Le 4 décembre 1997, Ana Orantes, une espagnole de 60 ans, passe dans l’émission De tarde en tarde, diffusée sur la chaîne de télévision andalouse Canal Sur. Pendant 35 minutes, elle dénonce les violences physiques, sexuelles et psychologiques que lui a fait subir son ex-mari, à elle et ses enfants, pendant leur 40 ans de mariage. Treize jours plus tard, elle meurt brûlée vive dans la cour de leur maison, assassinée par celui-ci.
On a coutume de dire qu’il faut que le pire arrive pour qu’on prenne enfin des mesures concrètes. Le cas d’Ana Orantes est à la fois le meilleur et le pire exemple. Son passage dans l’émission a mis en lumière la réalité que taisaient de nombreuses femmes et enfants maltraités, et a permis l’évolution de la législation du pays. Comme un ultime appel au secours, ce témoignage est intervenu après 40 ans de violences, tant physiques, sexuelles que psychologiques, et autant de temps d’inaction de la justice, de la police et de ses proches.
40 ans de violences domestiques
Ana Orantes a vécu quatre décennies sous l'emprise de son mari, José Parejo, alcoolique et agressif. Tout commence seulement quelques mois après leur rencontre. Régulièrement, il la frappe, à coup de baffes, de poings et d’étranglement, la viole, l’agresse verbalement. Il l’isole de toute vie sociale et l’oblige à tenir seule la maison, en plus des humiliations répétées, lui permettant de maintenir une emprise psychologique sur sa femme.
Passage d’Ana Orantes dans l’émission De tarde en tarde du 4 décembre 1997 :
Ensemble, ils auront 11 enfants, dont 3 décéderont. Au moment de l’assassinat de leur mère en 1997, les trois filles et cinq garçons sont âgés de dix-neuf à quarante ans. Eux aussi ont subi les violences de leur père, précipitant pour certains leur départ de la maison familiale avant leur majorité.
Les 15 plaintes d’Ana Orantes, restées sans réponse
En 40 ans, on peut se demander pourquoi personne n’a agit. Le couple avait une famille, des amis, sans parler de la justice. Mais Ana n’a trouvé de l'aide nulle part. Dès le début de leur mariage, les familles respectives des époux décident rapidement de ne pas intervenir, jugeant qu’il s’agit des affaires du couple. Côté amis, c’est également difficile. Le couple déménage régulièrement d’un endroit peu peuplé à un autre. Son mari l’isole socialement. Très jaloux, il s’énerve régulièrement, la soupçonnant d’infidélité dès qu’elle a un peu de retard. Ses crises se terminent régulièrement en passage à tabac.
Pendant toutes ses années, Ana se tourne plusieurs fois vers la justice, sans succès. En tout, elle dépose 15 plaintes, qui n’aboutissent pas. Dans son malheur, le divorce n’est autorisé qu’à partir de 1981. Par la suite, elle tente plusieurs fois de se séparer de lui, sans succès, jusqu’en 1996 où elle obtient enfin le divorce. Toutefois, ils doivent partager leur logement, divisé en deux parties. L'étage du dessus est pour elle et ses deux fils encore présents, ainsi qu'une nièce, et l'étage du bas pour son ex-mari, avec une entrée commune. La vie n’Ana ne s’améliore pas pour autant, ce qui la pousse à témoigner sur Canal Sur.
C’est dans la cour de cette même maison à Cúllar Vega que son ex-mari l'assassine par vengeance, 13 jours après la diffusion de l’émission, le 17 décembre 1997. Ana Orantes était âgée de 60 ans. Lors du procès de leur père un an plus tard, plusieurs des enfants témoigneront des violences subies par leur mère et de ses tentatives d’incestes à l'égard de ses filles. Parejo est condamné à 17 ans de prison pour assasinat. Il meurt d’un infarctus en prison en 2004.
L’onde de choc en Espagne
L’assasinat d’Ana Orantes retentit comme une onde de choc en Espagne. Avant le début du procès, de nombreuses manifestations d’associations féministes sont organisées, réclamant justice et condamnant les violences conjugales. Le retentissement médiatique de l’affaire est énorme. Des articles sur le sujet, habituellement publiés dans les faits-divers, passent dans la rubrique société. Depuis 2003, ils tiennent le décompte annuel du nombre de femmes assassinées : Ana Orantes a ainsi été la 59e femme tuée par son conjoint ou ex-conjoint en 1997. La question des violences conjugales et domestiques sort du cadre privée de la maison pour devenir une affaire publique.
Le déclenchement de changements législatifs : la loi de 2004
Mais les plus grands changements résident dans la législation. L’affaire pousse les pouvoirs publics à agir. En 1999, le Code pénal est réformé. Les violences psychologiques régulières sont assimilées aux violences physiques régulières. Elle introduit notamment la possibilité d’interdire à l’auteur des violences d’approcher la victime.
Enfin, l’étape décisive est franchie par le vote de la loi organique 1/2004 du 28 décembre 2004 sur les mesures de protection contre la violence de genre. Elle définit précisément les violences exercées contre les femmes pour le simple motif qu’elles sont des femmes. Un cadre législatif condamnant les violences faites aux femmes est enfin posé, et s’impose comme la loi principale sur le sujet encore aujourd’hui.
À l’approche du 25 novembre et de l’anniversaire de sa mort, le nom d’Ana Orantes est toujours cité comme le féminicide qui a fait changer les choses. Aujourd’hui, l’Espagne est régulièrement montrée en exemple pour sa lutte contre les violences faites aux femmes.