Et si la fracture sociale n’était pas purement le fait des inégalités économiques, mais bien du fossé séparant la classe diplômée et le reste de la société ? C’est le constat avancé par la sociologue Monique Dagnaud et le journaliste et essayiste Jean-Laurent Cassely, auteurs de Génération surdiplômée, Les 20% qui transforment la France (Odile Jacob, 2021).
Dans cette étude sociologique, les co-auteurs dressent le portrait des 20% d’une nouvelle génération qui se caractérise non pas par ses revenus, mais par son niveau d’étude. Caractérisés par le double-objectif de « bien-être » et de « bien-vivre », ils constituent la classe qui s’est le mieux adaptée à la mondialisation et aux transformations des sociétés occidentales. Monique Dagnaud revient sur cette classe « surdiplômée » qui s’est détachée du reste de la société.
Qu’est-ce qui vous a amené à parler non pas des 1%, mais des 20% ?
J’ai écrit différents livres sur le monde dirigeant, et selon moi, l’élite désigne plutôt les personnes qui occupent les places du pouvoir. Je suis gênée par l’usage permanent de ce terme, pour parler de tout et n’importe quoi. L’on pense souvent qu’il concerne les 1% les plus riches, ce qui est une approche économique. Les grands débats politiques autour de l’élite contre le peuple ne sont que des slogans politiques, qui ne disent pas grand-chose sur la société contemporaine. L’élévation très forte du niveau de diplôme, et parmi les diplômés, ceux qui font Bac+5, soit 20 % des nouvelles générations, caractérise nos sociétés. Avec Jean-Laurent Cassely, nous pensons qu’un clivage extrêmement important existe entre ceux qui, par leur diplôme, occupent un poste stratégique d’encadrement ou d’expertise, et le reste de la société.
Derrière les 20%, il y a tout un raisonnement sociétaire et politique : n’importe quel sondage, sur pratiquement n’importe quel sujet, montrera une différentiation entre les personnes diplômées et les autres.
En France, parler des 20% est un nouveau prisme pour parler du monde contemporain , mais beaucoup de livres en traitent dans la sociologie américaine. Nous y avons puisé notre inspiration. Derrière les 20%, il y a tout un raisonnement sociétaire et politique : n’importe quel sondage, sur pratiquement n’importe quel sujet, montrera une différentiation entre les personnes diplômées et les autres. En France, nous tendons plutôt à décrypter la société à travers les rapports capital-travail. Mais les clivages éducatifs nous semblent pertinents pour comprendre l’évolution des sociétés, des opinions, des choix politiques et des modes de vie.
Grâce à leur diplôme, ils ont une certaine liberté, un choix de vie, ce qui entraîne une façon de se positionner dans la société, que je résumerai ainsi: « to have it all ».
Qu’est-ce qui caractérise ces 20% ?
Leur imaginaire. Grâce à leur diplôme, ils ont une certaine liberté, un choix de vie, ce qui entraîne une façon de se positionner dans la société, que je résumerai ainsi: « to have it all ». Ils veulent tout avoir. Ils veulent bien-vivre, ce qui signifie des moyens économiques pour pouvoir faire des choix. Ils veulent bien-être, c’est-à-dire être bien psychologiquement et physiquement : il y a donc un souci de soi très développé. Enfin, il y a un imaginaire d’être dans une éthique du bien.
Cela a des conséquences sur leurs choix et exigences en matière de travail. Ils habitent plutôt dans les centre-villes, où ils ont accès à des offres culturelles et urbaines qui correspondent à leur vision. Ils ont une sensibilité écologique importante, qui se traduit par des choix de consommation. Ils sont consommateurs de tous les services à la personne : Deliveroo, salles de sport, etc. Ils envahissent certains quartiers, qui se « boboïsent », où ils peuvent construire et pratiquer un mode de vie à leur image.
L’alter-élite fait des choix professionnels plutôt tournés vers le changement : elle se distingue par son imaginaire de transformation sociale
Au sein des 20%, vous distinguez la sous-élite et l’alter-élite. Qu’est ce qui différencie ces deux sous-catégories ?
L’élite est la fraction de ces 20% qui opère dans une logique de pouvoir (dirigeants, énarques). Mais nous ne nous sommes pas penchés beaucoup sur cela, car l’élite au pouvoir a déjà fait l’objet de nombreuses études. Nous avons préféré nous centrer sur la sous-élite et l’alter-élite. La sous-élite regroupe des personnes qui occupent les nouveaux postes dans l’univers économique et les start-up. Mais il y a encore une sous-élite qui appartient aux métiers traditionnels (médecins, architectes, etc) d’autres qui sont plutôt du côté du monde économique, qui assure le fonctionnement du système. De l’autre côté, il y a ceux qui sont du côté de la transformation culturelle. Ce sont des nouveaux métiers : les alter-consultants, les médiateurs culturels. Enfin, il y a une alter-élite plus traditionnelle, qui recouvre les métiers de l’enseignement, certains métiers du Care.
La sous-élite ne fait pas des choix professionnels liés à l’exigence d’une transformation sociale ou culturelle. Alors que l’alter-élite fait des choix professionnels plutôt tournés vers le changement : elle se distingue par son imaginaire de transformation sociale. Mais il y a une porosité entre ces deux groupes.
Traditionnellement, les couches populaires votaient à gauche ou à l’extrême gauche, et les personnes détentrices de diplômes ou de pouvoir votaient plutôt à droite. Cela s’est complètement transformé.
Vous mettez en parallèle l’émergence des 20% et un changement d’affiliation politique, où la gauche traditionnelle séduit moins les classes populaires et est devenue le parti des 20%. Comment ce changement s’est-il opéré ?
Aujourd’hui, les partis de gauche et écologiques sont peuplés de nos 20%. C’est une grande transformation de ces trente dernières années. Traditionnellement, les couches populaires votaient à gauche ou à l’extrême gauche, et les personnes détentrices de diplômes ou de pouvoir votaient plutôt à droite. Cela s’est complètement transformé. Une partie des jeunes diplômés, quand il leur est demandé de se positionner sur un axe politique, sont plutôt sur un axe centre-gauche, gauche, écologiste, et un peu extrême gauche. Ils se sont complètement déportés. Alors que les jeunes sans diplômes vont vers l’extrême droite, dont l’électorat s’est beaucoup développé grâce aux 18-40 ans.
Cela a provoqué un changement profond dans la société, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il faut s’intéresser aux 20%. Ces derniers ont constitué l’électorat d’Emmanuel Macron en 2017. Mais ce bloc des 20% est scindé entre ceux qui ont des salaires et modes de vie correspondant à leur niveau de diplôme, et ceux qui se vivent, malgré un diplôme, comme « déclassés ». C’est le cas de beaucoup dans le monde de l’enseignement et de l’université, qui sont plutôt soit écologistes, soit extrême gauche. La sensibilité écologiste est en tout cas très forte.
Une partie de la population, assez importante, se sent presque humiliée par ces 20%.
Vous montrez comment les 20% se sont détachés du reste de la société, pour en arriver à l’interrogation suivante : « le changement sans le peuple ? ». Une société peut-elle avancer seulement par le haut ?
A priori non, notre société ne peut avancer avec seulement ces 20% : ce n’est pas une majorité. Avec leurs modes de vie, leur liberté, voire leur arrogance, ils provoquent parfois chez la population peu ou pas diplômée un ressentiment très violent. Et ça n’était pas le cas il y a 20 ans. Une partie de la population, assez importante, se sent presque humiliée par ces 20%.
Le livre de Michael J. Sandel, qui vient de sortir aux Etats-Unis et s’appelle La tyrannie du mérite (Albin Michel), sur lequel j’ai fait une chronique dans Telos, traite de ce sujet. Pour l’auteur, l’incarnation des 20% est Barack Obama. Il postule que les élites universitaires américaines ont divisé le monde entre « les intelligents » et « les crétins ». Ce livre accuse les élites intellectuelles, les hyper diplômés, d’avoir développer un imaginaire par et pour eux. Cela a créé un vif ressentiment dans les sociétés, qui s’est traduit aux Etats-Unis par le vote Trump, et en France, sans doute, par le vote pour Marine Le Pen.