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Frédéric Petit : situation géorgienne, Ukraine, élection de Donald Trump, Europe

Résidant en Pologne, Frédéric Petit, député des Français d’Allemagne, d’Europe centrale et des Balkans, connaît parfaitement cette région qu’il parcourt à longueur d’année, ce qui lui vaut d’être nommé « le député pèlerin ». Il a intégré le groupe d’amitié France-Pologne de l’Assemblée nationale dès son élection en 2017 et a occupé la présidence de ce groupe d’amitié jusqu'en 2022. Il a également été président du groupe d’études à vocation internationale sur le Bélarus et membre de la commission des Affaires étrangères, à l’Assemblée nationale. La situation géorgienne, l’Ukraine, l’élection de Donald Trump, l’Europe, sont au cœur de cet entretien

Frédéric Petit Frédéric Petit
Frédéric Petit, député des Français d’Allemagne, d’Europe centrale et des Balkans
Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 13 février 2025, mis à jour le 16 février 2025

 

Lepetitjournal.com Varsovie : le 2 décembre 2024, vous avez adressé une lettre à Jean-Noël Barrot où vous interpelliez le ministre des Affaires étrangères sur la situation géorgienne, qu’est-ce qui vous a poussé à rédiger ce texte ?

Frédéric Petit : La situation en Géorgie est peu connue en France, je le déplore, un peu à l’image de l’Ukraine. La Géorgie, ce n’est pas la Russie ! Le peuple géorgien est un peuple ancien, il a sa propre culture chrétienne, antérieure même à celle de la Russie. Le pays possède une langue et une écriture singulières. Il y a une dizaine d’années, la société géorgienne s’est prononcée par référendum, à 80 % pour un destin européen et a inscrit dans sa Constitution l’objectif d’adhésion à l’Union européenne.

 

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Vous vous rendez souvent sur place, quelles sont vos observations ?

Je me suis rendu sur place et j’ai rencontré des jeunes observateurs avec qui je suis toujours en contact.

La campagne électorale a été émaillée d’incidents multiples qui entachent définitivement le résultat : technique du « carrousel », photographie du bulletin de vote qu’on achète… ils ont même fait sortir des gens de prison pour surveiller les bureaux de vote !

Le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, a obtenu officiellement 54 % des voix, mais nos estimations suggèrent qu’il était probablement entre 38 et 45 %.

 

La Géorgie traverse une crise institutionnelle majeure, le « Rêve géorgien », n’a de rêve que le nom…

Le Rêve géorgien pratique le mensonge électoral à commencer par le premier ministre géorgien pro-russe, Irakli Kobakhidze, qui annonçait que son parti maintiendrait l’adhésion à l’Union européenne comme un « objectif prioritaire ». On sait aujourd’hui ce qu’il en est. Contrairement à la Russie ou la Roumanie où certains partis politiques font ouvertement campagne contre l’Union européenne, les dirigeants du Rêve géorgien ont affiché le drapeau européen sur leurs affiches durant toute la campagne. C’est pervers. Ils promettent l’adhésion à l’UE pendant la campagne, puis une semaine après l’élection, suspendent les processus d’adhésion. L’argent joue un rôle considérable dans ce petit pays, où il est relativement facile de manipuler l’opinion.

 

Intéressons-nous à l’Ukraine, qui elle aussi à des rêves d’adhésion européenne. Dans un courrier daté du 29 novembre 2024, adressé au ministre des Armées, Sébastien Lecornu, vous proposiez la création d’une coalition européenne et l’envoi d’instructeurs militaires en Ukraine, pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, j’ai convaincu quatre collègues qui représentaient chacun une sensibilité politique différente au sein du parlement de signer ce courrier, car symboliquement, c’est important de montrer que la grande majorité des députés français soutiennent les Ukrainiens.

L’envoi d’instructeurs militaires fournit ainsi la preuve de notre détermination à soutenir l’Ukraine face à l’agression russe, à défendre le droit international et à nous défendre nous-même face aux ambitions impérialistes de la Fédération de Russie.

 

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Il faut comprendre la différence fondamentale de philosophie militaire entre les deux belligérants. Nous avons là deux écoles tactiques. D’un côté, les Russes qui utilisent depuis des siècles une approche que j’appellerais « moscovite » : gagner la guerre en envoyant plus d’hommes que l’adversaire, peu importe les pertes en vies humaines. C’est pour cela qu’ils ont besoin de « viande », comme ils le disent eux-mêmes. C’est sympathique pour les Nord-Coréens qui combattent à leur côté. Ils utilisent également des prisonniers. De l’autre, l’approche occidentale, développée notamment après la guerre de 1914-18, qui est beaucoup plus économe en vies humaines.

Les Ukrainiens, eux, développent aujourd’hui leur propre voie, en particulier grâce aux formations communes avec les armées françaises et polonaises.

 

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Pouvez-vous nous en dire plus ?  

Leur organisation est impressionnante dans certains domaines, bien que la situation militaire soit très dure. Juste derrière le front, les Ukrainiens ont mis en place tout un système de retour d’expérience immédiat (Rétex), en particulier pour la guerre électronique, c’est-à-dire les drones. Ils peuvent très rapidement, de façon décentralisée, adapter une stratégie ou même un appareil en quelques heures par rapport à ce qui s’est déroulé sur le front. C’est comme cela que les Ukrainiens gardent leur avance technologique et peuvent continuer à frapper en profondeur le territoire russe. C’est pareil pour la formation des soldats. Leur capacité d’adaptation est remarquable.

J’ai été scotché par leurs exercices de secourisme sur place. Ils simulent systématiquement des exercices de secourisme en parallèle d’exercices militaires. Et ça ne rigole pas ! Nous avons beaucoup à apprendre, nous Européens, des Ukrainiens, dans cette guerre du XXIème siècle.

 

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Il faut désormais se battre sur plusieurs fronts : le terrain mais aussi dans les domaines de l’économie, de la cybersécurité

Tout à fait. Nous avons affaire à des guerres hybrides [NDLR : Le terme « guerre hybride » fait référence à une stratégie combinant guerre conventionnelle, désinformation et guerre économique] où la désinformation est une arme comme une autre. En discutant avec mes concitoyens par internet, parce que je ne peux pas « faire les marchés » du samedi matin, comme mes collègues en France, je vois bien comment la désinformation circule.

Un jour, j’ai reçu un email d’un électeur qui me demandait comment j’avais pu voter « l’autorisation du viol en-dessous de quinze ans ». Incroyable, non ?

Tout ça parce que Russia Today avait relayé une fausse information relative à une loi sur la protection des mineurs que j’avais votée. Voilà à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui. C’est un exemple parfait de la guerre de l’information qui a cours à l’heure actuelle.

 

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Remontons le temps : en quoi l’histoire de la République des deux Nations peut nous éclairer sur les événements actuels ?

Je fais souvent une comparaison parce qu’elle est très intéressante, je compare la construction européenne dont je suis très fier – ça fait 80 ans qu’on apprend en marchant et qu’on a construit un modèle qui a réussi –, avec la République des deux Nations.

La République des Deux Nations est un exemple fascinant. C’était une proto-Union européenne qui s’étendait de la mer Baltique à la mer Noire, réunissant quatre nations, sept langues et trois religions.

Ce modèle démontrait déjà qu’il est possible de construire quelque chose ensemble tout en préservant les identités de chacun. Et ce modèle-là, c’est le contraire de l’impérialisme ou du colonialisme. C’est particulièrement pertinent aujourd’hui, car nous voyons les mêmes dynamiques à l’œuvre. Prenez la Crimée : certains, comme l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, disent qu’elle était russe jusqu’en 1954. C’est une lecture erronée de l’Histoire. La Crimée a été russe à peu près aussi longtemps que l’Algérie a été française. Et à cette même époque, la Finlande aussi était russe. Ce n’est pas ainsi qu’il faut analyser l’Histoire.

 

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Quelle est la teneur de la coopération militaire franco-ukrainienne ? Qu'avons-nous à apprendre des Ukrainiens ?

Prenons l’exemple de la coopération militaire franco-ukrainienne. J’ai visité plusieurs camps de formation où nous travaillons ensemble. Ce n’est pas une relation verticale où nous leur apprenons tout – c’est un véritable échange.

Les Ukrainiens nous apportent leur expérience unique de la défense territoriale. C’est particulièrement précieux car aucune armée européenne n’a eu à défendre son territoire depuis longtemps.

Se battre pour défendre son territoire, ça veut dire quoi aujourd’hui ? C’est ce que nous apprenons aujourd’hui avec les Ukrainiens qui se battent pour préserver leur territoire et leur population.

 

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Cette coopération va-t-elle se poursuivre malgré les tensions tant internationales que sur les livraisons d’armes ? 

Absolument. La brigade Anne de Kiev [NDLR La brigade Anne de Kiev fait référence à Anne de Kiev (1024-1075), princesse de la Rus' de Kiev devenue reine de France, symbolisant les liens historiques entre l’Ukraine et la France] est un excellent exemple.

Malgré les critiques sur sa dispersion en Ukraine, il faut comprendre que nous sommes dans une guerre d’attrition du côté russe et une guerre de décrochage patient du côté ukrainien.

La répartition des forces, dès qu’elles sont formées, permet une meilleure diffusion des compétences acquises. Apparemment, l’Ukraine continue à frapper dans la profondeur comme ils l’ont toujours fait. Et ils n’ont attendu l’autorisation de personne. C’est pourquoi la polémique autour des livraisons d’armes n’a pas de sens. Si nous leur livrons des armes et des munitions, c’est bien que nous leur faisons confiance dans l’usage qu’ils en feront. Contrairement aux Russes qui frappent indistinctement des cibles militaires ou civiles, les Ukrainiens ne visent que des cibles militaires et stratégiques. Mais une chose est sûre : l’armée ukrainienne n’a besoin de personne pour l’autoriser à agir.

  

Selon vous, quel sera l’impact de l’élection de Donald  Trump sur notre destin européen ?

L’élection de Trump aura forcément un impact sur nous, Européens, mais ce qui adviendra, dépend de nous et de nous seuls, de notre détermination à rester unis et solidaires. Comment faire face, en Européens, à la vague Trump ? Bonne question. Comme je le dis souvent en rigolant, je suis trop vieux pour être pessimiste. Ce qui m’inquiète, c’est la guerre de l’information… les gens qui commencent à raconter n’importe quoi et prétendent que deux et deux font cinq. Si on glisse sur cette pente-là, dans 20 ans, on n’a plus de sciences françaises. Là est le danger. Voilà, c’est clair. J’ai l’impression cependant qu’aujourd’hui les gens recommencent à compter sur leurs mains et savent que deux plus deux, ça fait quatre.

 

Vous sillonnez beaucoup votre circonscription, qu’entendez-vous sur le terrain ?

Sans aller jusqu’à dire que je suis optimiste, je sens sur le terrain - dans ma circonscription mais aussi dans celles de mes collègues en France où j’interviens beaucoup pour parler de l’Ukraine et de nos contrées d’Europe centrale, une grande écoute. Il est de plus en rare d’entendre : « de toute façon ce ne sont pas nos problèmes, qu’ils se débrouillent entre eux ». Les gens comprennent qu’il y a quelque chose de l’ordre d’un modèle unique au monde que l’on essaie de construire au sein de l’Union européenne et qu’il faut défendre.

 

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