Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--
  • 0
  • 3

L’expatriation à l’heure de la peur de l’étranger

expatriation xénophobie coronavirusexpatriation xénophobie coronavirus
Écrit par Nathalie Lecomte
Publié le 29 juin 2020, mis à jour le 2 juillet 2020

Sur fond de crise sanitaire planétaire, on voit partout se multiplier des incidents liés à la peur de contracter le virus Covid-19. Celle-ci s’exprime à travers la suspicion, voire l’hostilité envers l’Autre - et particulièrement celui qui est originaire d’un des pays les plus touchés - perçu comme potentiellement porteur de la maladie.

En Asie du Sud-Est, alors que l'épidémie, recule à ce jour, le contexte d‘incertitude et la peur de l’inconnu qui y est associée ont fait ressurgir une vague de méfiance teintée de xénophobie (du grec xenos : étranger, et phobos : peur) envers les étrangers devant alors faire face à des formes émergentes de discrimination.

 

Cette crise sanitaire n’épargne personne et dévoile soudain notre vulnérabilité individuelle. Ce n’est pas tant ici le sentiment de menace envers la sécurité économique du territoire ou l’ancrage identitaire culturel (comme on a pu le voir face à la migration actuelle vers l’Europe) qui est mis en alerte. C’est un autre champ capital touchant au cœur même de notre identité : notre vie… et par extension notre disparition.

En l’absence de traitement, la maladie plonge le monde dans un contexte de menace imminente, potentiellement vitale (déjà plus de 7 millions de cas et plus de 400 000 décès).  En temps normal, savoir que nous cesserons un jour d’exister et penser à notre propre finitude ne nous préoccupe pas au jour le jour. Cette situation inédite nous confronte donc sans ménagement à notre condition d’humain. D’un concept abstrait, la fragilité de notre existence est devenue une réalité personnelle très concrète : mourir n’arrive pas qu’aux autres. Cela peut nous toucher ainsi que nos proches. Pour certains, cette conscience accrue de la mort et l’idée de notre impermanence est douloureuse. Elle peut susciter la peur, voire la terreur, et générer des comportements imprévisibles.

C’est cette même peur irraisonnée face à la mort, réelle et tangible, qui viendrait alimenter la peur de l’autre et de ses différences. En temps de crise, on projette en effet plus facilement à l’extérieur - sur l’autre - ce qu’il y a d’angoissant chez soi. Cette peur de la mort (que le virus émergent rend plus saillante) et l’intensité de la menace ressentie viennent exacerber des positions défensives délétères liées à nos instincts primaires de survie et d’autoconservation. Le risque est que ceux d’entre-nous qui se trouvent débordés par des pensées anxiogènes, rationnalisent cette peur de l’autre et s’autorisent des dérives dont nous devons nous prémunir.

Pour l’expatrié qui vit plutôt dans l’accueil de la différence et l’ouverture d’esprit - au contact de l’autre - cette pandémie vient aussi bouleverser la donne, notamment dans l’équilibre relationnel vécu dans le pays hôte. C’est un vrai paradoxe que de choisir de venir s’intégrer à une culture et s’y sentir soudain un intrus, rejeté lors d’une conjoncture particulière. On l‘a déjà vu pour le Brexit où certains compatriotes ont témoigné être revenus en France après des années car «les amis d’hier ne l’étaient soudain plus»... La modification des relations locales est troublante. Pas facile de trouver la bonne manière de comprendre ce qui se joue et de réagir.

 

Le témoignage d’un couple, pris au dépourvu par la situation sanitaire et bloqué sur son bateau en Asie du Sud-Est met en lumière des interactions et des réactions contrastées en ces temps de pandémie, montrant la nature humaine dans ses meilleurs instincts comme dans les pires.

Jeff et Marie vivent à plein temps sur leur voilier dans le cadre d’un voyage au long cours entrepris il y a quelques années. Leur mode de vie implique qu’ils ne sont, dans les faits, ni résidents, ni touristes en court séjour. Ils se trouvaient près d’une île dans une zone non touristique lorsque la fermeture des frontières des pays limitrophes a été imposée. Habitués à vivre à bord en autonomie complète, leur contrainte principale a été de trouver à s’avitailler régulièrement à terre en respectant les règles sanitaires locales. Bénéficiant d’un visa de circonstance, il ne leur restait plus qu’à attendre que la situation s’améliore…

Dans cette partie d’archipel d’îles modestes et isolées, les habitants ont une réputation d’accueil qui se vérifie à l’épreuve de la réalité. La rumeur de la pandémie a d’abord été accueillie avec une certaine incrédulité. L’isolement géographique conférait aux gens un certain sentiment de protection. Abreuvés d’informations plutôt alarmantes venant de France, Jeff et Marie ont été déroutés de voir l’écart entre les mesures rigoureuses prises dans les pays touchés (en état d'urgence sanitaire) et l’attitude locale à propos du virus : aucun geste barrière n’était mis en place, les gens semblant peu informés (ce qui était le cas à ce moment-là). Ce retard dans la perception du risque a probablement rendu plus difficile la mise en place des mesures de précaution nécessaires. Jeff et Marie ont traversé un moment de flou pendant lequel ils ne savaient plus vraiment comment se comporter.  Comment décliner une invitation chaleureuse (impliquant une proximité physique) sans froisser les gens ? Comment ne pas serrer la main de celui qui les salue, main sur le cœur, sans susciter l’incompréhension ? Certaines personnes ont eu tendance à sous-estimer les risques associés au virus :  sur un ton goguenard, on a même invité le couple à s’installer «au café» et rester dix minutes au soleil pour «neutraliser le fameux corona». Rien ne changeait au quotidien. Le phénomène épidémique semblait lointain et laissait les gens insouciants.

Ça n’a pas duré. Le décalage entre la perception du risque et les informations officielles sur l'évolution dramatique de la crise au niveau mondial a laissé place à une contagion de la peur. En quelques jours, le changement a été radical se traduisant par l’acceptation sociale rapide des mesures contraignant les libertés individuelles et l'économie. Après la nonchalance, l’information concernant la flambée de cas autour de la Capitale éloignée a fait monter la tension d’un coup. Le confinement imposé a stoppé brutalement l’économie locale, déclenchant des pertes de revenus, compensées tant bien que mal, par une aide provinciale solidaire pour les plus démunis. Mais les mesures de confinement décidées en haut lieu se sont avérées inapplicables localement - en l’état et dans la durée - tant le travail journalier est indispensable à la vie de la communauté. Seule la distanciation physique a été imposée. Puis les premiers cas locaux ont été détectés et la peur s’est installée doucement mais sûrement.

Seuls «occidentaux» présents sur l’île après la fermeture des frontières, le couple ne passait évidemment pas inaperçu lors de ses incursions à terre (environ deux fois par mois). Jeff et Marie ont rapidement constaté un changement notable dans leurs relations avec les habitants et les commerçants de proximité qu’ils côtoyaient pourtant régulièrement depuis quelques semaines. Expérimenter des conduites ostracisantes qu’ils pensaient incompatibles avec le tempérament culturel local a créé un certain malaise.

Puis les autorités - fermement incitées par des élus locaux (sous la pression des médias), eux-mêmes interpellés par les habitants apeurés - les ont cordialement priés de ne plus venir à terre (sauf nécessité absolue). Ils devaient se signaler lors de chaque déplacement : un auto-confinement à bord fortement suggéré «pour leur propre sécurité». Cette restriction de leur liberté de mouvement a été la plus difficile à vivre. Habitués, d’une part, à naviguer d’une région, d’un pays à l’autre, ils vivent difficilement cette immobilité forcée et non adaptée à la vie en bateau. D’autre part, leur condition était plus stricte que la position répressive autorisée (contrôle de température, distanciation, désinfection des mains) et ne concernait qu’eux. Ils se trouvaient donc livrés à eux-mêmes pour un temps indéterminé puisqu’il n’y avait pas officiellement de confinement dans la province.

Jeff et Marie ont essuyé les premiers regards inquiets ou réprobateurs sur leur passage et certains comportements xénophobes les rendant responsables de la propagation du virus. Ils ont expérimenté des conduites de retrait (évitement physique ostensible, changement de trottoir…). Ils ont aussi fait face à des conduites plus actives - souvent impulsives - sortes de passages à l’acte auto-défensifs dans un rapport à l’autre plutôt paranoïde : suspicion systématique, stigmatisation verbale dans la rue (interpellés sous le vocable «corona»…), message de rejet inscrit dans le sable de la plage près de leur annexe («GO BACK»)…  Marie raconte : « En s’approchant d’une échoppe, on a entendu crier «corona !, corona !». Lorsqu’on est entrés, tous les employés se sont réfugiés dans l’arrière-salle, laissant un vaillant volontaire masqué, manifestement gêné, venir s’enquérir de ce qu’on voulait. On ne s’est pas attardés». Sans faire l’objet d’une réelle interdiction d'entrée dans les commerces, il s’est avéré, en discutant avec les autorités, que la sécurité du couple pouvait être engagée face à la panique de certains habitants. Une situation de tension suffit en effet à faire déraper les plus vulnérables, la raison et la conscience morale laissant alors place à l'angoisse sociale. Une hostilité ouverte, chez des individus à l’identité défaillante, peut parfois même déboucher sur des conduites impulsives plus graves. Après quelques épisodes de ce type, Jeff et Marie ont d’eux-mêmes adopté - à contre-cœur- une conduite de retrait afin de ne pas provoquer d’incident ou de tension sociale. Ils ont décidé de ne plus se rendre ni dans les commerces de détail ni au marché de frais où ils avaient leurs habitudes. Ils se sont ravitaillés dans un supermarché plus lointain, en taxi. Ils ont ainsi éprouvé une forme d'exclusion sociale, un accès compliqué aux biens et services de proximité. Jeff poursuit : «Nous devions systématiquement rassurer les personnes qui ont bien voulu continuer à s’adresser à nous. Nous leur expliquions que nous étions déjà «chez eux» avant le début de la crise sanitaire, que nous n’étions pas venus en avion, que nous étions finalement déjà confinés sur notre bateau bien avant la pandémie et donc non contaminés (il y avait alors très peu de cas localement). Et d’ajouter : Ça remet bien les idées en place d’effleurer, à moindre frais, l’ostracisation que peut vivre un migrant qui arrive en Europe».

Il y a eu clairement une période où la tension montait en ville, sans qu’ils sachent jusqu’où tout cela pouvait aller. Les gens manquaient d’informations à ce moment-là et manifestaient de la peur. Dans le même temps, des consignes quotidiennes de distanciation sociale étaient envoyées via SMS par l’opérateur téléphonique local. Les gens suivaient avec assiduité le décompte des nouveaux cas avérés. A posteriori, Jeff et Marie ont appris qu’un agent gouvernemental, avec lequel ils avaient été en contact, avait été fiévreux un matin et que son administration l’avait immédiatement mis en quatorzaine à son domicile parce qu’il les avait côtoyés à son bureau. Avec l’assouplissement des règles (il devient difficile de maintenir la pression sanitaire avec peu de cas locaux), la situation semble s’améliorer un peu : les contacts sont maintenant plus nombreux et chaleureux à l’heure ou une nouvelle vague de contamination assaille Pékin.

 

Comment comprendre ce renversement de situation ?

D’abord, les comportements individuels de protection dépendent largement des croyances (sur le phénomène épidémique et la probabilité d'être contaminé) et de l’accès à une information fiable, deux paramètres qui évoluent dans le temps. Ensuite, lorsqu’on perçoit autour de soi une menace de mort (réelle ou supposée) et qu’on est impuissant à y remédier, nos comportements sont susceptibles de basculer selon deux pôles opposés : conduites d’entraide ou conduites motivées par la peur de la mort qui rôde puis par extension de la peur de «l’autre» - extérieur au groupe - vu comme le potentiel vecteur de cette mort qui effraie tant.

Jeff et Marie ont vécu les deux versants dans leurs relations :

- Ils ont vu les élus locaux montrer l’exemple, les bénévoles se mobiliser pour aider leurs compatriotes en difficulté : fabriquer et distribuer des équipements sanitaires, du savon, du désinfectant, collecter des fonds pour les plus démunis ayant subi de plein fouet l’arrêt brutal de leur revenu journalier (pêcheurs, moto-taxis, employés d’hôtel, vendeur de street food, etc…). Sans parler de crise alimentaire, le défaut d'approvisionnement dans l’île et le rationnement des denrées de base sont une réalité. Le sentiment de vulnérabilité peut en effet accroître les tendances prosociales, altruistes et solidaires. Après quelques semaines délicates, Jeff et Marie ont noté que de plus en plus d’habitants faisaient preuve de bienveillance à leur égard, voire de compassion. Ils ont même bénéficié récemment d’attentions particulières : ils se sont vus offrir des coquillages, des gâteaux…

- Comme ailleurs dans le monde en cette période de crise, Jeff et Marie ont aussi vu le rejet de la différence et la peur qui s’installe quand l’étranger de l’intérieur est ressenti comme un ennemi désigné et à neutraliser. On a déjà observé par le passé en, cas de saillance de la mort (notamment lors d’attentats terroristes), une adhésion renforcée des individus aux croyances, normes et valeurs de leur groupe culturel. Elle est d’ailleurs souvent assortie d’une valorisation des croyances patriotiques et d’un renforcement des pratiques religieuses. Les gens consolident leur affinité envers leur groupe d'appartenance tout en accordant moins leur confiance aux individus d’autres groupes exogènes. Ce mécanisme permettrait d’apprivoiser leur angoisse existentielle et de redonner du sens au monde environnant. La proximité concrète de la mort réveille ainsi nos instincts et réflexes archaïques de protection, ceux qui se déclenchent en l’absence de toute réflexion, ceux qui alimentent l’angoisse. Il n’est pas aisé de s’en détacher. Si on laisse la menace réelle nous rendre anxieux, voire vindicatifs, au lieu de prendre conscience et réfléchir à notre inéluctable finitude, on risque, en effet, de basculer dans des réactions défensives contre un autre externe, de s’enfermer dans une vision du monde où cet autre est un intrus dont il faut se protéger, tout en rationalisant nos peurs par des préjugés égoïstes et le rejet de la diversité. C’est bien de cela dont nous devons nécessairement nous prémunir, a fortiori lorsqu’on a choisi l’expatriation.

Conscients de vivre des moments «historiques», Jeff et Marie tentent de prendre la situation avec philosophie. Ils restent attentifs aux signaux qui les entourent dans ce contexte d’incertitude nécessitant pourtant une prise de décision. Il reste en effet difficile de se projeter dans les mois qui viennent tant l’entrée dans les pays limitrophes est soumise à des quarantaines drastiques, mesures qui devraient perdurer encore de longs mois au vu de la situation sanitaire dans la zone.

 

Pour garder la tête froide…

Les virus n’ont pas de frontière, ne vérifient pas notre passeport, ne se soucient pas de notre origine ethnique, de notre couleur de peau, de nos croyances ou de notre compte en banque. En matière internationale des Droits de l’Homme, les gouvernements ont été priés à la tribune de l’ONU* de montrer l’exemple en veillant à ce que la réponse sanitaire à la pandémie éradique la xénophobie de tous messages émanant des autorités et évite toute stigmatisation. Seuls l’éducation et les choix politiques peuvent lutter contre l’émergence d’attitudes rendant l’étranger coupable des malheurs du monde. Malheureusement, dans certains cas, des représentants des autorités - relayant probablement leurs propres peurs - encouragent, directement ou non, la stigmatisation ou la discrimination des étrangers au lieu de sensibiliser le public et promouvoir la tolérance. L’impact sur les croyances locales est inéluctable.  D’ailleurs, des études en cours (et d’autres à venir) tentent de déterminer l'effet d'une telle crise sur les bouleversements durables concernant les croyances individuelles et collectives sur la manière dont nous comprenons le monde : ses aspects politiques, religieux et culturels.

Si la menace imminente et réelle de mortalité constitue une source d’angoisse primaire, elle peut aussi favoriser ou renforcer l’émergence de croyances et de valeurs protectrices. Faire entrer l’idée de la mort dans notre conscience, comme faisant partie de l’existence, constitue un facteur de résilience et d’adaptation face aux dangers rencontrés dans la vie. Ce n’est pas facile pour tout un chacun mais être conscient que notre temps est limité (et donc précieux) peut aider à trouver de meilleures façons de vivre, contribuer à améliorer le monde qui nous entoure et entraîner une modification radicale de notre perspective de vie. Il est possible de réfléchir à la mort sans succomber à l’angoisse (vecteur potentiel d’agressivité) et/ou le repli sur soi. Cette voie est habilement résumée par Irvin Yalom : «si la réalité de la mort peut nous détruire, l’idée de la mort peut nous sauver». Le sentiment de vulnérabilité auquel cette pandémie nous confronte et la prise de conscience qu’il suscite quant à la manière dont on souhaite vivre le reste de nos jours nous invite ainsi à exprimer le meilleur de nous-mêmes.

 

 

Sources :

- Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ratifiée par 182 pays).

- I.D.Yalom :  «Becoming myself»,