Julia Cagé, spécialiste des médias, économiste et professeure à Sciences Po Paris, analyse les origines de la crise médiatique et explore des pistes pour tenter de renouer la confiance entre la presse et les citoyens.
La pandémie de Covid-19 a été un révélateur, s’il en fallait un, de la perte de confiance des citoyens envers les médias. Fake news, complotisme, infobésité… la qualité et la neutralité de l’information seraient en péril. Pour Julia Cagé, économiste française spécialisée dans les médias, l’information n’en reste pas moins indispensable aux citoyens. Elle est aussi une condition sine qua none, voire un reflet, du bon fonctionnement d’une société démocratique. Comment, donc, recréer un lien de confiance entre la presse et ses lecteurs ?
“La crise des médias aujourd’hui est en grande partie le fruit de la défiance croissante des citoyens envers les médias qu’ils consomment”
Le rapport Digital News de 2020, publié par le Reuters Institute for the Study of Journalism (RISJ) et l’Université d’Oxford, mesure la confiance des citoyens dans les médias. Si les données ont majoritairement été recueillies avant l’arrivée du Covid-19, le directeur du RISJ, Rasmus Kleis Nielsen, estime en préambule de l’étude que la pandémie ne fait qu’amplifier les tendances observées.
Au Royaume-Uni, la confiance allouée par les habitants envers la presse atteint péniblement 28% et chute continuellement depuis des années. Au sein même de la politique britannique, les critiques pleuvent à l'égard des différents journaux. Dominic Cummings, ancien bras droit de Boris Johnson, a rapporté que le Premier ministre considérerait, sans s'en cacher, le média conservateur le Telegraph comme son "vrai boss". Sur l'archipel, le journal a même été rebaptisé "Torygraph" par ses opposants. La même tendance s'observe du côté de la France, qui détient un des plus bas niveaux d’Europe, avec seulement 23% des sondés déclarant avoir confiance dans les médias. Si la pandémie a étonnamment permis de renouer un semblant de lien entre les Français et la presse, la partie est encore loin d'être gagnée. En comparaison, la Finlande décroche le meilleur score de l’Union européenne avec 56%, distançant de loin la France et le Royaume-Uni.
Et pourtant, pour Julia Cagé, “s’informer reste une priorité pour les citoyens”. Ce n’est donc pas l’utilité ni la consommation des médias qui seraient en cause, mais bien une défiance et une perte d'intérêt accrue envers eux. Pour l’économiste, il s’agit avant tout de comprendre les raisons de la colère pour agir en profondeur sur cette fracture et “recréer un lien de confiance avec les médias et les journalistes”.
“La structure actuelle de l’actionnariat explique une grande partie de la défiance des citoyens”
Pour l’auteure et économiste française, la méfiance des citoyens envers les médias trouverait ses racines dans leur fonctionnement économique et juridique en tant que tel aujourd’hui. “Aujourd’hui, les médias en France sont possédés par un tout petit nombre d’industriels, ce qui pose énormément de questions en termes de conflit d’intérêt, de censure et d’auto-censure des journalistes (la France ne fait d’ailleurs malheureusement pas exception). Il me semble donc urgent de repenser les règles qui encadrent aujourd’hui la propriété des médias en France.” explique-t-elle.
Aujourd’hui, les médias en France sont possédés par un tout petit nombre d’industriels, ce qui pose énormément de questions en termes de conflit d’intérêt, de censure et d’auto-censure des journalistes
Concrètement, il s’agirait pour les médias de repenser leur organisation économique afin que celui-ci soit moins tributaire d’actionnaires privés dont les intérêts sont presque exclusivement financiers. Julia Cagé appelle à ce que “les journalistes d’une part et les lecteurs de l’autre (soient) davantage associés à l’actionnariat des médias”. De cette façon, ils deviennent non seulement actionnaires des médias, mais détiennent également des “droits politiques”. Autrement dit, remettre le lectorat et les journalistes au cœur du fonctionnement économique d’un média permettrait de largement renforcer leur autonomie et leur “gouvernance” en son sein.
“C’est le sens de l’association Un Bout du Monde que nous avons créée l’an dernier et qui vise à remettre les journalistes et les lecteurs au cœur de l’indépendance des médias”, ajoute celle qui s'attache à proposer des solutions concrètes à la crise médiatique. Au cours de campagnes de financement participatif ou en rejoignant l’association, il est possible d’aider à faire participer les citoyens au capital des médias, ou à soutenir les journalistes qui souhaitent en devenir actionnaires. Une esquisse de reconquête démocratique de la presse.
Doit on sortir les médias de la pure logique du marché et de la recherche et du profit à tout prix ? Oui, c’est une évidence.
“Ce qui est certain, c’est qu’en démocratie, on ne peut plus laisser les journalistes seuls face à leurs actionnaires”, résume la spécialiste des médias dans son dernier ouvrage co-écrit avec Benoît Huet, L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias. Dans celui-ci, ils affirment : “Doit on sortir les médias de la pure logique du marché et de la recherche et du profit à tout prix ? Oui, c’est une évidence.” Pour Julia Cagé et Benoit Huet, co-auteurs de L'information est un bien public, Refonder la propriété des médias, la question de la gouvernance financière et juridique des médias est donc cruciale. Elle est centrale non seulement pour le fonctionnement, indépendant, libre et autonome de ceux-ci, mais aussi pour recréer un lien de confiance avec les citoyens qui pourront, ainsi, ne plus craindre des conflits d’intérêts dissimulés.
Réseaux sociaux : la nécessité de les réguler pour en faire un support d’information fiable
La question des réseaux sociaux revient souvent lorsque la question de la crise médiatique se pose. A l’heure où Twitter et Facebook décident de censurer des personnalités politiques, où les complotistes en tous genres s’y regroupent, et où les fausses informations peuvent faire le tour de la Terre en moins d’une heure, ils constituent une crainte légitime pour la qualité de la presse. Pour Julia Cagé, la crise du covid fut révélatrice de “l’importance des phénomènes de désinformation et de leur propagation extrêmement rapide sur les réseaux sociaux”.
D’après l'économiste, les réseaux sociaux seraient d’ailleurs, dans le modèle actuel, un ennemi naturel de l’information : “D’un point de vue économique, les GAFAs sont de toute évidence les « ennemis » - même si je n’aime pas ce mot – des médias : ils gagnent de l’argent en reproduisant gratuitement en ligne du contenu qu’ils n’ont absolument pas contribué à produire (ce sont les médias qui investissent dans la qualité de l’information) et volent dans le même temps les recettes publicitaires des médias.”
La presse souffre depuis plusieurs années de ne pas parvenir à trouver un modèle économique viable, à l’ère du tout-gratuit d’Internet. La PQR (Presse Quotidienne Régionale) est d’ailleurs la plus touchée. Elle est pourtant fondamentale dans le lien entre les citoyens et l’actualité d’un pays, et représente un rempart efficace aux montées des complotistes et de la corruption. La presse locale souffre de cette perte de recettes publicitaires dans la mesure où elle n’aurait pas “investi au cours des dernières années dans la mise en place d’un site internet de qualité”, d’après l’économiste. Or, “si la presse locale veut conquérir un nouveau lectorat – et en particulier un lectorat plus jeune – il faut absolument qu’elle prenne le virage numérique”, conclut-elle.
La presse, dont la majorité des acteurs ont entamé depuis des années ce virage numérique, n’a pas d’autres choix que de composer avec les réseaux sociaux et l'accaparement économique allant de pair avec eux. Pour Julia Cagé, il est important de garder à l’esprit que cette situation pourrait en être autrement, de ne pas se résigner. “Pour l’instant, les géants du web résistent encore pour ne pas payer mais cette bataille doit être menée jusqu’au bout : on ne peut pas laisser un petit nombre d’acteurs mettre à genoux nos médias d’information pour s’enrichir sur leur dos (et le nôtre comme citoyens)”.
Les réseaux sociaux sont une nouvelle technologie et donc une formidable opportunité. À condition de savoir en tirer le meilleur. Or malheureusement, au cours des dernières années, c’est plutôt le pire qui de ce point de vue l’a emporté.
En régulant leurs contenus, les réseaux sociaux pourraient œuvrer sur la question des fake news et, ainsi, permettre de nouveaux supports de consommation d’information. Ces nouveaux supports facilitent, en outre, l’atteinte des publics qui ont délaissé le papier et la télévision. L'auteure évoque par exemple la présence du journal Le Monde sur Snapchat, qui a permis au journal d’attirer un lectorat de jeunes qu’il n’aurait certainement pas pu toucher sans sa présence sur l’application.
“Les réseaux sociaux sont une nouvelle technologie et donc, comme toute nouvelle technologie, une formidable opportunité. À condition de savoir en tirer le meilleur. Or malheureusement, au cours des dernières années, c’est plutôt le pire qui de ce point de vue l’a emporté” déplore Julia Cagé, optimiste malgré tout tant que le combat ne sera pas perdu.