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Frank Bruno, une expatriation à mi-temps au Groenland

L'expatriation emmène parfois dans des régions atypiques et méconnues du grand public. Frank Bruno, explorateur et méditerranéen dans l'âme, a un parcours unique qui l’a amené au Groenland. Chaque année, il s’expatrie pendant plusieurs mois dans cette région glaciale. Il raconte les particularités d’une telle expatriation, mais aussi le futur du Groenland.

Frank Bruno, expatrié au Groenland à mi-tempsFrank Bruno, expatrié au Groenland à mi-temps
Frank Bruno au Groenland ©Frank Seguin
Écrit par Paul Le Quément
Publié le 31 mai 2024, mis à jour le 19 août 2024

La vie de Frank Bruno change drastiquement après s'être fait amputer sa jambe lors d’un accident à l'âge de 18 ans. Il parcourt ensuite le monde pour assouvir sa soif de liberté. Il réalise des expéditions toutes plus folles les unes que les autres : la traversée de l’Atlantique à la rame, l’ascension du Kilimandjaro, une course en autonomie de 114 km jusqu'au pôle Nord… En 2003, il crée l’association “Bout de vie” qui vient en aide et accompagne les personnes amputées, quel que soit leur âge. Avant de plonger dans cette interview, n'hésitez pas à aller lire le portrait de Frank Bruno réalisé auparavant.

 

Qu'est-ce qui vous a poussé à choisir le Groenland ? 

Lors de la traversée de l'Atlantique à la rame (en 2005-2006), nous avions un seul livre à bord : Arktika de Gilles Elkaïm. Je tombe sous le charme de ce livre. Il raconte l’histoire d’un ingénieur en fusion nucléaire qui démissionne et vend sa maison pour vivre en Arctique. Il décide de faire le tour du cercle polaire, sans assistance, sponsor… 

Mon sponsor, costaud financièrement, voit mon journal de bord où je parle régulièrement de ce livre. Lorsque je rentre de cette expédition, il me donne l'opportunité d’aller au pôle Nord à pied avec des Russes. J’étais un inconnu du monde Arctique et de la glace. Trois mois seulement après la traversée de l’Atlantique, sans avoir complètement récupéré, j’arrive à pied au pôle Nord. Victor Serov, le Jean-Louis Étienne de la Russie, me dit que je suis né en Arctique, que je suis un homme Arctique. Ce moment m’a marqué. 

 

Frank Bruno, une expatriation à mi-temps au Groenland
Frank Bruno a réalisé l'expédition Arcticorsica : 5500 km en kayak et en vélo, depuis l’océan Arctique jusqu’en Corse du sud ©Frank Seguin

 

Pendant ce temps-là, un guide polaire, Nicolas Dubreuil, tombe à l’eau au Groenland, en plein hiver. Il est rapatrié d'urgence en France car il y a un risque d’amputation de ses doigts et orteils. L'infirmière trouve mon numéro et m'appelle car, à l’époque, j’étais souvent sur les plateaux télé. Je discute avec lui, au final il n’est pas amputé. Quand il sort de l'hôpital, il me propose une traversée du Groenland d’Est en Ouest pour me remercier. Déjà que le pôle Nord était une expédition compliquée, à laquelle il faut rajouter 3.000 mètres d'altitude au milieu et des températures extrêmement froides. Je suis quand même partant. Une fois que j’arrive à Kangerlussuaq, le point de départ, Nicolas Dubreuil, habitué des “touristes” en sa qualité de guide, observe que je suis à l’aise dans cet environnement polaire. À ce moment, j’ai une sensation bizarre, l’impression d'être chez moi, d'être né ici. Pourtant, la ville n’est pas très jolie : il y a une piste d'aéroport, des containers et rien d'autre, le tout situé au milieu de nulle part. 

Depuis 2007, j'arpente le Groenland. Il y a 7 ans, en me posant dans le village d’Oqaatsut en pleine expédition solitaire en kayak, je tombe sur Steen et Sara, des Groenlandais. Ils me proposent une maison que j'achète. Depuis, je vis des jours heureux au Groenland. 

 

En quoi cette expatriation annuelle a-t-elle enrichi votre vie personnelle et professionnelle ?

Cette expatriation est une fuite car la Corse est en train de devenir la Côte d'Azur. Je ne supporte pas le bruit, les plages paillote, la musique, les personnes ivres… Il fait aussi de plus en plus chaud. Dans les régions polaires, j'ai la paix et la tranquillité. En vivant avec Steen et Sara, j'apprends la manière de vivre des Groenlandais. Il n’y a pas de salade, de légumes, de fruits… Mais il y a de la baleine, du phoque, du renne... Il y a aussi cette simplicité, les Groenlandais ne parlent pas. Ils m'ont d’ailleurs testé pendant des années. Au village, personne ne m'adressait la parole alors que je suis une pipelette. Ils m’ont finalement adopté et maintenant je suis heureux avec eux. 

 

Frank Bruno, expatriation à mi-temps au Groenland
Frank Bruno a créé l'association "Bout de vie" ©Eva Faché

 

Quels sont les aspects de la société du Groenland que vous appréciez le plus ? Le moins ? 

Oqaatsut est un village de chasseurs. Les habitants vivent de chasse et de pêche : flétan, morue et la chasse au phoque en majorité. Parfois, quand ils ont de la chance, la chasse à la baleine a lieu. Mais cela se fait dans des conditions précaires, dans des bateaux de 5m50 et 70 chevaux. Une fois tuée, la baleine est harponnée et ramenée à l'aide de 10, 15 bateaux. Chaque année, il y a des morts à cause de cette chasse. Voilà leur vie.

Les résidents sont sous tutelle danoise, mais le Premier ministre groenlandais, Múte Bourup Egede, a mis en place un blocus complet sur les sociétés étrangères : les Américains, les Canadiens, les Chinois, les Coréens n'ont plus accès au Groenland. La raison : la présence de lithium, uranium, diamant, saphir dans un fjord au sud. Il cherche à protéger le Groenland avec cette mesure. Une décision qui ne plaît pas au Danemark, qui espérait bien faire payer des taxes à toutes ces sociétés. 

Des sociétés islandaises sont venues, lentement mais sûrement, pour construire trois aéroports internationaux. Les Groenlandais sont innocents et naïfs, ils n’ont rien vu venir. Depuis cette année, il est possible d’aller au Groenland par un vol direct des États-Unis ou d'Europe du Sud sans passer par Copenhague. Ce changement va être catastrophique. Les Groenlandais sont pacifistes. Ceux qui ont un passeport danois ne font pas leur service militaire. Il n'y a pas de militaires groenlandais. Ils n'ont jamais connu la guerre sur leur terre.

 

Nuuk, capitale du Groenland

 

Il n'y a pas de crime au Groenland. Il y a très rarement des vols criminels. Ils ne boivent plus d’alcool, car ils ont compris son aspect destructeur. Il peut arriver que cela dérape en bagarre, mais elles ne sont pas plus violentes que cela. Il s’agit vraiment d’un peuple pacifiste. Ils ne sont pas prêts au tourisme de masse qui est en train d'arriver. Ce dernier n’a rien a faire au Groenland. Une fois arrivé à Ilulissat, ville d’environ 4.000 habitants et la capitale du nord-ouest du Groenland, il y a 4 hôtels de luxe inabordables pour les locaux. Les évacuations des eaux usées se font par la mer en l'absence d’une fosse septique à cause du froid. En une journée, les touristes visitent Sermermiut, le plus grand distributeur d'icebergs de l'hémisphère nord, observent les baleines, puis tournent en rond. Dorénavant, la nouveauté est de prendre des petits bateaux venant du Danemark pour aller dans les villages groenlandais et photographier et filmer les gentils autochtones qui reviennent de la chasse à la baleine et au phoque.

Résultat des courses, ils sont en train de les détruire. J'ai vendu ma maison pour m'installer ailleurs en région Arctique et ainsi éviter de vivre cette situation. L'été dernier, les Groenlandais m'appelaient régulièrement “le shérif”. Mais je ne suis pas la police, je ne suis pas né ici. Il faut qu’ils règlent eux-mêmes ce problème. 

Je veux insister sur le fait que les Groenlandais sont d'une gentillesse et d'une simplicité incroyables. Ils n'ont pas besoin d’une application météo indiquant le degré d’alerte. Ils se débrouillent seuls, et savent très bien faire. Ce qui me désole et me rend fou de rage, c'est qu'ils ne savent pas réagir et qu'ils vont mourir.

 

Existe-t-il une communauté française au Groenland ? 

Il n'y a pas de communauté française. En revanche, il y a une grosse communauté danoise qui ne veut pas du tout se lier avec les Groenlandais. Nous le vivons en Corse aussi : là-bas, les noms ont été francisés : Ajaccio, Bastia, Sartène. Mais ce ne sont pas des noms utilisés par les Corses. Je retrouve cette situation  au Groenland. Un jour, j’ai eu besoin d’une autorisation d’un organisme danois pour mon compteur électrique. Je me rends donc dans la capitale en bateau. J’explique ma situation à la société en précisant que ma maison est à Oqaatsut. La personne au guichet ne comprenait pas. Il ne connaissait pas le nom de ma ville, mais plutôt celui de Rock Bay. Pourtant, il est danois et il vit ici depuis des années ! Il m’a confié ensuite qu’il n’y était jamais allé, “’il n’y a que des Groenlandais là-bas” Cela fait mal… 

 

Ce qu’il faut savoir pour vivre au Groenland 

Le Groenland est loin d'être un pays d’expatriation comme un autre. Il n’y a pas de vol direct depuis la France. Les conditions y sont extrêmes et très peu de Français s’y sont expatriés. Les températures vont de -35 à -15 degrés sur les côtes en hiver. La période d'ensoleillement est limitée voire nulle pendant plus de 2 mois dans l’année. Le Groenland dispose d’un système scolaire complet. Cependant, les lycées se situent seulement dans les grandes villes avec des écoles, collèges et lycées. Le pays dispose même d’une seule et unique université à Nuuk. Pour se loger, il est possible d’avoir un appartement ou bien une maison. 

 

Nuuk, capitale du Groenland

 

Le coût de la vie y est plus cher qu’en France. Le pays ne dispose d’aucune ambassade mais de quelques consulats honoraires tous localisés à Nuuk, la capitale. Pour rappel, le Groenland est une dépendance du Danemark mais reste un territoire autonome. Si vous souhaitez séjourner au Groenland pendant plus de 90 jours et que vous êtes un ressortissant d’un pays membre de l’UE, de l’EEE ou de la Suisse alors vous pouvez adresser votre demande au Service d’Immigration du Danemark. 

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