Harcèlement moral, violences sexistes et sexuelles… Près de 189 signalements ont été remontés en 2022 au Quai d’Orsay par les agents diplomatiques français. Cependant, difficile de savoir quelle suite leur a été donnée. Dans plusieurs cas récents, le silence prédomine. Une omerta vivement critiquée par les élus représentant les Français de l’étranger.
D'abord révélée le 6 janvier 2023 par La Lettre A, l’histoire a fait grand bruit dans la presse canadienne. Le consul général de France, Tudor Alexis, a été accusé par plusieurs employés de harcèlement moral. Six signalements plus tard, une enquête administrative conclut finalement à l’absence de harcèlement et rapatrie le consul adjoint, l’un des plaignants, à Paris. Une méthode qui questionne la volonté du Quai d’Orsay de protéger ses agents face au harcèlement.
Le cas de Toronto, symptomatique du dysfonctionnement
Un « silence assourdissant », c’est ainsi que le sénateur Ronan le Gleut (Les Républicains) a qualifié la réponse du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères aux signalements de harcèlement dans les ambassades et consulats français, le 7 juin devant le Sénat. Déjà le 23 février, la sénatrice Mélanie Vogel (Europe Écologie les Verts) avait pointé des dysfonctionnements de la cellule Tolérance Zéro. Créée en novembre 2020 par le gouvernement, cette cellule d’écoute est censée recueillir de façon anonyme la parole des agents diplomatiques victimes présumées de harcèlement. Une première au Quai d’Orsay, mais qui doit encore faire ses preuves.
La sénatrice Vogel relève ainsi que dans le cas du consulat de Toronto, « plusieurs signalements ont été classés sans suite et ce malgré des faits graves et avérés, portant atteinte à la santé et à l'intégrité des personnes ainsi qu'à la conduite efficace du service public dans les postes concernés ». Les six signalements des agents rapportaient des faits de sexisme, d’agressivité et d’intimidation de la part du consul général, Alexis Tudor, selon Radio Canada. Le média a par ailleurs précisé que sur les six personnes ayant déposé un signalement, cinq ne sont plus en poste au consulat et la sixième est en arrêt maladie. Rafaëlle Pons, alors en CDD au moment des faits, assure qu’elle n’a reçu aucun accompagnement après son signalement via la cellule Tolérance Zéro. La jeune femme a par ailleurs dû relancer à plusieurs reprises les personnes ressources afin de s’assurer que son témoignage avait été pris en compte. La seule action mise en place après l’enquête du ministère qui concluait à des « torts partagés » entre le consul général et son adjoint, Yves Chauchat, a été l’organisation de séances de coaching pour les deux hommes. Une initiative censée restaurer la confiance entre le consul général et son adjoint, à l’aide d’une coach, afin de retrouver une relation professionnelle apaisée. Mais juste après un second signalement effectué par Yves Chauchat, celui-ci a été muté à Paris, aux archives diplomatiques. Une décision jugée punitive par la CGT. Dans un courriel, adressé à tous les agents, le syndicat a accusé le Quai d’Orsay d’utiliser les mutations dans l’intérêt du service comme « un outil discret de l'administration pour mettre sous le tapis des problématiques qui devraient normalement être traitées en commission administrative paritaire, voire en justice ». Loin de protéger et soutenir les lanceurs d’alerte et les victimes présumées, le dispositif les dissuade de parler.
Des harceleurs présumés toujours en poste, causant une dégradation du service
À l’inverse, les agents accusés de harcèlement sont plus difficilement inquiétés. L’ex-ambassadrice du Togo, signalée à plusieurs reprises pour ses comportements de harcèlement moral, a mis quatre mois avant d’être définitivement remplacée et rapatriée en France, selon les informations de Médiapart. Le même média révélait en juin 2022 les accusations de sexisme et de harcèlement contre le proviseur de l’école française de Bujumbura au Burundi, signalées à l’ambassade de France. Un an après ces révélations, l’homme est toujours en poste, et aucune enquête n’a été ouverte. Après l’affaire du consulat général de Toronto, deux agents ayant travaillé avec Tudor Alexis lors de ses postes consulaires précédents ont rapporté d’autres faits présumés de harcèlement du diplomate.
L'AEFE remplace Tolérance Zéro par sa propre cellule
En 2021, l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE), a mis en place sa propre cellule d'écoute pour les personnels détachés et personnels de droit local des établissements qu'elle gère. Celle-ci prend le relais de la cellule Tolérance zéro du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
Un sujet embarrassant pour le Quai d’Orsay
À toutes les sollicitations des élus portant sur Tolérance Zéro, le ministère s’est contenté de préciser que la cellule avait traité 189 signalements en 2022 et donné suite dans 91% des cas. Une réponse vague le plus souvent, qui laisse parfois place à un refus ouvert d’aborder la question. L’Assemblée des Français de l’Étranger (AFE) en a fait les frais en mars 2023. À l’occasion de sa session bi-annuelle, l’AFE a souhaité aborder le sujet de la souffrance au travail. Dans ce cadre, elle a demandé à interroger Marie-Christine Butel, la référente de la cellule écoute du ministère. Cette demande a été refusée, au motif que ce sujet ne relevait pas « du domaine de compétence » de l’AFE. Ce, alors même que l’assemblée avait déjà auditionné le référent l’an passé. Hélène Degryse, la présidente de l’AFE, déplore un manque de transparence. « Le problème, c’est qu’on ne sait pas ce qui se passe, on ne voit pas quelles sont les sanctions mises en place », regrette-t-elle. Une absence de communication, qui s’inscrit, selon certains élus, dans le cadre d’un management déficient. Contactée, la référente de la cellule d’écoute n’a pas souhaité donner suite à notre demande d’interview.
Une « très mauvaise gestion des ressources humaines »
Les problématiques de harcèlement, en plus d’affecter le moral des agents en poste, ont des conséquences directes sur le service des Français sur place. On remarque ainsi un important turn-over des effectifs et des difficultés de recrutement, qui ne font qu’accroître la surcharge de travail des équipes. Sur l’année scolaire 2022-2023, trois professeurs de français se sont succédé sur le même poste à l’école de Bujumbura, sous la direction du proviseur accusé de harcèlement.
Une question de souffrance au travail sur laquelle le Quai d’Orsay se montre également frileux. La députée Renaissance Anne Genetet avait tenté d’aborder ce thème dans un rapport en 2019. Elle se souvient des réticences rencontrées au moment de demander quels étaient les outils mis à la disposition du ministère pour accompagner le personnel sur une souffrance au travail. « On m’a simplement répondu "tout est mis en place, il y a une psychologue, ils y ont accès quand ils veulent". C’était une façon de botter en touche. En plus, la psychologue est à Paris, donc la réponse n’est pas adaptée », souligne l’élue. Une attitude de fermeture qui n’incite pas les agents à parler. « L’omerta sur le harcèlement découle de la très mauvaise gestion des ressources humaines, et ce depuis longtemps », critique le sénateur Christophe-André Frassa (Les Républicains). En juin 2022, fait rarissime, 500 agents du Quai d’Orsay s’étaient mis en grève. Ils dénonçaient une baisse de moyens et d’effectifs constante depuis le mandat de Nicolas Sarkozy.
La vulnérabilité particulière des agents à l’étranger
La distance crée une vulnérabilité supplémentaire pour les agents français à l’étranger. Dès lors, « s’il y a un management déficient, on retrouve des cas de souffrance et même de harcèlement », insiste la députée de la majorité Anne Genetet. L’absence d’accompagnement engendre immanquablement un manque de confiance dans les institutions, censées protéger les victimes et non les agresseurs. Dans le petit milieu des diplomates et des expatriés, personne n’a envie de se griller. La parole est donc généralement tue. À la suite de sa dénonciation de l’omerta du Quai d’Orsay sur ce sujet devant le Sénat, Ronan le Gleut raconte ainsi avoir reçu des remerciements « discrets » de la part de diplomates et de leurs équipes installées à l’étranger.