parfois des récits de vie sur lesquels l’envie d’écrire se catalyse… parfois l’inspiration se crée de manière indépendante, mais il y a toujours le besoin de partager quelque chose. ».
Enfin, c’est mon tour de le rejoindre dans le petit salon bleu, il faudra m’en dire plus.
Lepetitjournal.com : Marc Levy, quelle est la définition du monstre, selon vous - qu’on retrouve dans le titre de votre dernier roman ?
Marc Levy : Je crois qu’un monstre, c'est un être humain qui a perdu son humanité, qui l’a égarée… c’est quelqu'un ou quelqu'une qui a réussi à déshumaniser les autres. Je crois, assez étrangement, qu'il n’y a pas de monstre chez les animaux, car les animaux, au contraire de l'homme, ne tuent que pour manger, pas pour le plaisir de tuer, même chez les prédateurs, vous voyez. Alors que l'homme, lui, est capable de détruire pour le plaisir de détruire, de tuer pour le plaisir de tuer et ça peut aller bien au-delà de la pulsion.
Donc le monstre je crois que c’est tout ça : celui qui a trouvé une justification à sa propre barbarie, qui invente une idéologie qui la justifie et qui réussit à vivre dans le déni de cette même barbarie.
En l'occurrence le monstre, de La symphonie des monstres, c'est Maria Lvova Belova ainsi que ceux qui collaborent activement ou passivement, à son projet monstrueux. [N.D.L.R : Maria Alekseïevna Lvova-Belova, femme politique russe, organisatrice de la déportation de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens vers la Russie. Elle est visée par les sanctions occidentales et fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour « crimes de guerre ».]
Nous savons désormais que la guerre se tient non seulement sur les champs de bataille, mais également dans le champ de la propagande. Nombreux sont les exemples montrant les efforts visant à « diaboliser » l’ennemi. Attribuer à Maria Lvova Belova ou Vladimir Poutine le nom de « monstre », afin de souligner leur psychisme perturbé, ne leur permet-il pas d’échapper ainsi à la justice et à la rationalité ?
Non, car Hannibal Lecter [N.D.L.R : Hannibal Lecter est un serial killer cannibale, au centre du film, Le silence des agneaux.] est un monstre et on le juge quand même. Le monstre s'est déshumanisé lui-même, c'est pour ça qu'il est devenu un monstre. Mais ça ne veut pas dire que c’est parce qu’on a à faire à une bête sauvage, vous comprenez, qu'on va rester passif.
C'est ce que nous avons fait avec Poutine, même après le début du conflit, certaines personnes voulaient lui trouver encore des excuses. La comparaison qui me vient à l’esprit, c'est celle du violeur essayant d'expliquer que ce n’est pas de sa faute, c’est juste que la femme qu’il a violée portait une jupe.
Il est vrai que la Russie avait de nombreux défenseurs encore aux premières heures de l’attaque de l’Ukraine…
Bien sûr, évidemment… Quand en 1938, Adolf Hitler a envahi l'Autriche, il y avait des Daladier et des Chamberlain pour expliquer que c'était justifié et qu’il n'avait aucune intention d'envahir le reste de l'Europe.
Il y a toujours, en politique, un rapport entre la lâcheté et le courage. Un petit homme politique fait ce qu'il faut quand c'est possible, un grand homme politique fait ce qu'il faut quand il faut le faire.
Je ne peux pas m’empêcher de penser à votre père lorsque vous faites ces références historiques, lui qui s’est engagé dans la résistance, membre des Francs-tireurs et partisans – mains-d’œuvre immigrées (FTP-MOI). Est-ce lui qui vous a transmis cette conscience politique ?
Oui bien sûr j'ai eu la chance d'avoir été éduqué, mais si vous voulez, j'ai surtout eu la chance d'avoir été éduqué socialement sur la fragilité des démocraties. Pourquoi est-ce que la guerre en Ukraine est extrêmement importante ? Il y a le camp de ceux qui croient que c'est une guerre entre la Russie et l'Ukraine. Or ce n’est pas le cas, c'est une guerre entre la dictature et la démocratie.
Par le biais de l’Ukraine, ce que Poutine a tenté d'attaquer, c'est la démocratie. Il a espéré qu’en l’envahissant, il provoquerait un éclatement de l'Europe, dernier pilier des démocraties - parce qu’assez étrangement, l'Europe est beaucoup plus représentative de la démocratie que ne le sont les États-Unis.
Cela fait 10 ans que Poutine essaie de déconstruire les démocraties. Et si aujourd'hui des liens se tissent avec la Chine, c'est parce que c'est la gouvernance des mondes qui se joue en ce moment : d’un côté les autocraties, de l'autre côté les démocraties. C'est ça qui se joue ! Les soldats et les soldates ukrainiens qui meurent sur le front aujourd'hui, ne meurent pas simplement pour défendre l'Ukraine, ils meurent pour défendre la démocratie. C'est cela qu'il faut raconter, c'est là-dessus qu'il faut éduquer.
Alors évidemment quand vous prenez votre métro le matin à Paris et que vous allez travailler, ça peut vous paraître très loin, comme la Guerre de 39-45 qui est encore plus loin de nous. L’une des choses qui sont terriblement manquantes dans les programmes scolaires, c'est l’éducation à la démocratie et à la liberté ; sans éducation, à chaque fois le même cycle se reproduit, à chaque fois nous allons vers une nouvelle guerre, vers un nouveau conflit, et à chaque fois nous nous disons : « plus jamais ça. »
Il y a plusieurs voix dans La symphonie des monstres et plusieurs genres : du roman initiatique de l’enfance, au roman d’aventures. Côté personnages, il y a cette mère courage, Vital « le maquisard », Danylo « l’homme du peuple », le jeune Valentyn et sa sœur Lilya. Valentyn ne parle pas. Est-ce une métaphore du bâillonnement de l’Ukraine ?
Oui c’est exactement ça. Il y a deux choses avec ce personnage de Valentyn. L’une très personnelle : à un moment on a besoin de se placer dans une histoire, vous voyez, d'avoir un point de vue et Valentyn, je l'ai fait naître dans ma propre enfance, nous nous ressemblons énormément lui et moi.
Moi si j'écris, c’est parce que j'ai beaucoup de mal à parler, je suis incapable de parler de moi et de communiquer, même d'exprimer mes émotions… C’est pour cela que j’écris, je suis comme lui en fait.
Valentyn est assez extraordinaire. Sa description à travers les yeux de sa maman c’est qu’il est fragile, qu’il ne va pas s’en sortir, mais en réalité, c’est une boîte à outils, ce petit garçon, il est plein de ressources…
Oui, tout à fait, il est comme une boîte à outils, parce qu'en fait lorsque vous démarrez dans la vie avec un handicap, il faut avoir des outils pour s'en sortir.
Et vous, votre handicap, c'était quoi… la timidité ?
(Rires) Moi, lorsque j'étais gamin, je louchais, je zozotais, j’étais le seul enfant juif dans une école catholique et j'étais binoclard… Ce n’était pas Samy Davis Junior, mais dans la cour de l’école, c’était costaud quand même !
Mais à la maison, vous a-t-on rassuré, donné une bonne image de vous-même ?
Ce genre de considération n’existait pas à l'époque. J’appartiens à cette génération qui ne se posait pas ce genre de question.
Je me souviens particulièrement de la fois où j'ai fait pleurer ma mère : je suis passé devant un miroir, et en zozotant je lui ai déclaré que je n’étais pas beau et qu'elle m'avait raté… ça l’a dévastée !
Je suis né dans les années 60 et à cette époque, on ne s'interrogeait pas sur soi-même, on n’avait pas le temps, c'était même indécent, impudique - ça ne se faisait pas. La seule perception qu'on avait de soi-même, c'était à l'arrivée de l'adolescence et le succès qu'on rencontrait avec les filles.
Mais au-delà de ça oui, moi aussi, j'étais entre guillemets « seul » dans mon monde, je m'inventais des personnages et des univers pour sortir de cette « boîte ». C'est toute la magie de l'imagination : quand je m'ennuyais en classe, je rêvais et dans la solitude, je m'inventais des personnages, d’ailleurs, je continue, puisque j'en ai fait mon métier. J'ai toujours pensé que le bonheur c'est les autres : je n'ai jamais réussi à être la source de mon propre bonheur, sauf lorsque je perdais 3 kilos, vous voyez…
Est-ce que la publication de vos romans vous apporte ce bonheur là ?
Pas du tout non, ce qui me nourrit c'est quand un lecteur me raconte que le livre lui a apporté quelque chose, mais en réalité, c'est uniquement son bonheur qui me rend heureux. En fait, le bonheur de mes proches me rend extraordinairement heureux, vous voyez. Je sais que lorsque l’Ukraine aura gagné cette guerre et que Poutine sera défait, je serais le plus heureux - voilà le bonheur c'est les autres ! Alors, c’est peut-être ça qui me pousse à écrire ?
Contrairement à Vladimir Poutine qui est nommé dans votre livre, vous ne citez jamais le président ukrainien Volodymyr Zelensky, pourquoi ?
D’une part, je ne le connais pas assez bien et d’autre part, le sujet central, c'est l'Ukraine. J'ai l'impression que c’est le peuple ukrainien qui entraîne Zelensky, contrairement à Winston Churchill qui a entraîné l'Angleterre au cours de la Seconde Guerre mondiale. Je pense que c'est un homme, quoi qu'on dise de lui, qui a, en tout cas, prouvé sa dimension et qui s'est révélé dans l'action, alors que certains le mettent toujours dans la boîte du comédien qu'il était avant… À mon avis, sa dimension est indiscutable.
Au moment où nous faisons cette interview [NDLR : 25.10.23], l’actualité est particulièrement difficile : un professeur, Dominique Bernard a été poignardé en France, il y a eu l’attaque du Hamas le 7 octobre en Israël, comprenez-vous que des personnalités publiques prennent la parole, d’autres se taisent ?
Je pense que dans une société polarisée, il faut parler au moment où nous pouvons être entendus. Parler dans la cacophonie pour pouvoir justifier qu'on a parlé, ça ne sert à rien, il faut seulement s’exprimer au moment où les gens sont prêts à vous entendre.
Par exemple, quand on poignarde en France un professeur et qu’au même moment sur les réseaux sociaux, des personnes postent des drapeaux palestiniens pour célébrer l’assassinat, à ces gens-là, il faudrait leur dire : « soyez gentils, allez dans la salle de bain, regardez-vous dans la glace, demandez-vous ce que vous venez de faire, car vous êtes en train de perdre votre humanité. Vous êtes en train de célébrer la mort au lieu de défendre la vie ! »
Certaines personnes confondent la cause juste du droit des Palestiniens à disposer d'eux-mêmes et à vivre dans un Etat, avec des terroristes.
Vous qui résidez à New York, comment vivez-vous le climat actuel ?
Moi, je sais pourquoi je suis juif. Mais je vis aux États-Unis et il m'a fallu 15 ans pour comprendre la souffrance des gens de couleur qui se demandent tous les jours pourquoi ils sont noirs et pourquoi les blancs ont des aprioris envers eux. C’est une vraie souffrance. Je pense à la ségrégation, la discrimination qui perdure encore aujourd'hui, cette détestation enracinée. Le racisme, vous voyez, eux, ils le subissent quotidiennement, et la souffrance qu’ils portent en eux, c’est également celle de leurs enfants avec ce sentiment d'insécurité permanent.
Imaginez qu’aujourd'hui des parents noirs doivent expliquer à leurs enfants que s'ils rencontrent la police ils ne doivent pas discuter, ils ne doivent même pas clamer leur innocence… c'est absolument épouvantable, mais il faut que le combat continue parce qu' on ne peut pas baisser les bras !
Moi, je suis une vraie contradiction juive : humble et fier à la fois. Je suis humble parce que je n’y suis pour rien si je suis juif, mais je suis fier parce que j’estime que c’est un peuple qui a fait des choses formidables.
J'ai toujours dit à mes amis, frères et sœurs : n'oubliez jamais que la Shoah ne nous donne aucun droit, mais ne nous impose que des devoirs. Avoir des devoirs c'est dur à porter, mais au bout de la route la lumière est belle, car lorsqu’on se retourne et qu'on a réussi à conserver cette petite étincelle d'humanité toute sa vie et qu’on a même réussi à la transmettre à nos enfants, on peut se dire qu'on n’a pas raté sa vie.
- La Symphonie des monstres, illustré par Pauline Lévêque et publié aux éditions Robert Laffont-Versilio.
- La version russe de La symphonie des monstres sera mise en ligne gratuitement.
- Le travail de traduction sur la version polonaise est en cours, et la publication est prévue pour le premier trimestre 2024.