À l'encontre du français, la langue italienne ne prête pas à la grive une réputation d'ivrogne. Françoise Danflous, dans sa nouvelle chronique, démasque le talent des mots français et italien.
En tout étourdi, il y a une grive. Comment ? En tout étourdi, il y a une grive avec le bec plein de raisin. Fin de l'histoire : une grive avec le bec plein de raisin reprenant le ciel d'un vol titubant. « Saoul comme une grive », on connait l'expression. Elle s'inspire en effet du penchant de l'oiseau à se gorger de raisin mûr, finissant, c'est fatal, par s’enivrer et perdre tout aplomb. L'étourdi est en effet celui qui, à force d'inattention, prend les manières approximatives de la grive éméchée. Grive se dit « turdus » en latin. Oui, bon, turdus-grive, grive-étourdi, la parenté ne saute pas aux yeux. Enfin, pour nous, car un Italien peut vite en avoir l'intuition : pour lui, la grive, c'est « tordo » ; tordo-étourdi, voici l'oiseau démasqué.
À l'encontre du français, la langue italienne ne prête pas à la grive une réputation d'ivrogne. D'ailleurs « étourdi » se dit « distratto » ou « sbadato » ou « sventato », aucun oiseau là-dedans. En fait, la grive italienne est plutôt vue comme tapageuse et le verbe « stordire » (vous l'entendez encore, le « tordo » ?), qui veut dire étourdir, fait allusion au vertige que produit son tintamarre. Tintamarre ? Vertige ? Mais oui mais oui, tout est aussi dans notre « étourdir » à nous. Alors quoi ? L'étourdi mènerait-il une double vie ?
Que, pour des raisons d'usage ou de méprise, un mot altère son sens au cours du temps ne fait pas un scoop. Mais là, ce sont des mots d'une même famille qui se tournent le dos. Un
« étourdi » peut être dans la lune, question de tempérament, et ce n'est pas bien méchant, alors que « étourdir », « étourdissant », « étourdissement » évoquent un engourdissement comme après un coup sur la tête, un verre de trop ou trop de bruit. Illustration et casse-tête: doit-on alerter l'ambulance lors d'une rencontre avec un individu étourdi dans le parc ?
La langue italienne voit la grive comme un oiseau tonitruant mais aussi facile à attraper, sans doute dans les deux sens de « saisir » et « duper ». Le mot « tordo » affuble donc naturellement toute personne sotte et crédule, là où le Français préfère évoquer le « pigeon ».
Info bonus : un « étourneau », parce qu'il est proche à l'oreille du mot « étourdi », a aussi le sens d'écervelé. Le hasard des sons rétablit bien les choses si l'on en croit une très lointaine racine qui rattacherait les deux oiseaux, donnant « grive » en latin puis en italien et « étourneau » en breton.
Les mots ont un fier talent. Semblant de rien et à y regarder, y écouter de plus près, un petit
« étourdi » apparemment sans souci peut donner un prodigieux bruit de volière ; grives, pigeons, étourneaux, têtes de linotte et cervelles d'oiseau dans le même et surprenant vrac.