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Ascensión Chirivella Marín, la première femme avocate d’Espagne

Ascensión Chirivella Marín, la première femme avocate d’EspagneAscensión Chirivella Marín, la première femme avocate d’Espagne
Écrit par Paul Pierroux-Taranto
Publié le 30 novembre 2020, mis à jour le 8 mars 2024

C’est une nouvelle qui est passée presque inaperçue. Le tournage d’un documentaire qui retrace la vie d’Ascensión Chirivella Marín, la première avocate d’Espagne, a eu lieu récemment à Valencia. L’occasion pour nous de revenir sur le parcours de cette Valencienne, qui rêvait d’un monde où les femmes auraient les mêmes droits que les hommes, et qui, sa vie durant, a lutté pour que son rêve devienne réalité.

 

La première femme diplômée de la Facultée des Lettres de Valencia

Ascensión Chirivella Marín naît le 28 janvier 1894 à Valence. Son père, Manuel Chirivella Merseguer, est procureur au tribunal de la ville. On imagine sans peine que, très tôt, le droit et la magistrature forment un univers familier pour l’enfant. Élève brillante, son baccalauréat en poche, Ascensión se destine à des études d’histoire. Elle devient la première femme diplômée de la Faculté des Lettres de Valencia, mais ne peut obtenir le titre universitaire car elle n'a pas les moyens de payer son certificat.

Ascensión aurait pu en rester là - et c'eût été déjà une prouesse pour son temps. À ce point précis de l’article, un détour historique s’impose. Il faut en effet se remémorer le contexte de l’époque. Nous sommes en 1915. En Espagne, les femmes sont autorisées à s'inscrire à l'université depuis la loi du 8 mars 1910. Avant cette date, seulement trente-six femmes, soit 0,17 % de l’effectif total des étudiants, étaient parvenues à arracher leur diplôme de haute lutte, souvent sous les lazzis et le mépris. 

Quelques rares femmes sur les bancs de l'université

La poétesse et romancière Concepción Arenal Ponte (1820-1893), grande pionnière du féminisme en Espagne, première femme à étudier dans une université espagnole, doit par exemple se déguiser en homme pour faire son droit à Madrid. Pression sociale oblige.

On ne forcerait pas le trait en disant que les femmes ne trouvaient pas place sur les bancs de l’université car elles étaient dévolues aux tâches domestiques de mères et de femmes au foyer, près de l’âtre et du berceau. Pour les quelques téméraires qui, bravant l'interdit, dérogeaient à cette règle et souhaitaient poursuivre leurs études, une avalanche de démarches administratives et de contraintes les en dissuadait aussitôt. Le professeur devait se porter garant de “l’ordre dans la classe”, et c’est très paternellement qu’il prenait sous son aile celles qui, s’aventurant dans les lieux de savoir masculins, étaient supposées être un facteur de désordre. 

“Mineure” au sens juridique du terme, regardée comme une bête rare dans un univers d’hommes, la femme était systématiquement tenue à l’écart des espaces de sociabilité. Elle devait attendre l’arrivée du professeur et rester sous sa garde rapprochée le temps du cours pour ensuite rejoindre le domicile marital ou parental. Être femme et étudiante à cette époque faisait figure d’incartade, d’incongruité, voire, pour beaucoup, relevait d’un désir contre-nature. Voici le témoignage plus qu’édifiant de Maria Goyri, étudiante en Lettres à l’université de Madrid de 1892 à 1896 : 

“Il avait été décrété que l’étudiante ne pouvait rester dans les couloirs. Elle devait entrer dans la salle des professeurs et attendre que son professeur vienne la chercher. Celui-ci allait ensuite avec elle jusqu’à la classe, et la raccompagnait une fois le cours terminé. Pendant le cours, l’étudiante devait s'asseoir sur une chaise à part, à côté du professeur.”

(Extrait traduit du témoignage publié dans "La presencia de la mujer en la universidad española", Dra. Laura López de la Cruz).

 

La première avocate d’Espagne s'appelle... Ascensión Chirivella

Revenons à Ascensión. Notre jeune diplômée veut poursuivre ses études. Elle s’inscrit à la Faculté de droit de Murcia en 1918 et obtient son diplôme à Valence le 29 septembre 1921. Elle parvient cette fois à s’acquitter des paiements validant son titre universitaire. Le 29 septembre 1921, elle devient ainsi la première femme titulaire d’une maitrise de droit en Espagne. Il ne lui reste plus qu’à se présenter devant le Conseil de l’Ordre pour devenir officiellement avocate. Elle doit prêter serment en tant qu'homme. C’est ce qu’elle fait le 21 décembre de la même année. C’est un jour à marquer d’une pierre blanche pour la profession. Cette décision est en effet sans précédent. Pour la première fois, une femme est acceptée parmi les avocats espagnols. On reconnait implicitement qu'une femme, même si elle doit prêter serment en tant qu'homme, a les mêmes droits d'exercer que ces messieurs. Cela constitue un précédent qui ouvrira la voie à de nombreuses vocations. 

Quelques journaux publient la nouvelle. Un article paraît dans la revue Blanco y Negro où il est fait mention des maîtrises de droit et de Lettres d'Ascensión Chirivella. On la voit même arborer la toque et la toge des avocats sur la photo du journal. Ascensión se spécialise en droit civil et rejoint le cabinet de son père Manuel Chirivella qui est, nous l’avons dit, procureur au tribunal de Valence. Elle s’associe avec lui et travaille à ses côtés, d’égal à égal, jusqu'en 1927. Elle se marie à Valence avec l’avocat et homme politique Álvaro Pascual-Leone Forner.

Une petite fille, Blanca, naît de cette union en 1929. Ascensión cesse d’exercer en tant qu’avocate même si elle continuera en réalité de gérer le cabinet de son mari à Valence. Elle profite de sa notoriété acquise et de l’engagement politique de son mari - encarté au Parti républicain radical, Álvaro devient député et sera nommé magistrat au Tribunal suprême - pour se faire la porte-parole de la cause des femmes.  

 

L’engagement féministe puis l'exil

C’est ainsi que commence son engagement politique. Le Parti républicain radical, fondé par Alejandro Lerroux en 1908, et dont la ligne politique tend pourtant vers un centre-droit modéré sous la Seconde République (il s’alliera avec la droite monarchiste et constitutionnelle de la CEDA et s’opposera au gouvernement d’Azana), accorde une tribune à Álvaro Pascual-Leone Forner et, dans une moindre mesure, à Ascensión Chirivella.

Saisissant l’occasion qui lui est offerte, celle-ci organise des assemblées participatives où les femmes ont enfin voix au chapitre. Elle collabore aussi à la création d’associations politiques féminines telles que la Asociación Republicana de la mujer en 1932, à Alcalá de Chivert, et la même année, à Castellon, la Agrupación femenina. Au fil de ses allocutions, elle appelle les femmes à prendre part à la vie politique et déplore le second rôle qui leur est assigné dans la société. Elle veut faire bouger les lignes, y compris au sein du Parti républicain radical qui est plutôt rétif à l’idée d’accorder le droit de vote aux femmes. Ascensión prend ouvertement parti pour la Seconde République. La Constitution progressiste de 1931, qui confère des droits égaux aux citoyens sans distinction de sexe, notamment le droit de vote aux femmes (article 36) et la possibilité pour elles de se présenter aux élections (article 53) est une aubaine. Ascensión milite en ce sens depuis des années et voit enfin son rêve se concrétiser. Elle devient déléguée de la Agrupación de Mujeres Antifascistas de Valence, qui regroupe des femmes déçues par la ligne officielle, jugée trop timorée, des organisations féministes antérieures.

Pourtant, l’accès des femmes à la vie politique et aux droits civiques ne sera qu’une parenthèse de courte durée. L’ombre de la guerre civile se répand comme une traînée de poudre qui mettra le pays à feu et à sang. Nous connaissons la suite de l’histoire. La lutte pour le droit des femmes, portée par des devancières comme Ascensión, restera lettre morte pendant cinquante ans. Ces femmes dissidentes seront systématiquement tenues à l’écart ou persécutées. Ascensión s’enfuit au Mexique avec son mari et sa fille. Elle meurt à Mexico en 1980 dans le plus parfait anonymat.

 

 

 

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