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Cinq femmes valenciennes qui ont marqué leur époque

une photo en noir et blanc de Lucrezia Boriune photo en noir et blanc de Lucrezia Bori
Lucrezia Bori
Écrit par Paul Pierroux-Taranto
Publié le 7 mars 2023, mis à jour le 12 mars 2024

En cette journée internationale des droits de la femme, nous vous proposons cinq portraits de Valenciennes qui ont laissé une empreinte durable dans le temps. Chanteuses, militantes, scientifiques… Toutes, suivant un chemin singulier et souvent semé d’embûches, ont bousculé les préjugés de l’époque et pris leurs destins de femmes libres en main. Découvrez les parcours riches d’audace et de talent de ces devancières dans la lutte pour l’égalité des droits.
 

Isabel de Villena (1430-1490)

 

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Isabel de Villena naît à Valence aux alentours de 1430. Fille naturelle d’Henri de Villena, prince de Barcelone - personnage auréolé de mystère que l’on surnommait le magicien en raison de son attrait pour l’astrologie et la nécromancie -, Isabel rejoint la cour d’Aragon et est élevée dès ses quatre ans par la reine Marie de Castille elle-même.

Après avoir prononcé ses vœux en 1445, elle devient sœur au Couvent des Clarisses de Valence. Bien qu’enfant illégitime, elle est élue abbesse en 1462. Mais l’histoire le retiendra surtout comme l’une des figures majeures du siècle d’or valencien. Sa hauteur de vue, sa culture, son goût des arts, en font la fine fleur des intellectuels de son temps. On recherche sa compagnie partout et les admirateurs sont nombreux à lui rendre visite dans son couvent pour bénéficier de ses lumières théologiques. Sa vie religieuse acquiert même une réputation de sainteté.

Mais, c’est avant tout sa plume, qui la distingue et contribue grandement à sa renommée : Isabel de Villena est la première femme de lettres en langue valencienne. La Vita Christi est son œuvre la plus célèbre. Dans la veine de la littérature dévotionnelle de l’époque, le livre retrace la vie du Christ à des fins d’édification religieuse. Il se démarque d’abord par son écriture en langue vernaculaire - l’emploi du valencien et non du latin - et dénote d’un style d’une grande simplicité rendant son récit accessible au plus grand nombre. À dire vrai, ce qui frappe le plus à la lecture de la Vita Christi, c’est la place faite aux femmes présentes autour de Jésus, et en particulier aux figures de Marie et Marie Madeleine. Loin d’être en retrait ou dans l’ombre, celles-ci jouent un rôle prépondérant tout au long de l’oeuvre tendant presque à éclipser la vie du Christ.

Le livre est aussi une réponse plus ou moins masquée à Jaume Roig, auteur valencien contemporain de Sor Isabel qui, par son livre ouvertement misogyne l’Espill, tente de démontrer la perversité des femmes. Plus généralement, on peut voir dans La Vita Christi, à l’instar des œuvres de Christine de Pizan par exemple, la manifestation d’un proto-féminisme qui affirme la valeur des femmes contre les stéréotypes de la société médiévale. 


Concepción Aleixandre (1862-1952)

 

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Valencienne de naissance, Concepción Alexandre est l’une des premières gynécologues d’Espagne. Après l’obtention de son baccalauréat à l’Instituto Luis Vives, elle poursuit ses études et obtient un diplôme d'enseignante en classe de primaire. Mais Concepción, qui se passionne pour les sciences, a d'autres projets. Elle décide, choix tout à fait surprenant et impensable à l’époque, de s’inscrire à la Faculté de médecine de l’université de Valence. À force de négociation et de persuasion, elle arrache de haute lutte une autorisation spéciale du rectorat.

Dans toute l’Espagne, il n’y a alors que trois femmes diplômées en médecine avant elle, dont deux seulement à avoir obtenu le titre de “docteur”. Il faut se rappeler qu’avant la loi du 8 mars 1910, les femmes n’ont pas droit à la même condition d’accès à l'université que les hommes. “Mineures” au sens juridique du terme, celles-ci sont systématiquement tenues à l’écart des espaces de sociabilité. On songe à Arenal Ponte (1820-1893), première femme à s’asseoir sur les bancs de l’université en Espagne et obligée de se déguiser en homme pour assister aux cours. Quant à savoir si être femme et médecin est une position consensuelle dans cette société masculiniste, voici la réponse dans un article de la prestigieuse revue de médecine de l’époque, El Siglo Médico : “en vertu des lois physiologiques, la femme médecin est un être douteux, hermaphrodite ou sans sexe et, en tout cas, un monstre.” 

Tout cela ne décourage pas pour autant Concepción qui décroche son diplôme en 1889 avec d’excellentes notes en même temps que la valencienne Manuela Solís Clarás. Elle choisit la gynécologie comme spécialité et part pour Madrid. Ses études finies, elle ouvre son cabinet à domicile puis dans différentes cliniques où elle reçoit les personnes les plus démunies. Très vite, elle se distingue par les nombreux articles qu’elle publie dans des revues médicales réputées et brevète même deux instruments de gynécologie en 1910. 

Mais son ardeur ne se limite pas à la recherche et à la médecine, Concepción mène aussi une intense activité humanitaire, sociale et féministe. Elle organise de nombreuses campagnes sanitaires à travers une série de conférences de sensibilisation, la création d’organismes d’hygiène populaire et d’établissements de prise en charge pour les enfants. En 1913, elle fonde et préside Protección Médica, une institution privée qui vient en aide aux veuves et orphelins de médecins en leur mettant à disposition une école et une maison de retraite. Elle lutte aussi pour la reconnaissance des droits des femmes et l’amélioration de leurs conditions de vie et prend part à de nombreux combats d’avant-garde. En 1920, elle devient présidente de la Unión de Mujeres de España (UME), organisation en faveur du droit de vote des femmes, et participe à plusieurs manifestations, notamment contre la prostitution. En 2001, le Consejo de la Mujer de la Comunidad de Madrid la compte parmi les "100 femmes du XXe siècle qui ont ouvert la voie pour l'égalité des femmes au XXIe siècle."

 

Lucrezia Bori (1887-1960)

 

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Descendante de la famille Borgia, cette chanteuse d’opéra valencienne est devenue la reine du Metropolitan Opera House de New York (Met). 

Enfant prodige, Lucrezia Bori présente des qualités vocales exceptionnelles dès son plus jeune âge et monte sur scène pour la première fois à six ans. Elle commence les cours de chant au Conservatoire de Valence puis poursuit sa formation à Milan auprès des meilleurs professeurs de l’époque. C’est en Italie qu’elle fait ses débuts en interprétant Micaela dans Carmen de Bizet. À vingt ans à peine, elle chante au Théâtre du Châtelet dans Manon Lescaut avec l’immense Enrico Caruso et en présence du compositeur Puccini en personne. Cet opéra la propulse sous les feux de la rampe. Les succès s’enchaînant, Lucrezia atteint la renommée mondiale. Elle chante pendant trois saisons à La Scala de Milan puis s’embarque pour New York en 1910.

C’est sous les projecteurs du Metropolitan qu’elle bâtit une solide carrière internationale, couverte de gloire et d’éloges. Un cortège d’admirateurs l’entoure, l’exalte, la célèbre, parmi lesquels, bien sûr, les plus grands noms de la culture valencienne - Blasco Ibanez, Sorolla, Gonzalez Marti… On a même dit que l'ennemi public numéro 1, Al Capone, la vénérait. En 1925, Lucrezia Bori est la première chanteuse à être retransmise en direct à la radio, touchant ainsi un public de plus de 15 millions d'auditeurs ! Pourtant, tout aurait pu s’arrêter dans sa carrière. En 1915, elle subit une opération chirurgicale des cordes vocales qui lui vaut une longue convalescence. Selon la presse de l'époque, elle reste aphone, quasi muette, quatre années durant. Cela ne l’empêche pas de remonter sur scène en 1921, encore plus déterminée qu’avant. Son courage force le respect de la critique qui l'encensera de plus belle. 

En 1929, la Grande dépression frappe de plein fouet l’Amérique et le Metropolitan se trouve en grande difficulté financière. Lucrezia lance alors une campagne de collecte de fonds et crée un Comité de soutien pour sauver l’Opéra. En moins de deux mois, elle réussit l’exploit de réunir les 300 000 $ nécessaires. Elle continue régulièrement d’organiser des événements caritatifs et devient la première femme à siéger au Conseil d'administration du Met à partir de 1935. Lucrezia Bori ne renie pas pour autant ses origines, après la grande inondation de Valence en 1957 (la “Riua”), elle organise un gala de bienfaisance en présence de toute la jet set new yorkaise et nombre d’artistes espagnols dont Salvador Dali et José Iturbi. C’est un succès qui permet de collecter quelque 2 millions et demi de pesetas et de reconstruire ainsi un quartier entier de la ville. Lucrezia Bori s’éteint en 1960 à New York. On ne sait rien de sa vie privée, elle n’a jamais été mariée. À Valence, une rue porte son nom.

 

Maria Cambrils (1878-1939)

 

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Écrivaine et figure de proue du féminisme dans les années 1920, Maria Cambrils grandit dans une famille ouvrière de Valence. Malgré l’analphabétisme de ses parents, elle se forme en autodidacte et développe sa propre réflexion, très tôt marquée par la question sociale.

Mariée jeune et devenue veuve peu de temps après, elle se recueille dans un couvent et devient religieuse. Mais son retrait du monde ne dure qu’un temps ; elle délaisse l’habit et sa vie prend un tournant lorsqu’elle rencontre son compagnon José Alarcón Herrero, ancien anarchiste et membre actif du PSOE. S’ensuit une période de grande maturation intellectuelle où elle s’intéresse au féminisme et à la lutte des classes à travers des lectures et des conversations avec ses voisines valenciennes.

Elle commence à écrire pour différentes revues et journaux socialistes de l’époque, principalement El Socialista. Sa critique s’aiguise ; ses écrits s’attachent de plus en plus à décrire la situation de la femme moderne en même temps qu’ils s’emploient à revendiquer ses droits. Maria Cambrils est aussi critique à l’égard de ses camarades socialistes à qui elle reproche de ne pas se soucier assez du sort des femmes. En 1925, elle publie Feminismo Socialista, pavé dans la mare qui résume sa pensée et constitue, selon les spécialistes, une étape décisive dans l’histoire du féminisme et du socialisme, établissant un pont entre les deux courants.

Elle définit son travail comme un “plaidoyer contre l’injustice, l’oppression, le mariage forcé et les violences contre les affections du cœur." Dans ce livre qui fait grand bruit lors de sa parution, Maria Cambrils dénonce le discours patriarcal dominant, la misogynie souvent déguisée de la société, et appelle à la lutte pour les droits politiques de la femme ainsi qu’à l’égalité juridique et économique de tous les citoyens. L’introduction est éclairante : " Tout homme qui acquiert et lit ce livre devrait inciter les femmes de sa famille et de ses amis à le lire, il contribuerait de la sorte à la diffusion des principes qui devraient être connus de toute femme au nom des libertés des citoyens (...) En parcourant ces pages, on pourra constater la sincérité d’un esprit qui a soif de liberté.” Maria Cambrils meurt à Pego en 1939. Sa tombe ne porte aucun nom. Le Conseil pour les femmes et l’égalité de la mairie de Valence a inscrit son nom sur la liste des rues de la ville en 2016.

 

Concha Piquer (1906-1990)

 

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Concepción Piquer López, mieux connue sous le nom de Concha ou Conchita Piquer, est une figure emblématique de la chanson espagnole et du début du cinéma parlant.

Née à Sagunto et issue d’un milieu très humble - son père, qui est maçon, meurt peu de temps après sa naissance et sa mère, couturière, élève seule ses cinq enfants -, Concha doit chaparder dans les potagers pour pouvoir manger à sa faim jusqu’au jour où, à l'âge de onze ans, elle décide de frapper à la porte du théâtre Segueros de Valence. Elle veut chanter. Le propriétaire du théâtre, sans doute impressionné par tant de caractère et de volonté chez une si jeune personne, lui donne sa chance. Concha se produit tous les dimanches sur scène puis très vite, touche de petits cachets dans d’autres théâtres de la ville. C’est dans l’un d’eux qu’elle est repérée par le compositeur valencien Manuel Penella Moreno, déjà au faîte de sa gloire et qui lui offre de travailler avec lui sur son prochain opéra El gato montés qui doit se jouer à New York.

En 1922, à peine âgée de quatorze ans, elle fait ses débuts sur scène à Broadway. Manuel Penella lui écrit une chanson, El Florero, qu’elle interprète à l’entracte. C’est une ovation ! La jeune adolescente vient de conquérir New York en une seule chanson. Le public en redemande. Dès lors, les contrats s’enchaînent. Son séjour américain ne durera que cinq ans mais sa carrière internationale est lancée.

Pendant ces cinq années où elle a New York à ses pieds, elle conforte son succès sur scène, enregistre des disques pour la CBS et partage l’affiche avec Al Jolson et Eddie Cantor lors du premier long métrage commercial du cinéma parlant, Le Chanteur de Jazz. Quatre ans auparavant, Concha est déjà le personnage principal du court métrage de Lee de Forest, que l’on considère aujourd’hui comme le premier film sonore de l’histoire du cinéma.

En 1927, elle rentre en Espagne où elle crée sa propre compagnie, joue dans deux films et multiplie les tournées. Elle continuera de se produire dans les salles du monde entier jusqu’en 1957, s’imposant comme la reine de la copla, musique populaire espagnole par excellence, avec des titres mythiques tels Los Ojos Verdes, Y Sin Embargo Te Quiero ou encore Yo Soy Ésa. Concha est contrainte d’arrêter de chanter en 1958 à cause d’un problème de voix. Inquiète, elle demande à son mari le torero Antonio Márquez Serrano si elle a économisé assez pour prendre sa retraite : “on a assez d’argent pour vivre deux ou trois vies en plus.”

Dotée d’un fort tempérament, Concha Piquer ne laisse personne dicter sa conduite. Elle fume, boit, roule en voiture, parle anglais et travaille. Plus d’une fois, la chanteuse aura maille à partir avec le régime franquiste pour ses chansons jugées immorales et ses interprétations osées mais la dictature ne peut rien contre cette femme libre qui a gagné à jamais le coeur des espagnols.

 

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