Le 14 septembre est le jour de Hindi Diwas, anniversaire de la date à laquelle l’hindi a été inclus dans la liste des langues de la constitution indienne. A cette occasion, la rédaction s'est intéressée à la question complexe de l’enseignement des langues dans les écoles indiennes.
Langues de scolarisation, langues comme discipline, l’offre est à priori large pour les familles, mais reste, en fait, très liée à la géographie et à leurs moyens financiers.
Une enquête officielle indienne de 1999 comptait 41 langues différentes enseignées comme disciplines dont 19 étaient utilisées comme langue de scolarisation.
Les écoles publiques utilisent comme médium d’enseignement une langue vernaculaire, c’est-à-dire locale. Beaucoup d’établissements privés privilégient l’anglais comme langue de scolarisation, pour répondre à la demande de familles considérant l’anglais comme facteur de réussite sociale et professionnelle. Récemment, dans le Tamil Nadu, des écoles publiques proposent également un enseignement totalement en anglais, mais cela reste marginal.
Le plurilinguisme, un fondement de la nation indienne
Le plurilinguisme est un des fondements de la nation indienne (ndlr : le sociolinguiste Annamalai en 2001 parlait de plus de 1 600 langues différentes. Le texte introductif de la nouvelle politique sur l’éducation de 2020 indique que l’Inde compte 780 langues parlées.).
Tout en établissant l’hindi comme la langue de l’unité, la Constitution garantit le respect des langues régionales. Cet engagement est traduit dans la politique éducative avec pour principe que « la langue d’enseignement doit, dans la mesure du possible, être la langue maternelle de l’enfant ».
Comment est prise en compte la diversité linguistique dans l’enseignement tout en répondant aux souhaits des familles et au besoin d’unité du pays ?
Pour répondre à cette question, nous nous sommes appuyés sur la thèse de Céline Jeannot Plurilinguisme et éducation en Inde avec un œil particulier sur la situation du Tamil Nadu.
Tiraillement entre l’unité de l’Inde et le respect de la diversité indienne
La Constitution indienne entrée en vigueur le 26 novembre 1949 fait de l’hindi la langue officielle du pays. Pour assurer la transition, il est admis que « l’anglais peut encore être utilisé à des fins officielles pendant une période de quinze ans ». Plus de soixante-dix ans après, c’est toujours le cas.
Le grand écart est d’autoriser en parallèle chaque Etat de l’Union indienne à adopter une autre langue que l’hindi comme langue officielle. Sur les 29 Etats, 9 seulement ont l’hindi comme langue officielle.
Cette volonté d’autonomie et de valorisation de la langue régionale est répandue dans une grande partie du pays. Dès 1956 et jusqu’en 2000, le découpage de l’Inde a été modifié à plusieurs reprises sur la base de critères linguistiques.
Le Tamil Nadu fait ainsi du tamoul et de l’anglais les deux langues de la législation et de l’administration. Le tamoul est un marqueur de l’identité régionale par opposition à l’hindi qui est associé au pouvoir national et à la culture aryenne.
La complexité linguistique indienne
Il est très difficile de déterminer le nombre de langues parlées en Inde et la proportion de locuteurs pour chacune. Les enquêtes ne portent que sur les langues maternelles et ne disent rien du bilinguisme voire multilinguisme d’une partie de la population.
Le découpage linguistique n’est pas seulement géographique comme c’est souvent le cas ailleurs. Il est aussi lié à la religion (par exemple l’ourdou pour les Musulmans), l’ethnie (comme pour les tribus), la classe sociale et les modes de vie.
Vingt-deux langues sont énumérées dans la constitution indienne
L’hindi est la langue la plus répandue. C’est la langue du nord, de la capitale, ce qui a fait d’elle la langue de l’Union indienne. Néanmoins, dans une annexe au texte fondateur, la Constitution indienne énumère vingt-deux autres langues à soutenir dont le Sanskrit parlé aujourd’hui uniquement par certains érudits. L’anglais n’en fait pas partie. En 2011, on estimait que 11% de la population avait une maitrise suffisante de l’anglais pour satisfaire des exigences professionnelles.
A l’échelle du pays, l’anglais peut paraitre un facteur d’unification linguistique mais c’est aussi un élément de différenciation sociale. Il bénéficie d’un prestige important, visible dans l’« anglicisation » des langues locales (dans la phonétique et dans le lexique).
Au Tamil Nadu, le tamoul est la première langue de 90 % de la population. Les langues des états voisins, le télougou et le malayalam sont parlées par environ 5 %. L’hindi et l’ourdou représentent respectivement moins de 1 %. Le plurilinguisme social est néanmoins développé du fait d’une très large utilisation de l’anglais comme langue seconde et d’une scolarisation en anglais très répandue. Aujourd’hui, à Chennai, 50 % des jeunes fréquentent une école privée où l’enseignement est donné en général en anglais.
La politique des « trois langues » dans l'enseignement en Inde
Pour protéger les langues régionales et minoritaires, l’article 41 de la constitution garantit le droit à l’éducation pour tous, avec un enseignement obligatoire pour tous les enfants de 6 à 14 ans, dans leur langue maternelle.
Chaque État de l'Union indienne doit s’efforcer de mettre en place les aménagements nécessaires pour permettre l’enseignement en langue maternelle pour les enfants appartenant à des groupes linguistiques minoritaires.
Dès 1949, le pays a conçu la politique dite des « trois langues ». Chaque élève doit apprendre au minimum trois langues tout au long de sa scolarité :
- sa langue familiale ou régionale (pendant 10 ans),
- l’hindi ou l’anglais (pendant 6 ans),
- une autre langue indienne (pendant 3 ans).
L’objectif visé est donc de permettre une communication en langue indienne entre tous les citoyens, quelle que soit sa région d’origine tout en favorisant la langue locale.
La mesure a donné lieu à de fortes résistances. S’appuyant sur le principe que « chaque Etat est libre d’élaborer sa propre politique linguistique éducative dans les limites posées par la Constitution et selon les directives émises par le gouvernement central », de nombreux états ont adapté la loi. Certains, comme les Etats du sud, historiquement récalcitrants à tout compromis en faveur de la langue hindi, l’ont même remise en cause.
Le Tamil Nadu a ainsi supprimé l’hindi des langues obligatoires pour aboutir à une « politique des deux langues » limitée au tamoul et à l’anglais. La loi régionale de 2014 a rendu le tamoul obligatoire y compris dans les écoles privées. La réalité aujourd’hui est que l’offre éducative de l’Etat, comme partout en Inde, n’est pas uniforme. Cohabitent des écoles en langue tamoule, dans une langue minoritaire (le télougou, le malayalam, l’ourdou, le kannada, etc.), en hindi ou en anglais. Dans beaucoup d’écoles privées, le tamoul n’est proposé qu’en troisième langue, à raison d’un cours par semaine.
La nouvelle politique éducative présentée en 2020 en Inde
En juillet 2020, le gouvernement de Narendra Modi présentait une nouvelle politique nationale pour l’éducation, « la NEP - New Education Policy ». L’objectif général affiché est « d’assurer une éducation inclusive et équitable de qualité et de promouvoir des opportunités d'apprentissage tout au long de la vie pour tous, d'ici 2030 ».
Le texte met l’accent sur la nécessité de développer une nouvelle pédagogie : « transformer une salle de classe indienne typique en une classe expérientielle, holistique, intégrée, axée sur l'enquête, sur la découverte, centrée sur l'apprenant, basée sur la discussion, flexible et agréable, avec l'espoir de développer des citoyens sensibles, éthiques, rationnels et compatissants pour l'Inde future. » Beau programme !
Comme auparavant, le texte est un cadre général dont les propositions ne sont pas obligatoires, chaque état restant maître de ses choix en raison de la diversité culturelle et linguistique :
- La NEP encourage le multilinguisme en souhaitant que chaque enfant apprenne trois langues, dont deux originaires de l’Inde. On reste donc dans l’esprit des lois mises en place depuis 1949. La NEP réaffirme l’obligation d’une troisième langue au primaire et au secondaire.
- La pédagogie évoluera en prônant l’usage de manuels bilingues, langue locale et anglais pour l’enseignement des sciences et mathématiques.
- Le sanskrit sera proposé comme une des trois langues obligatoires.
- En plus de l'anglais et des langues indiennes, les élèves auront la possibilité d'apprendre des langues étrangères telles que le coréen, le japonais, le thaï, le français, l'allemand, l'espagnol, le portugais et le russe, à partir du niveau secondaire.
La NEP comporte également un volet enseignement supérieur en proposant la création et le développement de programmes et de sections en langues indiennes. Il est à noter qu’aujourd’hui, la quasi-totalité des cours universitaires se font en anglais.
Pour soutenir cette ambition linguistique, le gouvernement annonce des moyens financiers supplémentaires pour former des enseignants et développer les infrastructures. Il dit également s’appuyer sur des start-ups pour créer des matériels pédagogiques dans toutes les langues officielles et minoritaires.
Les défis du nouvel élan éducatif en Inde
La NEP a reçu un accueil mitigé de la part de nombreux politiciens, enseignants et universitaires du pays. La crainte de l’hégémonie de l’hindi reste vive dans les états du Sud mais aussi dans l’Est et le Nord-Est. Beaucoup de responsables politiques de ces régions se heurtent aux affirmations du ministre de l’intérieur, Amit Shah, qui parle de l’hindi comme la langue de l’Inde. La guerre des langues n’est pas abandonnée.
Pourtant, à l’instar du Tamil Nadu, les politiques locales bougent et évoluent.
Le gouvernement du Tamil Nadu a décidé d’investir dans la rénovation des écoles publiques et la construction de nouveaux bâtiments pour faire face à l’augmentation du nombre d’enfants à scolariser. Dans son plan pour l’éducation, il a prévu une bourse pour les filles des niveaux VI au XII, de mille roupies par mois pour les aider à poursuivre leur qualification au-delà de la scolarité obligatoire.
Tout en affichant son attachement au tamoul, le dirigeant de l’Etat, dans un récent discours, encourageait les jeunes à « sortir des ambitions classiques de devenir médecin ou ingénieur et de s’ouvrir aux opportunités locales. Pour cela, il faut maitriser l’anglais et apprendre d’autres langues comme l’allemand, le japonais ou le français ».
Le principal défi est de redonner confiance aux parents dans l’école publique. Le taux d’inscription des enfants du Tamil Nadu dans une école privée est passé de 46 % avant la pandémie à 59 % lors de la dernière rentrée scolaire. La tendance est la même à Pondichéry : 57 % des enfants dans le privé avant la pandémie, 64 % aujourd’hui. L’école publique a mauvaise réputation. Chaque parent entend la demande du Chief Minister Staline « ouvrez-vous sur l’extérieur, apprenez des langues étrangères » mais pour cela, ils ne croient pas en l’école publique. Ils sont prêts à payer même très cher pour une école privée où l’enseignement est exclusivement donné en anglais et qui affiche une ambition élitiste. Malheureusement, certaines ne sont pas non plus à la hauteur de l’enjeu.
De nombreux éducateurs et pédagogues reconnaissent l’importance de la maitrise de l’anglais pour développer les chances d’insertion professionnelle des jeunes. Cependant, ils militent pour que l’anglais soit une seconde langue et non la langue de scolarisation. Ils se réfèrent aux études mondiales qui montrent l’importance de l’usage de la langue maternelle comme vecteur de communication et d’apprentissage. Certains parlent de la « tragédie » que représente l’anglais comme langue de scolarisation, langue pas suffisamment maitrisée et intégrée par la plupart des jeunes élèves et qui conduit à des enseignements dans toutes les matières de base de médiocre qualité.