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Seaspiracy, docus Netflix : lanceurs d’alerte ou écrans de fumée ?

SeaspiracySeaspiracy
© Sea Shepherd
Écrit par Adèle Hourdin
Publié le 15 avril 2021, mis à jour le 16 avril 2021

Netflix vient de sortir Seaspiracy, un documentaire-choc sur le monde de la pêche. Entre approximations scientifiques et prises de position catégoriques, que valent vraiment ces documentaires Netflix ?

Documentaire d’1h30 produit par la plateforme Netflix, Seaspiracy fait la lumière sur les pratiques liées à la pêche industrielle. Le producteur Kip Anderson, déjà connu pour le documentaire Cowpiracy qui dénonçait l'élevage intensif, revient ici avec une version consacrée aux océans et réalisée par Ali Tabrizi.

 

Seaspiracy, les sombres dessous de l’industrie de la pêche

En suivant le cheminement du réalisateur, le film met en lumière la dévastation des océans et de leurs écosystèmes par l’industrie de la pêche. Il dénonce les Etats, associations et labels qui entretiennent le mythe d’une « pêche durable » mais qui dans la réalité ne sont que les complices d’un système : une fois le bateau parti en mer, plus personne ne sait ce qu’il se passe. Le sujet va jusqu’à explorer le sujet de l’esclavagisme en Thaïlande entrainé par la pêche des crevettes dans les océans, les « blood shrimps », ou crevettes de sang.

Ce documentaire édifiant fait réfléchir aux conséquences de la pêche sur nos océans, si importants à notre survie. Pourtant, en le visionnant, certains points laissent un goût amer. Des études scientifiques controversées aux sujets balayés d’un revers de manche, Netflix produit avec Seaspiracy un documentaire qui suscite la polémique et qui n’est pas le premier du genre. La plateforme lancée à la conquête du monde documentaire, n’hésite pas à choisir la controverse pour faire parler.

 

 

Un documentaire nécessaire mais discutable

Seaspiracy, comme beaucoup d’autres documentaires, est à regarder avec précautions. A sa sortie, le film a fait l’objet de nombreuses critiques.

Interrogé sur la fiabilité scientifique de Seaspiracy, le biologiste Bryce D. Stewart affirme : « Bon nombre des déclarations faites étaient fondées sur des études dépassées et parfois expurgées, tandis que d'autres questions étaient grossièrement exagérées et des liens étaient souvent établis là où ils n'existaient pas. » Il se trouve que l’une des données les plus impactantes du film se base sur la prédiction qu’en 2048, les océans seront vides de toute espèce marine. Si cette information provient d’une étude du chercheur Boris Worm, elle a ensuite été nuancée par son auteur.

Si Seaspiracy suscite la controverse, il n’en reste pas moins un film important sur la défense et la préservation des océans. Un point de vue défendu par le biologiste en conservation marine Callum Roberts, interrogé dans le film, qui estime que l’objectif de Seaspiracy n'est pas d'être exact scientifiquement mais de « montrer que l'homme cause d’énormes dégâts aux océans », ce qui est « une réalité ». Même son de cloche de la part de l’ONG Fauna and Flora International pour qui « le film présente de sérieuses lacunes » qui « devraient être vigoureusement contestées », tout en reconnaissant que « l’urgence du message ne doit pas être mise de côté ».

 

Le consommateur culpabilisé, le système indemne

L’unique solution proposée face à la dévastation des océans : arrêter de manger du poisson - comme l’avait fait Cowspiracy avec la viande. Loin de proposer une refonte du système de pêche mondiale nécessaire pour avoir un réel impact, de pousser à une réforme des labels de pêche durable, largement décriés dans le documentaire, d’amplifier les mesures de protection des océans qui ont déjà permis de repeupler certaines régions, ou de promouvoir une consommation raisonnable et raisonnée, Seaspiracy propose une réponse catégorique et individualiste qui oublie toutes les nuances.

Greenpeace a réagi dans un article intitulé « Protéger les océans : Pourquoi devenir végétalien ne peut pas être la seule réponse », dans laquelle l’ONG déplore que la distinction ne soit pas faite entre la pêche industrielle et la pêche traditionnelle, pourtant si importante à la survie de populations. Rappelons que le producteur du film, Kip Anderson, a mis en place un service d’abonnement payant de repas végétalien lié au site web de Seaspiracy.

 

Image du documentaire Seaspiracy sur Netflix
© Lucy Tabrizi - Seaspiracy : la pêche en question

 

Même combat pour The Social Dilemma

Faire des documentaires aux prises de position radicales n’est pas un phénomène nouveau pour la plateforme de streaming. The Social Dilemma, traduit par Derrière nos écrans de fumée en français, recueille des témoignages d’ingénieurs de la Silicon Valley ayant contribué à l’émergence des réseaux sociaux pour démontrer l’impact de ces plateformes sur nos vies : exploitation des données, impact sur la santé mentale, dépendance… Ce documentaire a fait face à des critiques lors de sa sortie en 2020, déplorant le manque de mise en perspective des opinions développées dans le film et le manque de contextualisation historique.

Et ce documentaire n’échappe pas à la règle de la morale individualisante. Cette fois ci, la solution face aux stratégies développées par les réseaux sociaux pour nous rendre accros aux écrans, est de désinstaller les réseaux sociaux, supprimer nos notifications, utiliser Qwant à la place de Google, ou ne jamais cliquer sur une vidéo suggérée.

Encore une fois : le consommateur est jugé responsable. Le système est loin d’être remis en cause. Rien sur la régulation des GAFA, sur les possibles réglementations sur les algorithmes, sur les lois de protection des données… qui sont pourtant les véritables problèmes. Le spectateur aura eu son lot de frissons, supprimera ses réseaux sociaux pendant quelques jours avec la sensation d’avoir eu sa revanche sur les méchants de la Silicon Valley. Mais finalement, qu’est-ce qui aura vraiment changé ?

 

Image du documentaire Derrière nos écrans de fumée sur Netflix
© Netflix - Derrière nos écrans de fumée

 

Netflix à la conquête du documentaire

Deux tiers des 400 millions de téléspectateurs de Netflix ont déjà regardé au moins un documentaire original produit par Netflix. En dévoilant ces statistiques en 2019, Diego Buñuel, directeur de la programmation de Netflix se réjouissait : « Nous avons fait du documentaire une forme de divertissement populaire ».

Au delà des histoires de faits divers, comme Don’t fuck with Cats, ou de la série sur l’Affaire du petit Grégory en France, Netflix produit de nombreux documentaires liés à la consommation. Et le succès est au rendez-vous, en témoigne la très bonne performance de Seaspiracy dès sa sortie.

Netflix souhaite s’imposer dans le milieu du documentaire en produisant toujours plus de courts et longs formats qui s’inscrivent dans les tendances du moment. Et pour cela, la plateforme achète des productions à prix d’or, comme pour Cap sur le Congrès (Knock Down The House) racheté à 10 millions de dollars. La société produit également de plus en plus de documentaires elle-même, dont beaucoup sont régulièrement primés dans de grands festivals.

 

 

Des documentaires blockbusters

Et la société met du coeur à l’ouvrage. Les réalisateurs ayant travaillé pour Netflix témoignent de moyens exceptionnels qui leur sont confiés, ce qui n’est pas chose courante dans le milieu. Seule ombre au tableau : faire un documentaire pour Netflix implique que les droits ne vous appartiennent plus, ce qui est normalement la seule propriété de la boite de production.

Les documentaires produits par la plateforme reprennent les codes cinématographiques, engageant la musique et l’image pour proposer une expérience digne des plus grands thrillers. « Nous voulons des histoires qui se distinguent, des histoires grandioses auxquelles les gens peuvent se connecter - un mot à retenir est GRAND. Nous avons besoin de grandes choses parce que nous essayons d'atteindre de nombreuses personnes dans le monde. Si ce n’est pas assez grandiose, ça disparaîtra. » témoignait Diego Buñuel en présentant la stratégie de Netflix quant aux documentaires, traduisant le fait que chez Netflix, la forme sert le fond.

 

Le modèle du documentaire Netflix pose question. S’il est primordial que ces sujets soient abordés et que Netflix permette leur diffusion à une échelle pour l’instant jamais égalée, il n’en reste pas moins que tout cela ne remet pas vraiment en question un système - dont Netflix est le premier bénéficiaire. Il est légitime de se demander si la plateforme ne cherche pas simplement à s’imposer en surfant sur la vague de prise de conscience actuelle.

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