L’amaro, c’est comme dans La princesse au petit pois, ce petit détail qui va démasquer l’intrus et montrer que l’on est italien. Ou pas. C’est aussi un monde d’histoires et de saveurs époustouflantes.
Proposez à un Français un verre de Campari, Chinotto, Crodino, Aperol ou tout autre apéritif amer, alcoolisé ou pas, il l’acceptera d’un petit oui poli pas franchement convaincu. Agrémentez son assiette de feuilles de carciofo, « artichaut », de rucola, « roquette », trevigiana, « trévise », cicoria, « chicorée » aux amertumes plus ou moins prononcées et c’est la moue. Puis un caffè amaro qui, soyons clair, n’est pas un mauvais café mais un café sans sucre donc pour vrai connaisseur. Un amaretto, petit biscuit aux amandes amères ou noyaux d'abricot très apprécié des gourmets. Nez froncé, bouche pincée. Puis vient le tour tant redouté de l’amaro que les trattorie offrent parfois à la fin des repas. Et là, nous, ignares enfants d’ignares, nous n’avons qu’une manière de nous dépêtrer de la situation et c’est cul sec, ou en douce vite vite dans le pot de fleur d’à côté. Bref, on aura beau dire, la France et l’Italie ne sont pas du tout cousines sur cette histoire. L’amaro, en fait, c’est comme dans La princesse au petit pois, ce petit détail de rien qui va démasquer l’intrus et montrer que l’on est italien. Ou pas.
L’amaro, à l’origine de stupéfiants bienfaits
Bien sûr que nous avons aussi nos amari bleu blanc rouge, Suze, Picon etc., mais tout de même, on les connaît un chouia moins corsé. Et puis le goût amer n’a pas la cote, il sent le gargarisme, le mauvais et les humeurs méchantes ; un dessert amaro, ce n’est pas bon ou c’est périmé, amarreggiare se traduit par « remplir d’amertume », amarreggiato, « déçu ». Pourtant, ce petit amarognolo qui rime à nos oreilles avec les gentils mignolo, « petit doigt », usignolo, « rossignol », et qui veut dire « amertume », n’est pas tout le temps si dépréciatif : une bière par exemple, elle peut être amarognola, légèrement, agréablement amère. Mais mais mais… c’est que nos réticences pourraient nous envoyer au large de jolies découvertes. Eh oui, l’amaro, le roi de tous les plaisirs amers, serait à l’origine de stupéfiants bienfaits. C’était un élixir (elisir est d’ailleurs le premier nom des amari) avant de devenir une liqueur : le fait des moines et puis des pharmaciens. On conseillait l’amaro Cynar, de Cynara le nom scientifique de l'artichaut, pour soulager les digestions difficiles. On mélangeait œuf battu et amaro Ferro-china, « Fer-quinquina », aux herbes et citrate de fer, pour revigorer les bambins pâlichons.
Fioles et flacons de Fernet-Branca furent autrefois prescrits à l’hôpital Fratebenefratelli, un des plus fameux de Milan, pour guérir du choléra. Boisson préférée des émigrés italiens, ce sont justement ses propriétés médicinales qui sauvèrent le Fernet-Branca de la prohibition aux États-Unis : mais voyons, non, ce n’est pas de l’alcool, c’est un médicament, foi d’Italien, et quel médicament, un toccasana, « une panacée », contre les estomacs barbouillés et les gueules de bois ! À l’époque fasciste, lors de l’assainissement des marais pontins, on administra à la population des lampées de China Martini à base d'écorce de quinquina pour tenter d’éradiquer la malaria. Une génération de patients tous fêtards, alcoolos, à la place ?
À chaque région italienne son amaro
À chaque région son amaro, Strega en Campanie, Ramazzotti à Milan, Averna en Sicile, Lucano à Matera, Montenegro à Bologne etc... Peut-être trop local justement et longtemps boudé à la faveur de plus chics vodka, gin ou whisky, le voici revenu sous l’engouement nouveau pour les cocktails. Couleur ambre, brun, jaune, vert, rouge ; bouteilles lissées ou gravées, jouant sur les formes, tailles, transparences ; étiquettes colorées comme des images d’Épinal avec un aigle, un globe terrestre, une grosse tête d’artichaut, une dame en costume, rehaussées de médailles et dorures. Au début de tout, c’est un breuvage prodigieux droit sorti du grimoire des alchimistes.
L’un des plus célèbres s’appelle Strega (d’un mot grec qui a donné chez nous stryge ou strige, un génie nocturne et malfaisant) et strega veut dire sorcière ; on le produit à Benevento, terre d’un noce magico, « noyer magique », autour duquel les magiciennes dansaient pendant leurs sabbats. Les chocolats, produits dérivés de la marque, s’appellent prodigi, « prodiges », magie nere, « magie noire », incantesimo, « sortilège ». La marque propose des recettes stregate, sur un jeu de mot voulant dire à la fois « ensorcelées » ou « au Strega », budino al cioccolato stregato, « flan au chocolat au Strega/ensorcelé », ricotta stregata, « ricotta au Strega/ensorcelée », etc. ….
Bref, l’amaro s’entoure de savoirs puissants, se faisant concocter, macérer, touiller dans le plus grand secret. Au fond de certains goulots, il y aurait, dit-on, plus de 80 herbes, baies, épices, écorces, zestes, racines, aux noms remontés de profonds moyen-âge comme un début de formule magique : china, « quinine », rabarbaro, « rhubarbe », assenzio, « absinthe », zedoaria, « zédoaire », ginepro dell'Appennino, « genévrier des Apennins », giaggiolo bianco, « iris de Florence ». Il n’y manque qu‘un hoquet de dahu, une écaille de dragon ; quoi d’impossible au pays de l’amaro ?
Dans les années 60, l’expression dolce vita inaugurée par Fellini exprimait la douceur de vivre à la romaine. Le célébrissime slogan Milano da bere, « Milan à boire », de l’amaro milanais Ramazzotti, devint celui de la Milan années 80, capitale des affaires, de la politique, la mode, l’avant-garde, la réussite, dont les inévitables excès furent désavoués par les procès mani pulite, « mains propres », quelques années plus tard. Avec le slogan cosa vuoi di più dalla vita ? Un Lucano, « que veux-tu de plus dans la vie ? Un Lucano », l’amaro Lucano entra dans l’imaginaire collectif et se posa comme la solution, complice, à tous les tracas, la petite phrase à répéter impunément et à la barbe des tenants du sans alcool. De petites trouvailles publicitaires devenues des formules ou clins d’œil dans la langue et la culture péninsulaires, ce n’est certes pas donné à n’importe quel digestif ! Et que dire de la maison Liquore Strega qui fonda le premio Strega (prix Strega), l’équivalent de notre prix Goncourt ! Hé bien voilà, nous sommes prévenus, snober l’amaro, c’est dire non à tout un monde d’histoires et de saveurs époustouflantes. Pas d’alcootest à l’horizon ? Alors vite, affinons-les donc un peu, nos chatouilleuses papilles !