Dorénavant, plus besoin de choisir entre le divertissement ou bien la sortie culturelle. Cary Graham est en effet parvenu à combiner les deux grâce à son expérience immersive intitulée Cloak and Dagger. Sombre et fascinante, cette histoire de vengeance vous plongera comme jamais auparavant dans le Southwark londonien d’il y a 300 ans. La rédaction a souhaité tout vous révéler de cette attraction, récompensée à deux reprises pour son excellence, et de l’homme incroyable qui se cache derrière ce projet qui tend à bouleverser votre découverte de l’Histoire et du théâtre.
Propos recueillis par Luther Beaumont.
Quelle fut la genèse de cette idée ?
Mon idée germa dans mon esprit un an et demi avant la pandémie, il y a trois ans de cela. Nous étions aux alentours d’août 2018. Lors de mes études à York, je m’étais octroyé un socle de connaissances en théâtre et en histoire. Je débutai en concevant des tours à travers l’Europe, en freelance. Pour être honnête, je n’étais que très peu qualifié pour accomplir pareil exercice en ce temps. Je réalisai dès lors que le théâtre rémunérait plus que l’histoire, un constat assez déprimant en somme ! Je m’installai donc à Londres en 2014, où j’ai pu jouer, diriger et écrire du théâtre. C’était très intéressant, je jouais beaucoup d’absurde français avec tous les auteurs un peu allumés tels Ionesco ou Genet…
J’ai continué de me procurer des petits boulots en parallèle de mon activité principale afin de garantir une certaine stabilité économique, or mes deux autres emplois ont soudainement cessé de me payer. Mon propriétaire a vendu la location que j’occupais au même moment. Je me retrouve sans un sous, mise à part ma rémunération assez maigre issue de mes activités théâtrales, qui parvint en retard aussi. Fort heureusement, mon patron de l’époque m’avait dépanné de ses finances personnelles pour que je puisse survivre un peu. Au fond, assez ironiquement, le moins stable de mes jobs fut celui qui me permit de continuer. Toujours est-il qu’il me fallut quitter Londres pendant un an.
En 2015, je fis la découverte d’une histoire, vraie, rédigée par les ancêtres d’une famille de Londres dans un journal intime. Je connaissais la famille et ils avaient eux aussi entendu parler de mon travail. Il s’agissait d’une copie d’un document original vieux de 240 ans dont j’ai pu m’octroyer les droits. Un récit entremêlant meurtre, vengeance, trahison et tragédie sur fond de révolution Jacobite. L’histoire elle-même se déroule en 1756, on y voit le petit frère d’un soldat tué qui cherche à retrouver l’homme à l’origine de ce meurtre. Un écrit phénoménal ! J’ai travaillé dessus jusqu’en 2016 mais ne produis rien tout de go. Je me suis relu et relu encore, commençant alors à comprendre que ce n’était pas une histoire de rois, reines ou généraux… Mais plutôt une histoire tragique et géniale sur la vie de gens ordinaires de ce temps. Un tel document est bien trop important et rare pour que je n’en tire pas le plus possible. J’en prends la pleine mesure en 2017 et je décide alors de m’en servir pour instruire les gens. Le concept de Cloak and Dagger naît alors.
Car si apprendre l’Histoire demeure certes fascinant, une pièce de théâtre touche, elle, réellement le public. Je voulais voir les choses en grand afin d’atteindre ces deux buts, un objectif somme toute complexe pour que les gens soient émotionnellement poussés dans leurs retranchements tout en apprenant des choses. Il fallait que l’expérience soit intense, triste et dramatique. Certains ont pleuré et sont partis ! Mais ce n’est pas un problème car ils doivent absolument savoir ce qu’il se passait très précisément dans l’histoire, en connaître tout le contexte.
Vous avez donc acquis le document en 2015. Mais comment se déroule alors la réalisation du projet ?
Je suis allé au George, cette authentique taverne dans laquelle l’histoire originelle se déroule. Southwark est un quartier historiquement oublié, tandis qu’il est certainement le lieu le plus important de l’Histoire londonienne ! L’endroit était insalubre, pauvre, absolument dégoûtant, en dépit de quoi il constituait une importante plaque tournante du commerce et de la culture britannique. On y trouve le Globe, le marché, la Tavern… Dickens et Shakespeare eux-mêmes sont tombés amoureux du George au point de se l’approprier dans leurs écrits !
Je pouvais à présent me pencher sur les aspects pratiques de la réalisation. J’ai dû me plonger dans les archives, les essais, rencontrer d’anciens collègues qui me donnaient accès à divers documents…
Combien de temps a pris cette recherche ?
J’ai eu à parcourir 200 documents sur une année, je dirais. Ne sous-estimez pas mon côté geek ! La recherche me sembla palpitante. Je la mets constamment à jour, d’ailleurs. Elle a constitué en l’investigation d’histoires des gens ordinaires de l’époque à Southwark, précisément ce que je souhaitais pour mon spectacle. Je le répète : l’Histoire ne constitue pas un simple ensemble de faits intéressants, elle est le peuple ! Lorsqu’elle est apprise à l’école, elle relate toujours des rois et des reines ou autres figures importantes… Et ce, car ne sont pas les gens ordinaires qui l’écrivent ! Créer l’étincelle est possible quand on se focalise sur ces gens. Avec eux, il n’y a plus de biais, de mensonges… Je pense que c’est ce qui rend le spectacle si beau. On se retrouve à se questionner sur ce qui est véridique ou pas, de la même manière que le personnage principal le fait.
Il a ensuite fallu travailler sur la seconde version du spectacle, celle que l’on produit actuellement et au sein de laquelle nous explorons en détails la réalité de la vie de tous les jours à Southwark, 300 ans auparavant. Bien plus brutale et réelle, elle démontre à quel point l’existence pouvait être infâme alors. Les acteurs font leur apparition dans cette version, jouant des personnages de l’époque que vous explorez, en immersion totale. Il vous raconteront tout sur leur vie, de façon choquante et très franche.
Diriez-vous donc que la pièce est aussi réaliste que possible ?
Oui, c’était déjà le cas avant la seconde version.
À ce moment, j’achevais la pièce et commençais dans le même temps à conceptualiser l’expérience immersive, dans sa dimension pratique. Nous jouions la première version en avril 2017. La représentation n’aurait pu se dérouler moins bien ! La cathédrale a décidé de jouer de ses cloches cette nuit-là, beaucoup de trains étaient annulés ce qui a beaucoup réduit la présence escomptée. Les gens avaient tout de même adoré, et le George n’avait cessé de nous assister dans cette épreuve.
Mais il y avait tout de même un problème linguistique. J’ai donc dû développer un style d’écriture que j’appellerais le filage. En fait, aussi près de la réalité que l’on puisse l’être, il manquera toujours les perspectives des vraies gens de l’époque. Alors j’ai incorporé des éléments contextuels pour que l’histoire soit plus compréhensible, un peu comme une exposition le ferait avec les descriptions accompagnant les œuvres, sauf qu’ici chaque élément est directement incorporé dans le texte. Ce fut un travail très fastidieux. D’autant plus qu’il fallait reproduire le langage des gens de l’époque sans menacer la bonne clarté du spectacle ! Fort heureusement, l’anglais n’était pas si différent au 18ème siècle. Mais une simplification était tout de même nécessaire, tout en reproduisant fidèlement le parler d’alors. Cela passe par du reformatage, l’ajout de pensées des personnages, des dialogues… Il y a plusieurs fibres jointes ensemble, c’est pourquoi je parle de filage linguistique ! Le but était de rendre le tout compréhensible sans jamais le moderniser. Ce procédé a pris une autre année entière, permettant d’achever la rédaction de la seconde version vers la fin 2018.
En 2018, le spectacle fonctionnait plutôt bien, nous décidions alors de l’étendre encore et encore : de quelques représentations par mois nous passions à un plein-temps, tous les week-ends à l’été 2019. Notre classement sur TripAdvisor décollait. Le tour était alors devenu un spectacle en immersion la plus totale, dans le George et dans ses alentours, recréant le Southwark de Londres du 18ème siècle.
Malheureusement, le Covid-19 est arrivé quelques mois plus tard. Nous présentions déjà la version plus immersive de l’attraction, en extérieur, toutefois le gouvernement la percevait quand même comme du théâtre d’intérieur : si nous continuions, nous enfreindrions alors la loi. Les restrictions et les accalmies ne cessaient de se suivre, et à chaque fois nous nous préparions à nouveau pour rien, perdant tous nos profits. En août 2021, nous étions enfin en mesure de nous représenter à nouveau.
Comment avez-vous (re)promu cette reprise après le Freedom Day ?
Je me doutais que le gouvernement allait battre en retraite de nouveau. À chaque fois, ils annonçaient la fin des restrictions avant de changer d’avis. J’ai eu un peu d’intuition à ce niveau-là, fort heureusement, et j’ai décidé de rendre le spectacle disponible à la réservation en début mai pour le 31 juillet. Le risque était d’autant plus important que je ne pouvais me permettre, financièrement, de rembourser les clients si les restrictions n’étaient pas levées au 31. Mais de ce fait j’obtint une salle complète, nous avons pu reconduire le spectacle tous les Mardis, Jeudis, Samedis et Dimanches. Je commence à présent à tester les Vendredis aussi. Nous sommes également en train de préparer une spéciale pour les dernières productions de ce tour. Pour le moment, les prix sont à £18, avec une réduction spéciale de 30% via l’application Frogs in London. Ce qui en fait l’une des tournées immersives les moins chères. Dans tous les cas, le spectacle demeure à visée éducative et se devait donc de demeurer abordable !
Je pense qu’il faut bien appréhender mes motivations profondes pour comprendre ce prix. Je suis un immigrant de la première génération qui a grandi dans une partie extrêmement raciste et pauvre du Royaume-Uni. J’ai passé toute ma vie dans le pays, quoiqu’étant italien. Or, j’estime que cette dualité créera toujours un conflit (intérieur et extérieur), alors même que l’Histoire est racontée de façon si binaire, si polaire. Et pourtant, la nuance est la seule chose qui compte pour un historien comme moi. Ainsi, mon existence n’a tourné qu’autour de la compréhension des différentes perspectives, de l’envie de briser ces stéréotypes polarisés. Les gens aiment beaucoup à placer les personnes dans des cases, alors que les choses sont bien plus fluides et ouvertes à interprétation qu’elles peuvent ne le sembler. Les Anglais qui m’aimaient bien me disaient que je n’étais pas vraiment Italien, mais bel et bien un britannique, et les gens qui ne m’aimaient point clamaient le contraire. Deux visions bien réductrices : on s’y complique trop la vie. Il n’y a que très peu de vérités brutes et sans nuances dans la vie.