La maison britannique Bophonysse présente sa collection haute-couture. Entre hommage à la culture berbère et ôde à la nature, sa créatrice appréhende ses tissus tels le support de son activisme. Rencontre avec sa créatrice Badra Cherfi.
“Ancestralement avant-gardiste”, la maison Bophonysse germe dans l’esprit de sa créatrice, Badra Cherfi, inspirée par le “chaos” du confinement. Multiculturelle, passionnée d’arts et d’histoire, Badra Cherfi se laisse avant tout porter par des convictions qui lui sont chères. Sa dernière collection intitulée Coral Clear bâtit des ponts entre d’ancestrales traditions berbères et une vision résolument moderne de la mode et de la société d’aujourd’hui.
Plus qu’un vêtement, la pièce Bophonysse est un étendard. Elle est tissée de valeurs féministes, cousue de conscience écologique, teinte par un travail d'orfèvrerie, et coupée dans un désir de défétichiser l’orient tout en le célébrant. Elle sera portée par celles qui se retrouvent dans une vision humaniste d’un monde digne pour les femmes de toutes les cultures qui le peuplent.
Nous avons rencontré Badra Cherfi, qui nous a raconté sa mode et son univers, au sein desquels l’art, l’histoire et les cultures s’entremêlent avec un activisme porté comme une chemise parfaitement coupée.
Quel est votre parcours ?
Badra Cherfi : Je suis une française d’origine algérienne, qui a grandi près de cette mer si douce qu’est la Méditerranée, cette mer à laquelle je fais référence dans ma collection. J’ai eu un parcours plutôt littéraire, je suis passionnée d’histoire et d’art. J’ai fait une licence de langues, de littérature et un master dans l’enseignement. J’ai ensuite commencé à enseigner et j’ai fini chez Tik Tok dans le département qui gérait le contenu francophone, et c’est à ce moment-là que j’ai eu le déclic pour basculer dans le monde de la mode. J’ai décidé de quitter Tik Tok en plein milieu de crise pour créer ma marque, Bophonysse, alors que les chances étaient pratiquement au plus bas et que je n’étais absolument pas prête pour entretenir un business. C’est là, au milieu du confinement et du chaos, dans mon petit chez moi londonien, que l’aventure Bophonysse est née.
Pourquoi “Bophonysse” ?
Le nom Bophonysse est inspiré de la reine numide Sophonisbe, qui est un symbole de bravoure et de grandeur. Elle a joué un très grand rôle dans l'histoire des royaumes berbères et contribua à prendre des décisions politiques très importantes dans l’histoire de l'Afrique du Nord. Sophonisbe était musicienne et jouissait d’une grande instruction. D’après ce que l’on rapporte, elle aurait été promise à Massinissa, un roi numide, mais elle finit par épouser son rival, Syphax, afin de créer une alliance politique. Son destin tragique l’a finalement poussée à se donner la mort pour ne pas devenir prisonnière de guerre lorsque Rome la réclame après la défaite de la Numidie. Lorsque j’ai introduit la reine numide Sophonisbe, je comptais l’honorer à travers cette collection pour son acte de sacrifice et de bravoure. Et, contrairement à l’image de faiblesse et vulnérabilité que certains ont à l'égard de Sophonisbe dans les œuvres littéraires comme La Tragédie de Mairet ou dans des peintures (la peinture de Giovanni Battista Pittoni qui s’intitule La Mort de Sophonisbe), je voulais faire revivre son courage et son prestige à travers des pièces dignes de noblesse, presque impériales. Pour lui rendre hommage, je compte bien faire revivre cette histoire richissime de l'Afrique du Nord qui s’est éclipsée au profit de la culture arabisante dominante dans ces territoires. Depuis l’arabisation du Maghreb, on a tendance à rejeter tout ce qui est antérieur à la période islamique. L’histoire de chaque peuple constitue à mes yeux une immense richesse, d’où cette stratégie de renaissance à laquelle j’appelle.
Avez-vous été vous-même élevée dans la culture berbère ?
Très peu, même si je suis bien d’origine berbère. Mais comme j’ai grandi entre la France et l’Algérie, on avait tendance à rejeter cette berbérité de l'Algérie parce qu’on était entourés d’arabophones et de la culture arabe.
Quels aspects de cette culture vous ont imprégnée ?
Quand je vivais en Algérie, j’ai toujours ressenti un grand malaise lorsque l’on abordait la berbérité du pays. La langue amazigh n’est parlée que par une minorité d’Algériens, très souvent vivant dans des régions Amazighs. Il existe une tension palpable entre les partisans de l'Algérie arabisée et la population autochtone de l’Algérie qui se veut algérienne mais aussi Amazigh. Et la femme berbère a joué un rôle primordial dans la préservation de cet héritage, notamment dans la transmission orale de la langue, le fait de porter des bijoux berbères ou célébrer les fêtes berbères. Moi, je ne parle pas la langue mais je me suis toujours considérée berbère, peut-être beaucoup plus que ma famille d’ailleurs.
Comment expliquez-vous cela ?
J’ai toujours eu une envie de retourner dans le passé et de revivre cette histoire parce qu’elle est très riche et, comme elle a été rejetée, ça a provoqué en moi ce sentiment de malaise. Je sentais que quelque chose manquait. Je ne suis pas arabe, je ne viens pas d'Arabie, je suis originaire d’Algérie, d’un peuple Amazigh qui a toujours vécu là-bas. Je ressentais très fortement cette partie manquante de mon identité.
Vous tentez donc de faire revivre cette culture marginalisée au travers de votre collection ?
Exactement, oui. Je pense que chaque élément de mode raconte une histoire, évoque un passé, reflète une richesse. Je souhaiterais que cette collection porte un message d’humanisme universel. On peut toujours puiser dans le passé pour trouver un sens à nos œuvres et nos créations. J’essaie de maintenir cette continuité de l’humanité. Il y a du positif et du négatif dans le passé, il nous appartient de choisir ce que l’on en fait.
Votre collection semble s’inspirer de pièces traditionnelles de la culture berbère, pourtant les pièces restent très modernes. Est-ce une volonté de votre part ?
Tous les motifs et thèmes auxquels je fais référence dans la collection sont une première inspiration, d’où les couleurs très vives que l’on retrouve dans les vêtements traditionnels berbères. Mais les coupes et les styles émanent d’une inspiration plutôt universelle, tantôt asiatique lorsqu’il s’agit de pantalons ou de jupes, tantôt européenne pour ce qui concerne les manches, les cols ou les coupes de vestes. Le traditionnel dans mes créations reste très subtil à mon sens. Je joue sur ce terrain d’être créative, moderne et presque folklorique.
Votre collection semble puiser ses inspirations dans la poésie et dans la peinture...
J’ai toujours trouvé l’orientalisme, dans la littérature comme dans la peinture, vraiment captivant. Je pense notamment à Lord Byron qui est probablement mon poète favori ainsi qu'à Delacroix pour ses peintures orientalistes, qui ne sont pas représentatives de l’orient au vu de l’aspect fétichiste de certaines de ses œuvres. Malgré tout, il reste très intéressant de voir comment ces peuples indigènes ont été vus d’un point de vue artistique voire fantaisiste. Je pense notamment à la peinture de Femme D’Alger de Delacroix ou aux peintures de Fabio Fabbi.
Faites-vous appel à des artisans particuliers pour réaliser vos créations ?
L’artisanat, je le considère comme un mode d’expression de cette culture berbère traditionnelle. Mais pour le moment, c’est moi qui m’occupe de ce qui est confectionné ou peint à la main. Je n’ai pas de formation pratique dans ces domaines mais je le fais avec passion et amour. Je l’ai toujours fait quand j’étais petite à côté de ma mère.
C’est donc votre mère qui vous a transmis ces savoir-faire ?
En effet. Ma mère était très manuelle : elle faisait du crochet, de la broderie, et ça m’intéressait beaucoup alors j’ai appris avec elle, puis un peu toute seule par la suite. Ce sont des techniques de fabrication qui sont très anciennes.
Combien de temps prend la fabrication d’une pièce Bophonysse ?
Le temps de fabrication varie entre deux semaines pour la plus simple, et le délai peut s'étendre jusqu’à deux mois. Tout dépend de la complexité de la pièce que nous réalisons.
Sur votre site, vous indiquez revendiquer un savoir-faire “à la française”. Pouvez-vous en dire un peu plus ?
Toutes nos tenues sont confectionnées avec une grande rigueur, nous utilisons des techniques de haute-couture française pour tout ce qui est patronage et assemblage des pièces, d’où la longueur du temps de fabrication. Nous essayons de nous inspirer notamment des ateliers de Chanel et de Dior.
Vous disiez vous inspirer de l’orientalisme. Diriez-vous qu’à travers votre collection, vous vous servez de l’orientalisme pour montrer ce qu’est vraiment l’orient, en le débarrassant de ses perceptions fétichisantes ?
Exactement. Tout à fait. Cette vision orientaliste est toujours rejetée par l’orient, qui répond : “ce n’est pas nous, c’est votre fantasme”. Mais il y a aussi du bon dedans. J’aimerais que cela revienne à l’ordre du jour, en montrant que l’on peut s’inspirer de l’orient et le revaloriser.
En ne le fétichisant pas.
Exactement, oui.
Votre approche de la mode traduit un amour de l’esthétisme mais surtout un grand activisme. Cet activisme inclut-il une revendication quant à l’absence de cultures non-occidentales dans la haute couture ?
Oui, tout à fait. Je pense que les cultures minoritaires ne sont pas représentées, ou ne le sont qu’occasionnellement, et ce pour des moments très furtifs et dans un but purement commercial. Elles ne deviennent jamais une partie intégrante de la mode. Je pense à Yves-Saint-Laurent, qui a conçu une magnifique collection inspirée de la femme berbère, dont je me suis d'ailleurs beaucoup inspirée moi-même. Mais, malgré la beauté de ses créations, il n’y a eu aucune continuité ni aucune adoption de ce style minoritaire sans se l’approprier.
Cette démarche a-t-elle un lien avec le fait que vos créations ne répondent pas à une silhouette féminine "classique" ? Votre collection propose plutôt des lignes impériales, royales.
En premier lieu, je pense qu’à travers l’histoire, et ce depuis l’antiquité, l’histoire de la femme léguée à l’occident est essentiellement un produit masculin un peu patriarcal. Ce que je trouve dommage, c’est qu’encore aujourd’hui, c’est l’homme qui habille la femme que ce soit dans la haute couture ou dans le prêt à porter. La femme est toujours habillée d’un point de vue masculin auquel je n’adhère pas personnellement. Je m’inscris dans une démarche plutôt pudique, mais c’est là une question plutôt d’esthétique et de sensibilité tout à fait personnelle. J’ai une approche inclusive de la mode et aucun style ne devrait être exclu selon moi. Par exemple, tous mes modèles peuvent être adaptés selon les préférences de chaque individu.
Que permettent vos vêtements aux femmes ?
D’une manière générale, il y a une grande différence entre mettre et porter un vêtement. Tout le monde met un vêtement, mais qui le porte vraiment ? Quand on porte un vêtement, on doit être conscient des conditions de fabrication de ce dernier. Je pense notamment à l’effondrement du Rana Plaza qui a provoqué presque 1200 victimes. Lorsque je porte un vêtement confectionné avec passion et dans de bonnes conditions, c’est une forme d’activisme très louable, sans parler de l’aspect esthétique si l’on opte pour une tenue sur mesure. Je crois aussi que les vêtements sont une manière très profonde de s’exprimer. Un dernier point qui m’est cher est que je souhaite célébrer le courage et la beauté de la femme ainsi que son rôle central de la création et de la transmission de la culture dans toutes les sociétés.
Accordez-vous une symbolique particulière aux fleurs et à l’océan, qui sont des motifs récurrents dans votre collection ?
Oui, tout à fait. Dans la culture berbère, nous accordons beaucoup d’importance aux éléments de la terre que l’on retrouve dans l’art berbère dans des motifs symbolisant l’eau, la faune, la flore. Comme on le sait, à travers le langage des fleurs, il est possible d’exprimer de multiples sentiments et sensations : on peut par exemple parler d’amour avec des roses rouges. J’ai peint les tulipes, qui représentent l’amour profond, pour évoquer la tragique histoire d’amour entre Sophonisbe et Massinissa. Je pense que les Amazighs ou les Berbères se voient dans le lien indéfectible à la terre, au sens de la communauté et de l’hospitalité, tout cela en respectant rigoureusement la nature qui nous offre ses bienfaits. On l’observe notamment dans la relation qu’ils entretiennent avec la mer, et la manière dont le corail rouge est incorporé dans les bijoux berbères. J’ai donc beaucoup utilisé le corail rouge dans ma collection en hommage à ce lien marin. Je crois que la pollution de l’océan d’une manière générale est une crise à prendre au sérieux car la survie de l’humanité dépend de sa survie. C’est pour cette raison que j’ai utilisé le corail rouge comme une allégorie de la nature et de la femme également par sa nature reproductive et son élément de précieux. Sauf que le corail rouge est une espèce qui se reproduit très lentement et qui est en grand danger d’extinction si on continue à l’exploiter massivement, d’où mon approche éthique et écologique de l’environnement.
Ce lien à la nature dans la culture berbère constitue-t-il une partie de ce qui vous pousse à produire une mode éthique et responsable de l’environnement ?
Oui, tout à fait. La question pour moi est la suivante : pourquoi produire à l’avance et polluer inutilement ? Plus on produit à l’avance, plus on crée du surplus de vêtements qui finiront dans l’océan. C’est pour cela que je souhaite revenir à un mode de fabrication d’antan. Chez nous, une pièce est fabriquée après la réception de la commande. Je pense que ce système permet d’éviter une pollution liée au stock et de proposer des créations originales et uniques. J’essaie d’adopter une politique zéro déchet, ce qui me permet de travailler des matières incroyables pour des pièces uniques. Toutes nos chutes de tissu, qui sont par ailleurs achetés localement, sont réutilisées pour confectionner des éléments décoratifs que nous incorporons dans nos prochaines collections. Par exemple, dans cette collection, tous les restes de tissus ont servi à confectionner des fleurs que nous avons cousu à d’autres tenues.
Pourquoi avoir choisi la haute-couture plutôt que le prêt-à-porter ?
L’élément essentiel qui m’a poussé à entrer dans le monde de la mode, c’est cette société de surconsommation dans laquelle nous vivons, et dans laquelle je me sens moi-même coupable puisque je consomme plus que je ne le devrais. En cela, je suis responsable de la détérioration de la planète. Nous achetons des vêtements non pas par besoin mais parce qu’ils sont soldés, ou bien parce que nous nous ennuyons, ou parce qu’ils nous apportent une certaine satisfaction. Mais cette industrie est très polluante. Si on regarde de plus près, tous les vêtements ou presque sont fabriqués en Asie, en Chine, au Vietnam ou au Bangladesh. C’est pour cela que le monde du prêt-à-porter ne m’attire pas vraiment. Je tiens à rester fidèle à mes engagements éthiques et écologiques pour ne pas contribuer davantage à la détérioration de la planète. Si je parviens à faire du prêt-à-porter local et éthique, que je crois possible, j’aimerais le faire, mais cet objectif reste un futur relativement lointain pour le moment.
A quoi devrait ressembler le futur de la mode selon vous ?
Une mode qui revient à la source, qui se voit inclusive et responsable. Une mode qui n’a pas un seul son de cloche, qui ne discrimine pas et qui permet à la femme de s’exprimer plutôt que de la faire porter des inspirations masculines. C’est très utopique, mais j’y crois.
Il serait donc nécessaire de débarrasser la mode du regard masculin ?
Oui. Que ce soit la femme qui créé pour elle-même et non pas pour répondre à un fantasme masculin.
Tout comme elle devrait cesser de répondre à un fantasme orientaliste…
Absolument.
Pourquoi avoir choisi Londres pour développer Bophonysse ?
Je pense que Londres est une ville extrêmement libre et inspirante qui permet à chaque individu de vivre de la manière dont il le souhaite, chose que je n’ai malheureusement pas vraiment ressenti en France. J’ai ressenti des difficultés en tant que femme d’origine étrangère, particulièrement face au malaise que certains ressentent quant à la question identitaire et ce qu’implique réellement d’être français aujourd’hui. Cela dit, si Paris me réclame, je serais extrêmement honorée de travailler avec eux pour des collections capsules ou des projets créatifs. Mais je compte rester à Londres pour le moment, où l’atelier de Bophonysse est situé. Je m’y sens à l’aise et nous nous y sentons les bienvenus.
Pour ne rien rater de l’actu londonienne, abonnez-vous à notre newsletter en deux clics !