Alors que la France, le 8 mars 2024, a inscrit l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans sa Constitution, et que le 11 avril, a débuté, en Pologne, le débat au Parlement, afin de permettre l’accès l’IVG, retour sur l’histoire mouvementée de l’avortement en Pologne, du XIXe siècle à ce printemps 2024, qui marque un nouveau souffle dans la vie des femmes.
Au XIXe, les partitions du pays entrainent un casse-tête légal
L'histoire des réglementations légales concernant l'avortement remonte à la seconde moitié du XIXe siècle, soit l’époque où les territoires polonais étaient soumis à des partages spécifiques après avoir été envahis. Par conséquent, la loi concernant l’avortement applicable dans une zone donnée était la même que la loi applicable dans le pays envahisseur donné. Ainsi, l'avortement sur les territoires correspondants aux partitions prussiennes, autrichiennes et russes, était totalement interdit. Toutefois, rappelons qu’interdire l’avortement ne signifie pas qu’il n’est pas pratiqué en violation de la loi, seule ou avec l’aide d’autrui, ce qui présente souvent un risque énorme pour la santé et la vie de la femme qui tente d’interrompre sa grossesse.
Traumatisme national : les partitions de la Pologne - quand le pays a disparu !
1929-1933 : Irena Krzywicka et Tadeusz Boy-Żeleński
Dans les années 1929-1933, Irena Krzywicka, une écrivaine socialement impliquée dans la lutte pour les droits des femmes, ainsi que Tadeusz Boy-Żeleński, un écrivain et traducteur qui a traduit de nombreux ouvrages de littérature française en polonais, s’unissent pour une campagne en faveur de l'avortement. Ensemble, ils travaillent pour sensibiliser le public aux problèmes de reproduction et à l'éducation sexuelle et ont également ouvert un centre de conseil à Varsovie, sous la forme d’une clinique fournissant des informations sur la « maternité consciente » (« świadome macierzyństwo »). L’idée de « maternité consciente » sensibilise la population à l’utilisation des méthodes contraceptives disponibles à cette époque, leur faisant se rendre compte que la maternité n’est pas une fatalité, car elle peut être contrôlée et encadrée.
La codification de 1932 aboutit à l’avortement sous conditions
La codification pénale de 1932, créée après les partitions du pays (« zabory »), a réglé la question de l'avortement. Il y a eu plusieurs projets avant d’aboutir à la mouture finale : le premier, rejeté en raison de l'opposition des communautés médicales et juridiques, prévoyait une peine de 5 ans d'emprisonnement pour quiconque le pratiquerait.
Les suivantes ont été rejetées en raison des critiques des milieux politiques des partis de droite et religieux, s’opposant, entre autres, à la proposition d’autoriser les femmes à avorter si leurs conditions de vie étaient difficiles.
Finalement, l’avortement a été interdit sauf dans les deux cas suivant :
- Lorsque la grossesse constituait une menace pour la vie et la santé de la mère et lorsqu'elle résultait d'un crime.
- La procédure devait être précédée de certificats écrits, dans le premier cas émanant d'un médecin, dans le second d'un procureur.
Quand avortement rime avec eugénisme, sous l’occupation de l’Allemagne nazie
La période où l’Allemagne nazie a occupé la Pologne a eu pour conséquences d’introduire des règles différentes, motivées par la poursuite idéologique de la « pureté de la race ». Ainsi, l’interdiction de l’avortement dans les régions orientales a été abolie entre 1943 et 1945. Après la guerre, les règlements de 1932 furent rétablis.
1956, la loi qui protège plus les femmes, l’une des plus libérales de tous les pays européens
Un autre changement assez important a lieu en 1956. C’est alors qu’est votée une autre loi présentant les conditions légales de l’interruption de grossesse : aux motifs précédents résultant d'une menace pour la santé ou la vie d’une femme et la grossesse résultant d'un acte interdit, s'ajoute un motif supplémentaire permettant l'avortement en cas de conditions de vie difficiles de la femme enceinte. Par conséquent, cette prémisse sociale donne plus de liberté aux femmes.
L'objectif de la loi était, comme l'explique son préambule, de protéger les femmes contre les effets négatifs d'une interruption de grossesse réalisée dans des conditions inappropriées ou par des personnes non formées à la médecine. Cette loi a introduit des réglementations régissant le droit à l'avortement, qui étaient parmi les plus libérales de tous les pays européens et ce, jusqu’en 1993.
1993, les derniers soldats russes quittent le pays et l’accès à l’avortement est restreint
La fin de la période pendant laquelle la Pologne était un État satellite non souverain de l'Union soviétique a conduit à un changement dans le système politique du pays. En décembre 1989, l'ancien nom de la République de Pologne (Rzeczpospolita Polska, entre 1944 et 1989 sous le nom de PRL – Polska Rzeczpospolita Ludowa, République populaire de Pologne) a été restauré.
1993 marque une année de rupture dans l’histoire moderne de la Pologne concernant les droits des femmes. Après la chute du régime communiste, la nouvelle loi de 1993 est le fruit d'un compromis entre l'Église catholique et l'État polonais. Au même moment, les derniers soldats de l'ex-Armée rouge quittent le pays, occupé depuis 54 ans, pendant que le Vatican ordonne enfin le transfert du couvent de carmélites installé depuis 1984 dans l'enceinte du camp d’extermination d'Auschwitz.
C’est également en 1993 qu’ont eu lieu quelques changements mineurs entravant l'accès à l'avortement, entre autres : la clause de conscience a été élargie et de nouvelles lois ont été introduites visant à limiter le droit à l'avortement. De telles actions comprenaient également, par exemple, l'introduction d'une réglementation exigeant la consultation d'un psychologue avant l'avortement, ainsi qu'une ordonnance visant à présenter les effets négatifs de la procédure aux femmes enceintes. Une nouvelle version du Code d'éthique médicale, Kodeks Etyki Lekarskiej, a été adoptée, interdisant aux médecins d'interrompre une grossesse, sauf dans les cas visant à protéger la vie et la santé ou si la grossesse résulte d'un acte interdit.
Peu de temps après, un projet de loi interdisant l’avortement a été soumis au Sejm. Cela a déclenché l’émergence d’un mouvement en faveur d’un référendum qui trancherait la question de l’IVG. Environ 1,5 million de signatures ont été ignorées et la loi a été adoptée par le Sejm du premier mandat de la Troisième République polonaise, dont le président était Lech Wałęsa. Une loi fut votée reconnaissant la conception comme le début de la vie humaine et l'avortement fut interdit sauf dans trois cas : en cas de menace pour la vie ou la santé de la femme, lorsque la grossesse était le résultat d'un délit et en cas de malformations fœtales.
Un amendement à la loi autorisant l'avortement en cas de conditions socio-économiques difficiles a été introduit pour une période d’environ un an, mais il a été jugé incompatible avec la Constitution et a donc été retiré.
Nouveau millénaire : les Polonaises ne cessent de se révolter… sans effet
En 2000 le collectif « Accord des Femmes du 8 mars » (« Porozumienie Kobiet 8 Marca ») est créé, résultant des événements de 1999 : un rapport anonyme a été fait concernant un avortement qui aurait prétendument eu lieu, entrainant une descente de police dans un cabinet gynécologique, qui entrainera le transport de la patiente pour un examen gynécologique forcé. Depuis lors, des manifestations annuelles (« manifa ») ont lieu en mars. Elles visent à attirer l'attention sur la nécessité de défendre les droits des femmes.
Code d'éthique médicale (« Kodeks Etyki Lekarskiej ») et le Serment d’Hippocrate sont-ils compatibles ?
Même s’il n’a pas de valeur juridique, le Serment d’Hippocrate est un des textes fondateurs de la déontologie médicale comme le souligne le texte : « Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. (...) Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. (...) Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. »
Un autre événement important a été la publication de la Lettre des Cent Femmes (« List Stu Kobiet » ). Cette lettre exigeait un débat démocratique sur la situation des femmes et a été signée, entre autres, par Wisława Szymborska (écrivaine, lauréate du prix Nobel), Olga Tokarczuk (écrivaine, lauréate du prix Nobel) et Agnieszka Holland (réalisatrice de « Green Border »).
Parmi les autres formes de protestation contre les tentatives de durcissement de la loi figurent, entre autres, les « manifestations noires » (« czarne protesty ») débutées en 2016. Il s'agissait d'une réponse au projet de loi à l'étude visant à interdire totalement l'avortement.
La grève nationale des femmes, également connue sous le nom de « Lundi noir » (« Czarny Poniedziałek ») qui a rassemblé 250.000 personnes a conduit au rejet du projet.
Deux ans plus tard, en 2018, suite à une nouvelle tentative d'introduction d'un projet destiné à renforcer la loi déjà restrictive sur l'avortement, le « Vendredi noir », une autre manifestation de masse, est organisée.
Quand tomber enceinte rime avec peurs
Ces dernières années ont apporté un changement qu’on peut qualifier de fatal. À savoir, la condition autorisant l’avortement en cas de malformation fœtale a été supprimée. Par conséquent, l'avortement en Pologne n’est possible que dans deux cas : si la vie et la santé de la mère sont en danger et si la grossesse est le résultat d'un acte interdit. La population s’est une nouvelle fois mobilisée : non seulement des femmes, mais aussi des hommes, des fils, des pères, des maris. Plus de 430.000 personnes ont participé aux manifestations dans de nombreuses villes polonaises, dont Gdańsk, Szczecin, Opole et Bytom. Et ce sont 100.000 personnes qui ont participé à la « Grande Marche sur Varsovie » le 30 octobre 2020.
Corps, morale, liberté:8 Polonaises âgées de 80 à 23 ans s’expriment sur l’avortement
D'autres facteurs ont motivé les gens à se joindre aux manifestations : la mort tragique de plusieurs femmes dans les hôpitaux, des endroits qui auraient dû être les plus sûrs pour elles.
- Izabela, 30 ans, décédée à l’automne 2021. « Le bébé pèse 485 grammes. Pour l'instant, à cause de la loi anti-avortement, je dois m'allonger et il n'y a rien qu'ils puissent faire ». Ce sont les messages qu'Izabela a envoyés à sa mère et que cette dernière a lus aux journalistes de l'émission « Uwaga » sur TVN.
- Agnieszka 37 ans, décédée en janvier 2022, déjà maman de trois enfants et enceinte de jumeaux, dont l'un est décédé - la loi polonaise interdisant strictement l’avortement, les médecins ont attendu que les fonctions vitales de l’autre jumeau cessent spontanément. Le 23 janvier 2022, elle fait un arrêt cardiaque et le 25 janvier 2022, elle s'éteint en laissant trois enfants, orphelins.
- Dorota, 33 ans, admise à l'hôpital le 21 mai 2023, après une perte des eaux à son cinquième mois de grossesse, et décède quelques jours plus tard d'un choc septique. Bénédicte Mezeix
Récemment, un changement de pouvoir et de composition du gouvernement à la suite des élections parlementaires du 2023 qui a porté un changement assez important dans la majorité des sièges au Parlement, a permis de réintroduire le débat sur l'avortement légal au Sejm. Pour rappel, deux mois après le scrutin parlementaire du 15 octobre 2023, la majorité gouvernementale s'est constituée en ralliant trois groupes politiques majeurs : la Coalition Civique (KO) au centre, la Troisième Voie (Trzecia Droga ) au centre droit et La Gauche ( Lewica ). Le Premier ministre issu de cette coalition, Donald Tusk, chef du KO, effectue son second mandat en tant que Premier ministre, le premier ayant eu lieu entre 2007 et 2014.
La liste des projets à mettre en œuvre par le parti arrivé au pouvoir, Koalicja Obywatelska, (parti de Donald Tusk, actuel Premier ministre), comprend l'introduction de l'avortement légal jusqu'à la 12e semaine de grossesse ; ces projets de loi ont été soumis au Sejm le 11 avril 2024. Le parti Lewica (parti de gauche) réclamait la décriminalisation et le droit de l'avortement jusqu'à la 12e semaine de grossesse, la Coalition civique (Koalicja Obywatelska) au pouvoir, le droit de l'avortement jusqu'à la 12e semaine de grossesse et il y avait également le projet pour un retour à la loi de 1993 par Troisième Voie,Trzecia Droga.
Le 12 avril 2024, le Sejm a décidé de renvoyer les projets de loi libéralisant la loi sur l’avortement à une commission extraordinaire. Les quatre projets de loi ont obtenu une majorité parlementaire. Le projet sera donc renvoyé en commission.
Voici ce que demandent les différents partis :
- Lewica : dépénaliser l’aide à l’avortement. Au total, 442 députés ont pris part au vote. En faveur – 204 ; Contre, 223. 15 se sont abstenus et 15 n’ont pas voté.
- Lewica : légaliser l’avortement jusqu’à la 12e semaine sans donner de raison (dans le cas de malformations fœtales et d’un acte interdit jusqu’à la 24e semaine de grossesse, et si le fœtus ne survit pas à l’extérieur du corps de la personne enceinte également plus longtemps). 444 députés ont voté. En faveur – 206 ; Contre, 222. Il y a eu 16 abstentions. 13 n’ont pas voté.
- Trzecia Droga : avec un retour à la loi de 1993, le soi-disant compromis sur l’avortement. 438 députés ont voté. 171 voix pour et 244 contre. Il y a eu 23 abstentions. 19 n’ont pas voté.
- Koalicja Obywatelska : légalisation de l’avortement jusqu’à la 12e semaine sans indication de raison (en cas d’anomalies fœtales jusqu’à la 24e semaine de grossesse, et plus tard si le fœtus ne survit pas à l’extérieur du corps de la personne enceinte. En cas d’infraction pénale, jusqu’à la 18e semaine de grossesse). 444 députés ont voté, 206 pour ; Contre, 222. Il y a eu 16 abstentions.
Un récent sondage à l’échelle nationale réalisé par l’institut Opinia24 pour TVN résume la grande polarisation de ce débat : si 50 % des répondants souhaitent une plus grande libéralisation des lois actuelles encadrant le recours à l’IVG, 41% y sont opposés.
Le débat sur l’inscription du droit à l’avortement résonne également dans les couloirs du Parlement européen : le 11 avril 2024, il s’est prononcé en faveur de l’inscription de l’IVG dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE. L’unanimité des 27 États membres de l’UE est requise, les chances du texte d’aboutir sont ainsi faibles.
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